Entretien inédit | Ballast
Après deux années d’élaboration et plusieurs versions, le premier programme scolaire consacré à l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle a été enfin adopté en janvier dernier. Si l’application de ces séances éducatives fait de plus en plus consensus, leur contenu ne cesse d’être remis en question par les détracteurs d’une supposée « théorie du genre », appuyés par la droite et l’extrême droite. Leur systématisation est aussi loin d’être acquise — ce que montre le sociologue Simon Massei. Dans Discipliner les banlieues ?, celui-ci revient sur les disparités sociales et raciales qu’implique aujourd’hui la mise en œuvre de l’éducation à l’égalité et à la sexualité en fonction des établissements et des élèves. Entretien avec le chercheur.
La mise en place de ce programme traduit une volonté de la part des acteurs clés qui définissent les politiques scolaires — l’administration liée au ministère de l’Éducation nationale, cette grosse machine qui s’appelle la DGESCO — de reprendre la main sur l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle. Jusqu’ici, l’animation des trois séances obligatoires a souvent été déléguée à des associations, pour certaines militantes. Or, depuis 10 ou 15 ans, il y a des polémiques récurrentes liées à leur intervention. Si le nouveau programme laisse toujours la possibilité aux établissements de solliciter des partenaires, la volonté d’en réduire la portée est claire.
Quelles sont ces associations ?
Des associations qui gravitent autour de l’école, il y en a depuis des décennies. Dans les années 1960, au moment où se met en place ce que la sociologue Alice Romerio appelle « l’espace de l’éducation à la vie affective », c’est un monde professionnel qui est vraiment dominé par le Planning familial. C’est une association très militante, il y a des médecins renommés, on est dans un contexte de politisation des droits des femmes… Il y a bien quelques associations concurrentes, comme Amour et Famille, qui dispense une éducation beaucoup plus traditionaliste. Depuis, c’est un monde qui s’est largement diversifié. Aujourd’hui, il y a tout un tas d’associations avec des profils très différents : des associations militantes, des petits collectifs d’artistes qui vont faire des interventions pour trouver un complément de revenu, parfois en s’étant formé au passage sur la question, etc.
« Si le nouveau programme laisse toujours la possibilité aux établissements de solliciter des partenaires, la volonté d’en réduire la portée est claire. »
Depuis une dizaine d’années au moins, il y a des polémiques autour des interventions de certaines associations, qui sont en grande partie alimentées par les milieux conservateurs. À la suite de l’une d’elles, SOS Homophobie a perdu l’agrément dont il bénéficiait de la part du ministère pour intervenir dans les classes. On peut aussi penser à la campagne de sensibilisation du Planning familial sur la transphobie. Une affiche disant qu’un homme aussi pouvait être enceint a été clivante au sein de la structure et, surtout, a fait hurler les milieux conservateurs, au sein desquels s’est recomposé tout un espace de mobilisation autour de certains parents d’élèves très conservateurs — ce qui, lorsque j’ai fait mon enquête, était encore naissant. Il y avait des groupuscules catholiques et, aussi, JRE, qui avait fait beaucoup de bruit parce qu’il y avait eu des polémiques1. Mais au total, il y avait très peu de mouvements de parents d’élèves spécialisés sur cette question-là.
On assiste aujourd’hui a une sorte de « diversification de l’offre ». Il y a plusieurs mouvements qui sont en concurrence les uns avec les autres, comme autour de n’importe quelle cause. Ce sont des groupes qui, pour certains d’entre eux, bénéficient directement de l’appui logistique des partis, de tout leur appareil communicationnel. Parents Vigilants, par exemple, a été créé dans la continuité de Reconquête. Il y a dix ans, tout circulait par le bouche à oreille, par des SMS, etc. Donc il y a une « rationalisation » du travail militant dans des groupes qui, jusqu’à il y a quelques années encore, fonctionnaient sur le mode de l’artisanat.
[Otto Freundlich]
Quelles conséquences ont ces polémiques ?
On peut relever, dans le programme, la quasi-absence du terme de « genre ». Il est encore suffisamment présent pour faire bondir des acteurs conservateurs, dont la clientèle électorale est la petite et grande bourgeoisie catholique — je pense notamment à Alexandre Portier, l’ancien ministre délégué en charge de la réussite scolaire et de l’enseignement professionnel, qui a dit s’engager personnellement, en tant que père de famille, pour que la « théorie du genre » n’apparaisse pas dans le programme. Mais quand on compare ce texte avec, par exemple, le contenu des ABCD de l’égalité proposés en 2013–2014, il y a clairement un recul.
