Entretien inédit pour le site de Ballast
« Débarrasser la région des terroristes », ont annoncé les autorités turques en désignant les révolutionnaires néosocialistes1 du Rojava, porteurs du projet « confédéraliste démocratique », afin de justifier leur invasion du nord de la Syrie et leurs bombardements sur les populations civiles. Les chiffres des victimes se bousculent de part et d’autre. Le régime d’Erdoğan — avançant dans cette opération aux côtés de djihadistes et de l’Armée syrienne libre, opposante historique à Bachar el-Assad — vient d’utiliser du napalm, nous assure Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique kurde en France, en charge de fédérer 24 associations de la diaspora kurde à travers tout le pays. Un point sur la situation, et un appel au soutien, aussi modeste soit-il.
Pouvez-vous faire un point sur la situation, pour ceux qui n’ont pas suivi d’aussi près la situation ?
Depuis le 20 janvier, l’État turc bombarde la région et le district d’Afrin. Selon les derniers chiffres, 89 civils ont été tués et plus de 150 sont blessés. Des chiffres qui progressent de jour en jour. Il y a des manifestations dans toute l’Europe — notamment samedi dernier. L’État turc prétexte qu’il y a eu des attaques en partance du sol syrien, c’est-à-dire depuis Afrin, visant les villes frontalières turques : ce n’est pas du tout le cas. C’est un argument que le gouvernement turc utilise d’ailleurs bien davantage une fois ses bombardements commis, lorsque l’Occident et les forces progressistes l’accusent de crimes de guerre. C’est un prétexte. Le gouvernement d’Erdoğan définit tous les Kurdes d’Afrin comme autant de « terroristes » et fait savoir qu’il va en débarrasser la région. Posons plutôt la question à la Turquie : qui sont les terroristes ? Les bébés kurdes, les enfants ou les femmes enceintes qui ont disparu au cours des bombardements ? Ce sont eux, les terroristes ? Ce sont les forces des YPG/J, qui ont combattu Daech ? Erdoğan bombarde et tente d’envahir le Rojava avec l’aide des organisations djihadistes présentes sur place. Regardez les vidéos de propagande qu’ils diffusent. Voyez leur joie à crier « Allahou akbar » et le sourire sur leur visage lorsqu’ils parviennent à tuer des civils.
Vous affirmez sans l’ombre d’un doute que le pouvoir turc a monté médiatiquement cette affaire de « riposte » ?
« Dans une interview accordée à LCI, Erdoğan a déclaré qu’il allait développer des liens de solidarité avec son
amiMacron. »
Exactement. La guerre est également médiatique, comme vous le savez : en Turquie, aucune agence de presse, aucune radio, aucune chaîne de télévision ne peut se permettre de publier une information qu’Erdoğan ne souhaiterait pas. Il n’y a pas de liberté de presse. Il n’y a pas d’opposition libre de s’exprimer. La guerre menée contre le Rojava l’est également dans les médias turcs : la désinformation est énorme, et pas seulement là-bas — Sputnik France [branche nationale de l’agence de presse internationale lancée par le gouvernement russe en 2014, ndlr] qualifie les civils tués par l’aviation turque de « terroristes ». Il faut dénoncer les médias qui publient tels quels les arguments d’Erdoğan : c’est être complice. Nous n’oublierons pas les articles de Sputnik2.
La presse française s’est-elle montrée plus intègre, à vos yeux ?
Je la remercie, au nom du Conseil démocratique kurde en France : elle n’a, dans sa grande majorité, pas repris à son compte les informations communiquées par Ankara. L’opinion publique française est au courant des bombardements sur Afrin ; on a pu le voir au cours des grandes mobilisations de samedi.
Lors de la visite officielle d’Erdoğan à Paris, au début du mois de janvier 2018, Macron a déclaré qu’il était possible d’envisager avec son pays un « partenariat » et une « coopération ». Quelle lecture faites-vous de la position de l’État français ?
