Sexe, race, classe à l’école — rencontre avec Simon Massei


Entretien inédit | Ballast

Après deux années d’é­la­bo­ra­tion et plu­sieurs ver­sions, le pre­mier pro­gramme sco­laire consa­cré à l’é­du­ca­tion à la vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle a été enfin adop­té en jan­vier der­nier. Si l’ap­pli­ca­tion de ces séances édu­ca­tives fait de plus en plus consen­sus, leur conte­nu ne cesse d’être remis en ques­tion par les détrac­teurs d’une sup­po­sée « théo­rie du genre », appuyés par la droite et l’ex­trême droite. Leur sys­té­ma­ti­sa­tion est aus­si loin d’être acquise — ce que montre le socio­logue Simon Massei. Dans Discipliner les ban­lieues ?, celui-ci revient sur les dis­pa­ri­tés sociales et raciales qu’im­plique aujourd’­hui la mise en œuvre de l’é­du­ca­tion à l’é­ga­li­té et à la sexua­li­té en fonc­tion des éta­blis­se­ments et des élèves. Entretien avec le chercheur.


Le pre­mier pro­gramme d’éducation à la vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle a été adop­té début février après deux ver­sions reje­tées et plu­sieurs polé­miques ani­mées par la droite et l’ex­trême droite. Quelle lec­ture faites-vous de cette actualité ?

La mise en place de ce pro­gramme tra­duit une volon­té de la part des acteurs clés qui défi­nissent les poli­tiques sco­laires — l’ad­mi­nis­tra­tion liée au minis­tère de l’Éducation natio­nale, cette grosse machine qui s’appelle la DGESCO — de reprendre la main sur l’é­du­ca­tion à la vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle. Jusqu’ici, l’animation des trois séances obli­ga­toires a sou­vent été délé­guée à des asso­cia­tions, pour cer­taines mili­tantes. Or, depuis 10 ou 15 ans, il y a des polé­miques récur­rentes liées à leur inter­ven­tion. Si le nou­veau pro­gramme laisse tou­jours la pos­si­bi­li­té aux éta­blis­se­ments de sol­li­ci­ter des par­te­naires, la volon­té d’en réduire la por­tée est claire.

Quelles sont ces asso­cia­tions ?

Des asso­cia­tions qui gra­vitent autour de l’é­cole, il y en a depuis des décen­nies. Dans les années 1960, au moment où se met en place ce que la socio­logue Alice Romerio appelle « l’es­pace de l’é­du­ca­tion à la vie affec­tive », c’est un monde pro­fes­sion­nel qui est vrai­ment domi­né par le Planning fami­lial. C’est une asso­cia­tion très mili­tante, il y a des méde­cins renom­més, on est dans un contexte de poli­ti­sa­tion des droits des femmes… Il y a bien quelques asso­cia­tions concur­rentes, comme Amour et Famille, qui dis­pense une édu­ca­tion beau­coup plus tra­di­tio­na­liste. Depuis, c’est un monde qui s’est lar­ge­ment diver­si­fié. Aujourd’hui, il y a tout un tas d’as­so­cia­tions avec des pro­fils très dif­fé­rents : des asso­cia­tions mili­tantes, des petits col­lec­tifs d’ar­tistes qui vont faire des inter­ven­tions pour trou­ver un com­plé­ment de reve­nu, par­fois en s’é­tant for­mé au pas­sage sur la ques­tion, etc.