Dans le faits, aujourd’hui, seulement 15 % des élèves ont accès aux trois séances d’éducation obligatoires par an. Comment imaginer qu’un programme va combler l’écart entre la loi et sa mise en œuvre ?
Jusqu’à maintenant, ces séances sont faites en dilettante, voire pas du tout. C’est justement à palier cette situation que « servent » les associations : pouvoir soulager les enseignants, les dispenser de se former sur ces questions qui peuvent être parfois compliquées, délicates à amener avec les élèves. Actuellement, on ne voit pas comment les profs pourraient être à même de répondre à cette nouvelle demande, surtout que les programmes ne cessent d’augmenter, avec de nouvelles missions. Cela suppose toute une logistique qui, pour l’instant, n’est pas présente.
Dans Discipliner les banlieues, vous décrivez un phénomène de « scolarisation de l’éducation à l’égalité » qui est allé de pair avec une dépolitisation de la lutte contre le sexisme. Si ce programme était amené à être en majeure partie appliqué par des enseignants, cette dépolitisation ne serait-elle pas encore plus accentuée ?
« Étant donné qu’il y a déjà eu une très forte dépolitisation de cette éducation à l’égalité des sexes, est-ce que la confier à des profs accentuerait encore cette évolution ? »
Toutes les associations qui assurent ces séances ne sont pas militantes. C’est un monde qui s’est très largement professionnalisé, avec beaucoup de profils « techniques » : des professionnels de l’éducation et de l’égalité qui vont effectuer ce travail comme n’importe quel travail, sans forcément avoir milité pour la cause des femmes. Il y a même une partie des intervenants qui refusent de se dire militants ou militantes, pour se démarquer des associations perçues comme tels. Étant donné qu’il y a déjà eu une très forte dépolitisation de cette éducation à l’égalité des sexes, est-ce que la confier à des profs accentuerait encore cette évolution ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que les jeunes générations de profs ne ressemblent pas aux précédentes.
En quoi ?
Le profil assez dominant jusqu’aux années 1990 était plutôt militant, celui pour qui l’enseignement était une vocation. Les jeunes générations tendent à être moins à gauche et moins politisées, pour tout un tas de raisons qui sont indépendantes des individus eux-mêmes : la formation, la façon dont on les recrute, l’évolution des conditions d’exercice du métier, etc. Ils sont souvent assez éloignés, à titre personnel, des questions féministes et plus encore des enjeux d’articulation des rapports sociaux. Alors oui, confier l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle à cette génération-là pourrait aller de pair avec une dépolitisation encore plus grande. Pourtant, il est tout à fait souhaitable que le plus d’élèves possible soient touchés. Alors, qu’est-ce qui est préférable ? Le dilemme est là. Est-ce qu’il vaut mieux avoir seulement 15 % d’élèves d’une génération ayant accès à des séances assurées par des militantes, ou est-ce qu’il faut en avoir une plus grande proportion assistant à des séances beaucoup moins militantes ?
[Otto Freundlich]
Vous démontrez qu’une « racialisation » de la lutte contre le sexisme est allée de pair avec sa scolarisation. Qu’entendez-vous par-là ?
La racialisation du sexisme, c’est le fait d’imputer à la race, à l’ethnie ou à la trajectoire migratoire, peu importe comment on la nomme, des comportements sexistes. J’emprunte ce concept à l’anthropologue Christelle Hamel, qui a travaillé sur la façon dont, au milieu des années 2000 environ, les descendants d’immigrés du Maghreb étaient très souvent portraiturés dans le commentaire journalistique et politique comme étant plus sexistes, traditionalistes et machistes que les autres — ce qui évidemment ne correspond pas à la réalité. Le sexisme est une expression parmi d’autres de rapports de genre qui sont transversaux à toute la société et qui s’expriment différemment selon qu’on regarde les inégalités salariales, l’exposition aux violences sexuelles, la division du travail éducatif, du travail domestique.
Depuis les années 2000 au moins — on pourrait remonter en fait à la période coloniale — le sexisme est associé de façon beaucoup plus saillante aux personnes racisées, typiquement aux Noirs et aux Arabes, et, plus largement, aux descendants d’immigrés. L’institution scolaire n’est pas hermétique à ce contexte-là et c’est ce que j’ai essayé de montrer. Si on observe la répartition géographique des séances d’éducation à la sexualité, elles tendent à se concentrer dans les quartiers pauvres des grandes villes et des banlieues, notamment dans l’agglomération parisienne, où j’ai mené l’essentiel de mon enquête. Suivant la même logique, ce serait vers les populations qui y résident qu’il faudrait aller en priorité parce qu’il y aurait plus de besoins et que ce serait plus efficace que pour les autres.