Nous avons une approche particulièrement critique de cette entrevue. Premièrement : Erdoğan est venu alors que nous commémorions les cinq ans de la mort de nos trois camarades assassinées3. Deuxièmement : cette réception est le signal que les deux gouvernements vont entretenir des relations dans le futur. Même si l’État français, par la voix du ministre des Affaires étrangères, a réagi en appelant à la tenue d’une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU, nous avons très bien vu que le ton gouvernemental a, par la suite, changé. Ça n’a pas été suivi d’effets. On sait qu’il existe un accord économique entre les deux nations à hauteur de 20 milliards d’euros. Dans une interview accordée à LCI, Erdoğan a déclaré qu’il allait développer des liens de solidarité avec son « ami » Macron. Dès que ces liens se renforcent, ce sont les Kurdes qui en souffrent : s’ensuit, sur le sol français, des arrestations et l’absence d’une position officielle de condamnation ferme des actes de barbarie commis par la Turquie.
Iriez-vous jusqu’à parler d’une complicité du gouvernement Macron ?
Non. Pas à tout à fait. Mais le fait qu’il ne prenne aucune position claire encourage Erdoğan à bombarder.
On a pu voir, ici ou là — lors des manifestations ou sur les réseaux sociaux —, des demandes d’appuis militaires français à Afrin. Quelle est votre position ?
Ce sont là des positions autonomes. Les YPG/J ont montré au monde entier qu’ils n’avaient pas besoin d’une autre force armée sur le terrain, dans la lutte contre Daech ou les autres organisations djihadistes, depuis 6 ans. La zone la plus sûre est, en Syrie, celle qu’administre les Kurdes. Nous ne pensons pas du tout qu’une intervention étrangère au sol soit nécessaire. Ce n’est pas une revendication. Mais nous faisons appel à l’ONU et aux gouvernements, notamment français, dans l’espoir qu’ils puissent faire cesser les bombardements. Au sol, dans les faits, les troupes turques n’arrivent pas à avancer dans Afrin : ils n’ont pas pu faire plus de 200 mètres ; ils endommagent le Rojava par leur aviation — à lire les médias turcs, on croirait qu’il ne reste plus aucun combattant vivant dans les rangs des Unités de protection du peuple… Il y a une grande résistance, une grande détermination du peuple.
Des informations contradictoires ont circulé à propos d’une demande, émanant du Rojava, d’intervention aérienne auprès du régime syrien…
« Il n’y a plus aucune différence entre al-Nosra, Daech, les diverses organisations djihadistes et l’Armée syrienne libre : tous tuent les Kurdes. »
L’important, ce n’est pas que Damas intervienne ou non. Demandons plutôt au gouvernement syrien d’avoir le courage de déclarer que la Turquie doit cesser ses attaques sur son propre sol. Comme vous le savez, nous ne sommes pas du tout favorables à l’indépendance du Rojava : les Kurdes syriens dépendent des frontières de la Syrie. Damas devrait avoir le courage de reconnaître qu’une partie du territoire syrien est bombardée et que des crimes de guerre s’y commettent.
Pourquoi Bachar el-Assad ne se prononce-t-il pas davantage4 ?
Il essaie d’augmenter son pouvoir et d’affirmer son rôle en vue, plus tard, des négociations qu’il aura à mener avec les autorités kurdes du nord de la Syrie. Sans l’accord de la Russie, les bombardements aériens turcs n’auraient pas pu avoir lieu. Les liens entre Assad et Poutine expliquent aussi pourquoi le premier ne s’avance pas.
Qu’en est-il des éléments islamistes aux côtés des troupes turques, dans le cadre de l’opération Rameau d’olivier ?