« Si le nou­veau pro­gramme laisse tou­jours la pos­si­bi­li­té aux éta­blis­se­ments de sol­li­ci­ter des par­te­naires, la volon­té d’en réduire la por­tée est claire. »

Depuis une dizaine d’an­nées au moins, il y a des polé­miques autour des inter­ven­tions de cer­taines asso­cia­tions, qui sont en grande par­tie ali­men­tées par les milieux conser­va­teurs. À la suite de l’une d’elles, SOS Homophobie a per­du l’a­gré­ment dont il béné­fi­ciait de la part du minis­tère pour inter­ve­nir dans les classes. On peut aus­si pen­ser à la cam­pagne de sen­si­bi­li­sa­tion du Planning fami­lial sur la trans­pho­bie. Une affiche disant qu’un homme aus­si pou­vait être enceint a été cli­vante au sein de la struc­ture et, sur­tout, a fait hur­ler les milieux conser­va­teurs, au sein des­quels s’est recom­po­sé tout un espace de mobi­li­sa­tion autour de cer­tains parents d’é­lèves très conser­va­teurs — ce qui, lorsque j’ai fait mon enquête, était encore nais­sant. Il y avait des grou­pus­cules catho­liques et, aus­si, JRE, qui avait fait beau­coup de bruit parce qu’il y avait eu des polé­miques1. Mais au total, il y avait très peu de mou­ve­ments de parents d’é­lèves spé­cia­li­sés sur cette question-là.

On assiste aujourd’­hui a une sorte de « diver­si­fi­ca­tion de l’offre ». Il y a plu­sieurs mou­ve­ments qui sont en concur­rence les uns avec les autres, comme autour de n’im­porte quelle cause. Ce sont des groupes qui, pour cer­tains d’entre eux, béné­fi­cient direc­te­ment de l’ap­pui logis­tique des par­tis, de tout leur appa­reil com­mu­ni­ca­tion­nel. Parents Vigilants, par exemple, a été créé dans la conti­nui­té de Reconquête. Il y a dix ans, tout cir­cu­lait par le bouche à oreille, par des SMS, etc. Donc il y a une « ratio­na­li­sa­tion » du tra­vail mili­tant dans des groupes qui, jus­qu’à il y a quelques années encore, fonc­tion­naient sur le mode de l’artisanat.

[Otto Freundlich]

Quelles consé­quences ont ces polémiques ?

On peut rele­ver, dans le pro­gramme, la qua­si-absence du terme de « genre ». Il est encore suf­fi­sam­ment pré­sent pour faire bon­dir des acteurs conser­va­teurs, dont la clien­tèle élec­to­rale est la petite et grande bour­geoi­sie catho­lique — je pense notam­ment à Alexandre Portier, l’an­cien ministre délé­gué en charge de la réus­site sco­laire et de l’enseignement pro­fes­sion­nel, qui a dit s’en­ga­ger per­son­nel­le­ment, en tant que père de famille, pour que la « théo­rie du genre » n’ap­pa­raisse pas dans le pro­gramme. Mais quand on com­pare ce texte avec, par exemple, le conte­nu des ABCD de l’é­ga­li­té pro­po­sés en 2013–2014, il y a clai­re­ment un recul.

Dans le faits, aujourd’hui, seule­ment 15 % des élèves ont accès aux trois séances d’éducation obli­ga­toires par an. Comment ima­gi­ner qu’un pro­gramme va com­bler l’écart entre la loi et sa mise en œuvre ?

Jusqu’à main­te­nant, ces séances sont faites en dilet­tante, voire pas du tout. C’est jus­te­ment à palier cette situa­tion que « servent » les asso­cia­tions : pou­voir sou­la­ger les ensei­gnants, les dis­pen­ser de se for­mer sur ces ques­tions qui peuvent être par­fois com­pli­quées, déli­cates à ame­ner avec les élèves. Actuellement, on ne voit pas com­ment les profs pour­raient être à même de répondre à cette nou­velle demande, sur­tout que les pro­grammes ne cessent d’aug­men­ter, avec de nou­velles mis­sions. Cela sup­pose toute une logis­tique qui, pour l’ins­tant, n’est pas présente.

Dans Discipliner les ban­lieues, vous décri­vez un phé­no­mène de « sco­la­ri­sa­tion de l’éducation à l’égalité » qui est allé de pair avec une dépo­li­ti­sa­tion de la lutte contre le sexisme. Si ce pro­gramme était ame­né à être en majeure par­tie appli­qué par des ensei­gnants, cette dépo­li­ti­sa­tion ne serait-elle pas encore plus accen­tuée ?