Vous écrivez que la traduction de ce phénomène à l’école ne procède pas d’une volonté politique délibérée, mais se fait en creux, par défaut. Qu’entendez-vous par là ?
« La racialisation du sexisme, c’est le fait d’imputer à la race, à l’ethnie ou à la trajectoire migratoire, peu importe comment on la nomme, des comportements sexistes. »
Il est important d’écarter l’idée que ce serait une politique de ciblage délibéré, décidée au niveau du ministère. La racialisation de la lutte contre le sexisme à l’école est le résultat de logiques hétérogènes. Prenons la mise en place des ABCD de l’égalité, portés à l’époque par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, que j’ai étudiés plus précisément. En 2013, le ministère décide qu’il n’y aura que dix académies métropolitaines qui vont expérimenter le dispositif et, au sein de celles-ci, seulement quelques classes — au final, à peine 300. L’information a été diffusée aux différents rectorats, qui l’ont fait descendre aux inspecteurs et aux inspectrices, qui eux-mêmes l’ont fait descendre aux chefs d’établissements du second degré puis jusqu’aux profs, en leur demandant qui serait intéressé pour expérimenter des dispositifs d’éducation à l’égalité des sexes.
L’attribution s’est faite sur le mode du volontariat. Si ces problèmes de sexisme se posent partout, le choix de participer à cette expérimentation revient à des équipes enseignantes et de direction qui se sont senties concernées par ces enjeux — majoritairement dans des zones d’éducation prioritaire. À l’inverse, dans les établissements plus favorisés, il y a une croyance très forte parmi les enseignants que leur public n’aurait pas ces besoins-là, qu’il y aurait d’autres priorités. L’éducation à l’égalité entre les sexes serait en quelque sorte déjà réglée, ou alors, si éventuellement il y avait des formes de sexisme, elles seraient résiduelles, passagères, liées à l’adolescence, à la puberté. « C’est pas culturel », comme je l’ai entendu sur le terrain. Et comme ce phénomène de tri selon le public reçu existe à peu près partout, ces actions se sont concentrées dans certains territoires et pas dans d’autres.
[Otto Freundlich]
Allant un peu plus loin, j’ai essayé de montrer qu’il y avait un phénomène de codage différencié des comportements sexistes en fonction des propriétés sociales des auteurs. Je me suis appuyé sur les travaux d’un sociologue spécialiste de la délinquance juvénile, Jean-Claude Chamboredon, qui s’était intéressé à la façon dont les flics labellisaient les comportements de délinquance en fonction du jeune interpellé. Il montrait que quand le jeune appartenait à un milieu petit-bourgeois ou bourgeois, l’erreur de jeunesse était souvent invoquée. On parlait d’incartade, de bêtise, etc. Inversement, quand il s’agissait de jeunes de classe populaire, tout un système se met en place avec une sorte de relecture de son passé. On va chercher tout un faisceau d’indices pour interpréter l’action du jeune interpellé, et dire que ça n’est pas un accident mais le début d’une carrière de délinquant.
C’est ce qu’on observe aujourd’hui quant à la façon dont les comportements sexistes sont gérés au niveau des établissements. Quand il y a des comportements sexistes dans les établissements très favorisés, avec un public blanc et bourgeois, ils vont être considérés comme des accidents. Ils ne vont pas être gérés en faisant intervenir une association par exemple, ce qui serait une manière de régler collectivement le problème, de le politiser à l’échelle de l’établissement, mais plutôt au cas par cas, tranquillement, dans le bureau de la proviseure ou du proviseur, éventuellement avec la famille. En un mot, ça va être réglé discrètement. Inversement, dans les établissements beaucoup plus populaires, les professionnels d’éducation et les équipes de direction sont bien plus enclins à solliciter des associations pour faire du comportement sexiste un problème public qu’il faut régler de manière collective, en en discutant.
Ces derniers admettent aussi qu’ils n’ont pas forcément les capacités de gérer ces situations en interne.