Plusieurs groupes sont aujourd’hui présents sur le terrain. Hayʼat Tahrir al-Sham est une branche d’al-Nosra, mais comme ce dernier est condamné par la communauté internationale et que la Turquie essaie d’avoir le soutien de cette même communauté, il nie le fait que c’est bien al-Nosra qui se bat à ses côtés. Erdoğan raconte que ce sont les habitants turkmènes et arabes qui se mobilisent contre les Kurdes, qui ne voudraient pas d’eux… L’Armée syrienne libre (ASL) combat également aux côtés d’Erdoğan, qui le revendique d’ailleurs : il répète qu’il s’agit là d’une force nationale syrienne alliée et que chaque combattant de l’ASL tombé est un « martyr ». Il n’y a plus aucune différence — en termes de pratiques et de mentalité — entre al-Nosra, Daech, les diverses organisations djihadistes et l’Armée syrienne libre : tous tuent les Kurdes. On l’a vu à Kobané, on l’a vu à Raqqa ; on a vu tous ces gens couper des têtes au nom de Dieu. Nous avons de l’expérience, nous savons à qui nous avons affaire, nous connaissons les ennemis du peuple kurde et de toutes les populations civiles qui vivent actuellement au Rojava.
Les « rebelles » de l’Armée syrienne libre sont-ils à combattre en tant que tels ou condamnez-vous uniquement leur évolution majoritaire vers l’islamisme ?
Nous avons découvert au fil du temps, et donc de leur évolution, qui ils étaient. Au départ, il existait différents groupes au sein de l’ASL : il était impossible d’en faire un seul bloc, doté d’une même idéologie. Mais tous partageaient néanmoins déjà le même désir de tuer. Malgré le soutien de la communauté internationale à l’endroit de l’ASL, ce projet n’a pas tenu — cette armée perd ses forces et du terrain. Les seuls à la soutenir dans la région sont désormais les autorités turques : quand Ankara cessera d’appuyer l’ASL, elle se dissoudra.
Qu’en est-il du napalm, que la Turquie utiliserait sur Afrin ? A‑t-on des preuves ?
« Du napalm a bien été utilisé contre les populations civiles d’Afrin par la Turquie. »
Depuis ce matin [dimanche 28 janvier, ndlr], oui, via l’Observatoire syrien des droits de l’Homme. Ils ont confirmé les dires du PYD, la veille — certains avaient aussitôt lancé qu’il s’agissait seulement de propagande kurde… Du napalm a bien été utilisé contre les populations civiles d’Afrin par la Turquie.
Que répondez-vous au récent article paru dans L’Orient le jour, accusant les YPG de se comporter au Rojava de la même manière que les milices d’Assad ?
Cet article est sujet à suspicion : le fait que les témoins cachent leurs noms renforcera le manque de crédibilité. Ces personnes pourraient témoigner sans avoir besoin du couvert de l’anonymat, en argumentant leur déclarations. Au sujet de la torture, je peux vous dire que ce n’est pas une méthode utilisée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) et les YPG. Même les membres de Daech préfèrent se rendre aux FDS ! Quant à dire que les YPG et le régime sont les mêmes, la réponse est claire : l’opération menée actuellement à Afrin est le fruit d’un arrangement entre Damas, la Turquie et la Russie — l’opération a été lancée juste après la visite des militaires turcs à Moscou et le régime syrien n’utilise pas son système de défense aérienne, en dépit d’une opération sur son sol… Dois-je rappeler que 40 % des effectifs des FDS/YPG/J se composent aussi d’Arabes, de Turkmènes, de chrétiens,
L’avocat d’Öcalan [cofondateur du PKK, détenu par la Turquie depuis 1999, ndlr], Ibrahim Bilmez, assure qu’on ne pourra pas régler la question kurde sans mettre sur la table sa libération. Partagez-vous ce point de vue ?
Bien sûr. Monsieur Öcalan est le représentant de la communauté kurde. C’est bien pour cette raison que la Turquie le garde depuis 18 ans. Le fait qu’il soit placé en isolement total atteste de cette réalité — ils essaient de le tenir à l’écart de l’évolution politique du Moyen-Orient. Si Monsieur Öcalan est un jour libéré, cela signifiera que la Turquie acceptera d’entamer un vrai processus de paix avec les Kurdes.