« Étant don­né qu’il y a déjà eu une très forte dépo­li­ti­sa­tion de cette édu­ca­tion à l’é­ga­li­té des sexes, est-ce que la confier à des profs accen­tue­rait encore cette évolution ? »

Toutes les asso­cia­tions qui assurent ces séances ne sont pas mili­tantes. C’est un monde qui s’est très lar­ge­ment pro­fes­sion­na­li­sé, avec beau­coup de pro­fils « tech­niques » : des pro­fes­sion­nels de l’é­du­ca­tion et de l’é­ga­li­té qui vont effec­tuer ce tra­vail comme n’im­porte quel tra­vail, sans for­cé­ment avoir mili­té pour la cause des femmes. Il y a même une par­tie des inter­ve­nants qui refusent de se dire mili­tants ou mili­tantes, pour se démar­quer des asso­cia­tions per­çues comme tels. Étant don­né qu’il y a déjà eu une très forte dépo­li­ti­sa­tion de cette édu­ca­tion à l’é­ga­li­té des sexes, est-ce que la confier à des profs accen­tue­rait encore cette évo­lu­tion ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que les jeunes géné­ra­tions de profs ne res­semblent pas aux précédentes.

En quoi ?

Le pro­fil assez domi­nant jus­qu’aux années 1990 était plu­tôt mili­tant, celui pour qui l’enseignement était une voca­tion. Les jeunes géné­ra­tions tendent à être moins à gauche et moins poli­ti­sées, pour tout un tas de rai­sons qui sont indé­pen­dantes des indi­vi­dus eux-mêmes : la for­ma­tion, la façon dont on les recrute, l’é­vo­lu­tion des condi­tions d’exer­cice du métier, etc. Ils sont sou­vent assez éloi­gnés, à titre per­son­nel, des ques­tions fémi­nistes et plus encore des enjeux d’articulation des rap­ports sociaux. Alors oui, confier l’éducation à la vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle à cette géné­ra­tion-là pour­rait aller de pair avec une dépo­li­ti­sa­tion encore plus grande. Pourtant, il est tout à fait sou­hai­table que le plus d’é­lèves pos­sible soient tou­chés. Alors, qu’est-ce qui est pré­fé­rable ? Le dilemme est là. Est-ce qu’il vaut mieux avoir seule­ment 15 % d’é­lèves d’une géné­ra­tion ayant accès à des séances assu­rées par des mili­tantes, ou est-ce qu’il faut en avoir une plus grande pro­por­tion assis­tant à des séances beau­coup moins militantes ?

[Otto Freundlich]

Vous démon­trez qu’une « racia­li­sa­tion » de la lutte contre le sexisme est allée de pair avec sa sco­la­ri­sa­tion. Qu’entendez-vous par-là ?

La racia­li­sa­tion du sexisme, c’est le fait d’imputer à la race, à l’ethnie ou à la tra­jec­toire migra­toire, peu importe com­ment on la nomme, des com­por­te­ments sexistes. J’emprunte ce concept à l’an­thro­po­logue Christelle Hamel, qui a tra­vaillé sur la façon dont, au milieu des années 2000 envi­ron, les des­cen­dants d’im­mi­grés du Maghreb étaient très sou­vent por­trai­tu­rés dans le com­men­taire jour­na­lis­tique et poli­tique comme étant plus sexistes, tra­di­tio­na­listes et machistes que les autres — ce qui évi­dem­ment ne cor­res­pond pas à la réa­li­té. Le sexisme est une expres­sion par­mi d’autres de rap­ports de genre qui sont trans­ver­saux à toute la socié­té et qui s’expriment dif­fé­rem­ment selon qu’on regarde les inéga­li­tés sala­riales, l’ex­po­si­tion aux vio­lences sexuelles, la divi­sion du tra­vail édu­ca­tif, du tra­vail domestique.