« Quand il y a des comportements sexistes dans les établissements très favorisés, ils vont être considérés comme des accidents. »
Oui ! Par ailleurs, on peut interpréter le refus des établissements plus favorisés de solliciter des associations comme relevant d’une distance de classe. Beaucoup pensent que les associations sont forcément militantes et que leur discours n’est pas celui auquel il faut exposer leur public. Il y a une volonté, dans ces établissements, de préserver celui-ci de tout discours un peu intrusif sur les choix éducatifs des familles.
Comment les élèves réagissent-ils ?
J’évoquais le fait que ce phénomène de racialisation est le produit de logiques hétérogènes. La réaction du public est l’une d’entre elles. Ce phénomène est aussi construit « par le bas ». Évidemment, ce n’est pas la première cause : le discours médiatique, politique, a un rôle beaucoup plus important. Mais dans les salles de classe, les élèves eux-mêmes ont bien intégré le discours dominant dans l’espace public, c’est-à-dire que le sexisme, c’est pas les Blancs, c’est avant tout les « autres ». Les élèves eux-mêmes « se chargent » de re-racialiser les animations proposées dans le cadre de l’éducation à l’égalité entre les sexes par la manière dont, par exemple, ils vont condamner ou non un comportement, l’associer à tel type de population plutôt qu’un autre, etc. C’est quelque chose que j’ai retrouvé dans l’ensemble des classes que j’ai observées, ce qui pose une question fondamentale : à quel point la révision des discours et le cadre pédagogique peuvent-ils changer la situation ? Le problème vient aussi de la façon dont le public réagit à ce discours égalitaire.
[Otto Freundlich]
Avez-vous eu des surprises au cours de votre enquête ?
Plein, à commencer par la question de la racialisation. C’est en suivant des associations durant les premiers mois d’enquête que je me suis rendu compte qu’on allait systématiquement dans tel quartier, telle commune, alors qu’elles étaient susceptibles d’aller partout. Une surprise qui a été redoublée au sein des classes, avec les élèves. Quand on leur demande, dans les séances, de jouer des scènes de sexisme ordinaire, les élèves des quartiers populaires surjouent l’arabité de façon récurrente. Certains vont attraper une écharpe et se la mettre dans les cheveux pour faire un voile, d’autres vont parler avec un accent arabe qu’ils n’ont pas le reste du temps, ils vont employer des mots d’arabe alors qu’ils ne les utilisent pas au quotidien, etc. Certaines intervenantes le relèvent d’ailleurs : « Pourquoi tu situes la scène de sexisme là, alors que ce n’était pas écrit dans la consigne ? » D’autres, au contraire, vont complètement passer à côté, comme si ça allait de soi.
Ensuite, j’ai été marqué par le constat que l’éducation à la sexualité a peu d’effets sur les élèves. Avec trois séances de deux heures sur une année, quand elles sont effectuées, on ne voit pas comment il pourrait en être autrement. J’ai souvent rencontré des élèves plusieurs mois après les interventions auxquelles ils avaient assisté. Ils en avaient très peu de souvenirs. Ça pose donc la question de l’efficacité de ces séances. En cela, les ABCD de l’égalité faisaient un pari plus exigeant, qui consistait à fondre l’éducation à l’égalité dans tout un tas de disciplines. Quand ce sont des questions rassemblées sur une séance, cela devient une discipline comme une autre.
« L’éducation à la sexualité a peu d’effets sur les élèves. Avec trois séances de deux heures sur une année, quand elles sont effectuées, on ne voit pas comment il pourrait en être autrement. »
Autre surprise, les logiques de distinction, c’est-à-dire la propension des élèves les mieux classés scolairement à se distinguer pendant ces séances en s’appropriant le discours égalitaire. C’est d’autant plus visible dans les classes mixtes. Je pense à un collège assez favorisé en milieu périurbain. En classe, on entendait que l’égalité c’est important, et dans les couloirs, à la pause, c’était « sale PD », « enculé », chat-bite » et compagnie. Des trucs qu’on voit certes dans tous les collèges, mais qui là mettaient en évidence un contraste assez saisissant entre l’attitude en classe et l’attitude dans les couloirs. Dans les collèges et les établissements populaires, c’était souvent plus « cash », il y avait plus de sincérité, parfois avec des discours très ouvertement anti-féministes, beaucoup plus conservateurs, mais qui suscitaient plus de discussions.
Les profs sont une figure assez absente du livre. Comment s’y réfèrent les associations ?