On a vu Olivier Besancenot et Jean-Luc Mélenchon réclamer le retrait du PKK de la liste européenne des « organisations terroristes ». Pensez-vous que cela se fera dans un futur proche ?
C’est une possibilité, oui. De plus en plus, l’opinion publique, ainsi que les partis politiques, y œuvrent. Les revendications du PKK n’ont rien à voir avec Daech ou Al-Quaïda ! Le PKK n’a commis aucune action terroriste en Europe. Soyons clairs : nous pouvons parler du Rojava parce qu’il y a eu le PKK — le PYD et les YPG/J ont été influencés par l’idéologie de ce parti et de Monsieur Öcalan. Nous croyons que le PKK sera retiré de cette liste dans les années à venir.
Vous avez récemment déclaré à L’Humanité qu’il était important que les citoyens se mobilisent sur le sujet. Que peut faire un Français lambda pour appuyer le Rojava ?
Que se passe-t-il au Rojava ? Un projet démocratique, humaniste, laïc et partisan du droit des femmes émerge. Qui n’est ni le régime de Damas, ni la Turquie d’Erdoğan, ni le régime iranien. Ce projet est porté par les Kurdes et ceux qui luttent avec eux, qu’ils soient Arabes, Turkmènes ou Arméniens. S’il perd, c’est la démocratie qui perdra au Moyen-Orient. Toute personne ordinaire, en Europe, doit se permettre de soutenir cette révolte, doit défendre Afrin face au féodalisme. Nous avons avant tout besoin d’une chose : le soutien de l’opinion publique internationale. Notre principal objectif est de convaincre les citoyens : c’est à cette seule condition que nous pourrons dire que nous avons gagné cette guerre. L’appui des États ne serait pas une victoire — tout n’est que relations tactiques, provisoires, stratégiques. Que les citoyens manifestent, s’ils le peuvent. S’ils n’ont pas la possibilité de descendre dans la rue, qu’ils publient des articles sur leurs comptes Facebook ou Twitter : c’est un soutien important.
REBONDS
☰ Lire notre traduction « Défendons Afrin : défendons l’humanité ! », Dilar Dirik, janvier 2018
☰ Lire notre entretien avec Olivier Grojean : « Le PKK n’est pas une institution monolithique », décembre 2017
☰ Lire notre rencontre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre traduction « La démocratie radicale contre Daech », Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre entretien avec Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre histoire », mai 2017
☰ Lire notre traduction « Quelle révolution au Rojava ? », avril 2017
- « Nous avons en fait développé un nouveau socialisme. […] Les bases de ce nouveau système ne sont pas seulement la démocratie de base, mais aussi la libération de la femme et l’écologie, c’est-à-dire la cohabitation harmonieuse avec la nature », expliquait ainsi Cemil Bayik, cofondateur du PKK, en mars 2015.[↩]
- Addendum : Sputnik France nous a adressé, le 31 janvier 2018, le mail que voici : « Il s’agit d’un malentendu qui ne peut être expliqué que par une erreur de frappe d’un de nos correcteurs qui, sans aucun doute, aurait dû mettre le mot
terroristes
dans le titre entre guillemets afin d’éviter toute complaisance éventuelle avec les propos de l’état-major turc. Cette publication ne présente en aucun cas une opinion ou une prise de position de notre rédaction, car il ne s’agit que d’une dépêche, et nous jugeons important, par souci d’information objective, de mentionner les propos officiels des acteurs principaux de tel ou tel conflit. » Le courrier précisait également que Sputnik France présentait ses « excuses » aux lecteurs.[↩] - Sakîne Cansiz, Fidan Doğan et Leyla Şaylemez.[↩]
- Assad a déclaré : « La grossière attaque de la Turquie contre la ville syrienne d’Afrin ne peut pas être séparée de la politique menée par le régime turc depuis le premier jour de crise en Syrie, qui s’appuie essentiellement sur le soutien au terrorisme et aux groupes terroristes sous différents noms. »[↩]