Depuis les années 2000 au moins — on pour­rait remon­ter en fait à la période colo­niale — le sexisme est asso­cié de façon beau­coup plus saillante aux per­sonnes raci­sées, typi­que­ment aux Noirs et aux Arabes, et, plus lar­ge­ment, aux des­cen­dants d’immigrés. L’institution sco­laire n’est pas her­mé­tique à ce contexte-là et c’est ce que j’ai essayé de mon­trer. Si on observe la répar­ti­tion géo­gra­phique des séances d’éducation à la sexua­li­té, elles tendent à se concen­trer dans les quar­tiers pauvres des grandes villes et des ban­lieues, notam­ment dans l’ag­glo­mé­ra­tion pari­sienne, où j’ai mené l’es­sen­tiel de mon enquête. Suivant la même logique, ce serait vers les popu­la­tions qui y résident qu’il fau­drait aller en prio­ri­té parce qu’il y aurait plus de besoins et que ce serait plus effi­cace que pour les autres.

Vous écri­vez que la tra­duc­tion de ce phé­no­mène à l’é­cole ne pro­cède pas d’une volon­té poli­tique déli­bé­rée, mais se fait en creux, par défaut. Qu’entendez-vous par là ?

« La racia­li­sa­tion du sexisme, c’est le fait d’imputer à la race, à l’ethnie ou à la tra­jec­toire migra­toire, peu importe com­ment on la nomme, des com­por­te­ments sexistes. »

Il est impor­tant d’écarter l’i­dée que ce serait une poli­tique de ciblage déli­bé­ré, déci­dée au niveau du minis­tère. La racia­li­sa­tion de la lutte contre le sexisme à l’é­cole est le résul­tat de logiques hété­ro­gènes. Prenons la mise en place des ABCD de l’é­ga­li­té, por­tés à l’é­poque par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, que j’ai étu­diés plus pré­ci­sé­ment. En 2013, le minis­tère décide qu’il n’y aura que dix aca­dé­mies métro­po­li­taines qui vont expé­ri­men­ter le dis­po­si­tif et, au sein de celles-ci, seule­ment quelques classes — au final, à peine 300. L’information a été dif­fu­sée aux dif­fé­rents rec­to­rats, qui l’ont fait des­cendre aux ins­pec­teurs et aux ins­pec­trices, qui eux-mêmes l’ont fait des­cendre aux chefs d’établissements du second degré puis jusqu’aux profs, en leur deman­dant qui serait inté­res­sé pour expé­ri­men­ter des dis­po­si­tifs d’é­du­ca­tion à l’é­ga­li­té des sexes.

L’attribution s’est faite sur le mode du volon­ta­riat. Si ces pro­blèmes de sexisme se posent par­tout, le choix de par­ti­ci­per à cette expé­ri­men­ta­tion revient à des équipes ensei­gnantes et de direc­tion qui se sont sen­ties concer­nées par ces enjeux — majo­ri­tai­re­ment dans des zones d’é­du­ca­tion prio­ri­taire. À l’in­verse, dans les éta­blis­se­ments plus favo­ri­sés, il y a une croyance très forte par­mi les ensei­gnants que leur public n’au­rait pas ces besoins-là, qu’il y aurait d’autres prio­ri­tés. L’éducation à l’é­ga­li­té entre les sexes serait en quelque sorte déjà réglée, ou alors, si éven­tuel­le­ment il y avait des formes de sexisme, elles seraient rési­duelles, pas­sa­gères, liées à l’a­do­les­cence, à la puber­té. « C’est pas cultu­rel », comme je l’ai enten­du sur le ter­rain. Et comme ce phé­no­mène de tri selon le public reçu existe à peu près par­tout, ces actions se sont concen­trées dans cer­tains ter­ri­toires et pas dans d’autres.