On rencontre effectivement différentes postures vis-à-vis des enseignants selon les types d’associations, et parfois au sein d’une même association. Après avoir préparé la séance avec l’équipe enseignante lors de réunions préparatoires, les associations militantes insistent parfois pour que les profs se mettent à l’écart, voire sortent de la classe. Comme les intervenantes sont extérieures à l’établissement, ça peut être plus facile pour les élèves de se livrer sur certaines choses. Ils savent très bien qu’ils ne reverront pas les intervenantes, alors qu’il faudra « assumer » avec son prof jusqu’à la fin de l’année.
[Otto Freundlich]
À l’inverse, dans le pôle plus conservateur de ce monde professionnel — les associations que je qualifie d’« éducatrices » — on constate une volonté pour que les profs soient là pour restaurer les rapports d’autorité. On appelle souvent ces associations dans des contextes de crise, où l’éducation à l’égalité des sexes s’inscrit dans une perspective pour renouer les liens entre les profs et les élèves, comme dans une sorte de cérémonie réparatrice. Mais cette solidarité entre intervenantes et enseignantes verrouille aussi, dans une certaine mesure, la parole des élèves. L’aspect « disciplinaire » de l’éducation à l’égalité des sexes, qui donne d’ailleurs son titre au livre, est surtout porté par ces associations-là : il ne faut pas parler n’importe quand, il ne faut pas dire de gros mots, il faut faire attention à la manière dont on s’assied… Un cadre qui est peu propice à la libération de la parole.
Au-delà, à quoi fait référence ce titre ? Il n’a pas été trouvé seulement pour qualifier une partie des associations intervenantes…
On peut se demander si les acteurs institutionnels ne visent pas, je cite une intervenante, à « canaliser la contestation dans les banlieues ». À leur corps défendant, on met les professionnels de l’éducation et les associations intervenantes dans la position d’aller calmer, discipliner, apaiser. De calmer le jeu. Ce dont certaines intervenantes sont tout à fait conscientes et ce qu’elles dénoncent. Je pense notamment à une directrice d’un centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF), qui a un profil militant. Elle me disait être consciente de faire le « sale boulot » de l’État, qu’elle était payée pour étouffer et canaliser les formes de contestation qui pouvaient survenir pour éviter qu’il y ait de nouvelles émeutes.
La mise en œuvre de l’égalité entre les sexes à l’école recoupe donc un paradoxe : elle vise l’émancipation collective des élèves en s’attaquant au sexisme, tout en cherchant à canaliser l’expression d’une partie de cette population.
« À leur corps défendant, on met les professionnels de l’éducation et les associations intervenantes dans la position d’aller calmer, discipliner, apaiser. »
Il convient de nuancer. Il y a tout un tas de contextes locaux où ce sont les enseignants qui se saisissent de ces questions au nom, véritablement, de l’égalité des sexes, et non pas du vivre ensemble, de la laïcité, de la lutte contre l’islam ou de je ne sais pas quoi. Il ne s’agit pas de mettre tout le monde dans le même panier — je n’en parle pas assez, et c’est un reproche qu’on peut légitimement faire à mon travail. Le « dévoiement » que je décris ne se retrouve pas partout. Il y a un tas d’équipes enseignantes qui font un travail vraiment exceptionnel. Pour ma part, j’ai essayé de montrer les formes d’instrumentalisation dont fait l’objet cette politique publique égalitaire, dans un contexte où sa mise en œuvre est parasitée par des débats renvoyant à la laïcité, à l’islam, à la diversité, etc., ce qui n’est pas sa vocation initiale.
Malgré leur diversité et leurs oppositions, un certain nombre d’acteurs que vous avez rencontrés affichent une certaine défiance vis-à-vis de l’institution scolaire…
Je n’avais pas fait le lien sous cet angle-là, c’est tout à fait vrai, au nom de raisons complètement différentes néanmoins. Les militantes vont reprocher à l’école un discours trop institutionnel et instrumental sur l’égalité, là où des parents d’élèves vont reprocher à l’école qu’elle leur prend leur rôle d’éducation. Et, même entre les parents d’élèves, les motivations pour se mobiliser contre l’éducation à l’égalité des sexes sont variables. Si, en apparence, ils avaient l’air très proches, le mouvement JRE, plutôt porté dans les classes populaires musulmanes et les petites classes moyennes, et Vigi-Gender, issu de la bourgeoisie catholique, se sont insurgés contre les ABCD de l’égalité, pour des raisons très différentes.
[Otto Freundlich]
Trois catégories d’intervenantes : militantes, éducatrices, mercenaires. Cohabitent-elles au sein des mêmes associations ?