[Otto Freundlich]

Allant un peu plus loin, j’ai essayé de mon­trer qu’il y avait un phé­no­mène de codage dif­fé­ren­cié des com­por­te­ments sexistes en fonc­tion des pro­prié­tés sociales des auteurs. Je me suis appuyé sur les tra­vaux d’un socio­logue spé­cia­liste de la délin­quance juvé­nile, Jean-Claude Chamboredon, qui s’é­tait inté­res­sé à la façon dont les flics label­li­saient les com­por­te­ments de délin­quance en fonc­tion du jeune inter­pel­lé. Il mon­trait que quand le jeune appar­te­nait à un milieu petit-bour­geois ou bour­geois, l’er­reur de jeu­nesse était sou­vent invo­quée. On par­lait d’in­car­tade, de bêtise, etc. Inversement, quand il s’a­gis­sait de jeunes de classe popu­laire, tout un sys­tème se met en place avec une sorte de relec­ture de son pas­sé. On va cher­cher tout un fais­ceau d’in­dices pour inter­pré­ter l’ac­tion du jeune inter­pel­lé, et dire que ça n’est pas un acci­dent mais le début d’une car­rière de délinquant.

C’est ce qu’on observe aujourd’­hui quant à la façon dont les com­por­te­ments sexistes sont gérés au niveau des éta­blis­se­ments. Quand il y a des com­por­te­ments sexistes dans les éta­blis­se­ments très favo­ri­sés, avec un public blanc et bour­geois, ils vont être consi­dé­rés comme des acci­dents. Ils ne vont pas être gérés en fai­sant inter­ve­nir une asso­cia­tion par exemple, ce qui serait une manière de régler col­lec­ti­ve­ment le pro­blème, de le poli­ti­ser à l’é­chelle de l’é­ta­blis­se­ment, mais plu­tôt au cas par cas, tran­quille­ment, dans le bureau de la pro­vi­seure ou du pro­vi­seur, éven­tuel­le­ment avec la famille. En un mot, ça va être réglé dis­crè­te­ment. Inversement, dans les éta­blis­se­ments beau­coup plus popu­laires, les pro­fes­sion­nels d’é­du­ca­tion et les équipes de direc­tion sont bien plus enclins à sol­li­ci­ter des asso­cia­tions pour faire du com­por­te­ment sexiste un pro­blème public qu’il faut régler de manière col­lec­tive, en en discutant.

Ces der­niers admettent aus­si qu’ils n’ont pas for­cé­ment les capa­ci­tés de gérer ces situa­tions en interne.

« Quand il y a des com­por­te­ments sexistes dans les éta­blis­se­ments très favo­ri­sés, ils vont être consi­dé­rés comme des accidents. »

Oui ! Par ailleurs, on peut inter­pré­ter le refus des éta­blis­se­ments plus favo­ri­sés de sol­li­ci­ter des asso­cia­tions comme rele­vant d’une dis­tance de classe. Beaucoup pensent que les asso­cia­tions sont for­cé­ment mili­tantes et que leur dis­cours n’est pas celui auquel il faut expo­ser leur public. Il y a une volon­té, dans ces éta­blis­se­ments, de pré­ser­ver celui-ci de tout dis­cours un peu intru­sif sur les choix édu­ca­tifs des familles.

Comment les élèves réagissent-ils ?

J’évoquais le fait que ce phé­no­mène de racia­li­sa­tion est le pro­duit de logiques hété­ro­gènes. La réac­tion du public est l’une d’entre elles. Ce phé­no­mène est aus­si construit « par le bas ». Évidemment, ce n’est pas la pre­mière cause : le dis­cours média­tique, poli­tique, a un rôle beau­coup plus impor­tant. Mais dans les salles de classe, les élèves eux-mêmes ont bien inté­gré le dis­cours domi­nant dans l’es­pace public, c’est-à-dire que le sexisme, c’est pas les Blancs, c’est avant tout les « autres ». Les élèves eux-mêmes « se chargent » de re-racia­li­ser les ani­ma­tions pro­po­sées dans le cadre de l’é­du­ca­tion à l’é­ga­li­té entre les sexes par la manière dont, par exemple, ils vont condam­ner ou non un com­por­te­ment, l’as­so­cier à tel type de popu­la­tion plu­tôt qu’un autre, etc. C’est quelque chose que j’ai retrou­vé dans l’en­semble des classes que j’ai obser­vées, ce qui pose une ques­tion fon­da­men­tale : à quel point la révi­sion des dis­cours et le cadre péda­go­gique peuvent-ils chan­ger la situa­tion ? Le pro­blème vient aus­si de la façon dont le public réagit à ce dis­cours égalitaire.

[Otto Freundlich]

Avez-vous eu des sur­prises au cours de votre enquête ?

Plein, à com­men­cer par la ques­tion de la racia­li­sa­tion. C’est en sui­vant des asso­cia­tions durant les pre­miers mois d’en­quête que je me suis ren­du compte qu’on allait sys­té­ma­ti­que­ment dans tel quar­tier, telle com­mune, alors qu’elles étaient sus­cep­tibles d’al­ler par­tout. Une sur­prise qui a été redou­blée au sein des classes, avec les élèves. Quand on leur demande, dans les séances, de jouer des scènes de sexisme ordi­naire, les élèves des quar­tiers popu­laires sur­jouent l’a­ra­bi­té de façon récur­rente. Certains vont attra­per une écharpe et se la mettre dans les che­veux pour faire un voile, d’autres vont par­ler avec un accent arabe qu’ils n’ont pas le reste du temps, ils vont employer des mots d’a­rabe alors qu’ils ne les uti­lisent pas au quo­ti­dien, etc. Certaines inter­ve­nantes le relèvent d’ailleurs : « Pourquoi tu situes la scène de sexisme là, alors que ce n’é­tait pas écrit dans la consigne ? » D’autres, au contraire, vont com­plè­te­ment pas­ser à côté, comme si ça allait de soi.

Ensuite, j’ai été mar­qué par le constat que l’é­du­ca­tion à la sexua­li­té a peu d’ef­fets sur les élèves. Avec trois séances de deux heures sur une année, quand elles sont effec­tuées, on ne voit pas com­ment il pour­rait en être autre­ment. J’ai sou­vent ren­con­tré des élèves plu­sieurs mois après les inter­ven­tions aux­quelles ils avaient assis­té. Ils en avaient très peu de sou­ve­nirs. Ça pose donc la ques­tion de l’ef­fi­ca­ci­té de ces séances. En cela, les ABCD de l’é­ga­li­té fai­saient un pari plus exi­geant, qui consis­tait à fondre l’é­du­ca­tion à l’é­ga­li­té dans tout un tas de dis­ci­plines. Quand ce sont des ques­tions ras­sem­blées sur une séance, cela devient une dis­ci­pline comme une autre.

« L’éducation à la sexua­li­té a peu d’ef­fets sur les élèves. Avec trois séances de deux heures sur une année, quand elles sont effec­tuées, on ne voit pas com­ment il pour­rait en être autrement. »

Autre sur­prise, les logiques de dis­tinc­tion, c’est-à-dire la pro­pen­sion des élèves les mieux clas­sés sco­lai­re­ment à se dis­tin­guer pen­dant ces séances en s’ap­pro­priant le dis­cours éga­li­taire. C’est d’au­tant plus visible dans les classes mixtes. Je pense à un col­lège assez favo­ri­sé en milieu péri­ur­bain. En classe, on enten­dait que l’é­ga­li­té c’est impor­tant, et dans les cou­loirs, à la pause, c’é­tait « sale PD », « encu­lé », chat-bite » et com­pa­gnie. Des trucs qu’on voit certes dans tous les col­lèges, mais qui là met­taient en évi­dence un contraste assez sai­sis­sant entre l’at­ti­tude en classe et l’at­ti­tude dans les cou­loirs. Dans les col­lèges et les éta­blis­se­ments popu­laires, c’é­tait sou­vent plus « cash », il y avait plus de sin­cé­ri­té, par­fois avec des dis­cours très ouver­te­ment anti-fémi­nistes, beau­coup plus conser­va­teurs, mais qui sus­ci­taient plus de discussions. 