Ces profils sont des idéaux-types, comme on dit en sociologie. Ils ne distinguent pas les associations mais les individus. Les militantes et les éducatrices sont sans doute les profils les plus éloignés, mais il est tout à fait possible qu’ils cohabitent au sein d’une même association. Pourquoi ? Parce que, comme un tas de travaux le montrent, le monde associatif est très largement professionnalisé — je pense à ceux d’Alice Romério et, avant elle, Maud Simonet, Mathieu Hély, qui montrent bien que le monde associatif est devenu un monde du travail comme un autre. Il n’est pas étonnant, dès lors, que des conflits liés à ce contexte surviennent.
À quoi pensez-vous ?
Il s’articulent, par exemple, à des questions générationnelles. J’ai retrouvé dans beaucoup d’associations de lutte pour les droits des femmes ou contre les violences conjugales que j’ai suivies, une espèce de division. D’une part, des bénévoles, typiquement des femmes qui ont entre 50–60 ans, qui s’investissent dans ces associations parce qu’elles ont du temps libre, sans forcément avoir un socle théorique sur les questions de genre, d’inégalité, de féminisme, etc. D’autre part, des salariés plus jeunes, beaucoup plus militantes, qui sont passées par des études de sociologie, sur le genre ou l’égalité, dont le travail se situe dans le prolongement d’un engagement personnel. Les conflits se cristallisent souvent autour de logiques de positionnement et de hiérarchie entre les premières, souvent les directrices de grands groupes associatifs qui sont plus à distance des approches militantes, et les secondes, dont le travail est justement une forme de militantisme.
« Il faudrait d’abord rendre cette éducation à l’égalité des sexes obligatoire à l’échelle de l’ensemble des établissements du territoire. L’abandonner n’est pas une option. »
Les associations elles-mêmes sont des espaces de lutte et de concurrence entre ces différentes approches. Plus concrètement, je pense à une association militante où trois salariées sont parties après une rupture conventionnelle, à la suite de désaccords politiques avec la direction. Elles lui reprochaient une forme de transphobie et des logiques très racialisantes dans leur perception du problème des violences faites aux femmes, etc. Les intervenantes se positionnent les unes par rapport aux autres. Je pense par exemple au directeur d’une petite association d’éducation populaire qui se positionnait face aux approches militantes. Il reprochait aux féministes d’être dans un discours beaucoup trop clivant, tout en notant qu’on lui reprochait, lui, de ne pas être assez militant.
Au-delà de l’effort de description et d’analyse, quelles pistes opérationnelles pourraient-on tirer de votre travail ?
C’est ce qui manque à ce bouquin, j’en suis conscient. Ce que les résultats de mon enquête supposent en termes de transformation serait extrêmement coûteux. On évoquait le fait que ce phénomène de racialisation était le produit de logiques hétérogènes. Si on prend chacune d’entre elles et qu’on envisage des solutions adaptées, il faudrait d’abord rendre cette éducation à l’égalité des sexes obligatoire à l’échelle de l’ensemble des établissements du territoire, ce qui limiterait la surreprésentation de certains établissements par rapport à d’autres. L’abandonner n’est pas une option : si je suis nuancé sur les effets concrets de cette politique telle qu’elle est mise en œuvre, à cause des raisons évoquées précédemment, il y a indéniablement des tas de situations où ça aide les élèves, par exemple quand ils et elles révèlent avoir été victimes de violences, au sein de l’établissement ou de leur famille. En mettant fin à ce système-là, on s’interdirait ces révélations.
Ensuite, il faudrait que les personnes qui assurent ces séances-là, les professionnels du secteur associatif comme de l’éducation, aient une formation uniformisée à l’échelle du territoire, qu’ils disposent des mêmes éléments, pour ne pas reproduire par leur discours des formes de racialisation. Si on s’oriente vers le scénario où ce sont les profs qui prennent en charge ces séances, ça impliquerait la mise en place d’un module de formation de 5 heures, 10 heures, 15 heures, je ne sais pas, sur ces questions-là. Enfin, en-deçà de l’institution et des intervenantes, le troisième élément renvoie aux élèves, ce qui suppose une transformation massive de la façon dont on aborde ces questions dans l’espace public.
Illustrations de vignette et de bannière : Otto Freundlich
- Le mouvement Journée de retrait à l’école (JRE) a été initié en septembre 2013 par l’ex-militante antiraciste Farida Belghoul suite aux premières expérimentations des ABCD de l’égalité [ndlr].[↩]
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