Les profs sont une figure assez absente du livre. Comment s’y réfèrent les associations ?

On ren­contre effec­ti­ve­ment dif­fé­rentes pos­tures vis-à-vis des ensei­gnants selon les types d’as­so­cia­tions, et par­fois au sein d’une même asso­cia­tion. Après avoir pré­pa­ré la séance avec l’é­quipe ensei­gnante lors de réunions pré­pa­ra­toires, les asso­cia­tions mili­tantes insistent par­fois pour que les profs se mettent à l’é­cart, voire sortent de la classe. Comme les inter­ve­nantes sont exté­rieures à l’é­ta­blis­se­ment, ça peut être plus facile pour les élèves de se livrer sur cer­taines choses. Ils savent très bien qu’ils ne rever­ront pas les inter­ve­nantes, alors qu’il fau­dra « assu­mer » avec son prof jus­qu’à la fin de l’année.

[Otto Freundlich]

À l’in­verse, dans le pôle plus conser­va­teur de ce monde pro­fes­sion­nel — les asso­cia­tions que je qua­li­fie d’« édu­ca­trices » — on constate une volon­té pour que les profs soient là pour res­tau­rer les rap­ports d’au­to­ri­té. On appelle sou­vent ces asso­cia­tions dans des contextes de crise, où l’é­du­ca­tion à l’é­ga­li­té des sexes s’ins­crit dans une pers­pec­tive pour renouer les liens entre les profs et les élèves, comme dans une sorte de céré­mo­nie répa­ra­trice. Mais cette soli­da­ri­té entre inter­ve­nantes et ensei­gnantes ver­rouille aus­si, dans une cer­taine mesure, la parole des élèves. L’aspect « dis­ci­pli­naire » de l’é­du­ca­tion à l’é­ga­li­té des sexes, qui donne d’ailleurs son titre au livre, est sur­tout por­té par ces asso­cia­tions-là : il ne faut pas par­ler n’im­porte quand, il ne faut pas dire de gros mots, il faut faire atten­tion à la manière dont on s’as­sied… Un cadre qui est peu pro­pice à la libé­ra­tion de la parole.

Au-delà, à quoi fait réfé­rence ce titre ? Il n’a pas été trou­vé seule­ment pour qua­li­fier une par­tie des asso­cia­tions inter­ve­nantes…

On peut se deman­der si les acteurs ins­ti­tu­tion­nels ne visent pas, je cite une inter­ve­nante, à « cana­li­ser la contes­ta­tion dans les ban­lieues ». À leur corps défen­dant, on met les pro­fes­sion­nels de l’é­du­ca­tion et les asso­cia­tions inter­ve­nantes dans la posi­tion d’al­ler cal­mer, dis­ci­pli­ner, apai­ser. De cal­mer le jeu. Ce dont cer­taines inter­ve­nantes sont tout à fait conscientes et ce qu’elles dénoncent. Je pense notam­ment à une direc­trice d’un centre d’in­for­ma­tion sur les droits des femmes et des familles (CIDFF), qui a un pro­fil mili­tant. Elle me disait être consciente de faire le « sale bou­lot » de l’État, qu’elle était payée pour étouf­fer et cana­li­ser les formes de contes­ta­tion qui pou­vaient sur­ve­nir pour évi­ter qu’il y ait de nou­velles émeutes.

La mise en œuvre de l’é­ga­li­té entre les sexes à l’é­cole recoupe donc un para­doxe : elle vise l’é­man­ci­pa­tion col­lec­tive des élèves en s’at­ta­quant au sexisme, tout en cher­chant à cana­li­ser l’ex­pres­sion d’une par­tie de cette population.

« À leur corps défen­dant, on met les pro­fes­sion­nels de l’é­du­ca­tion et les asso­cia­tions inter­ve­nantes dans la posi­tion d’al­ler cal­mer, dis­ci­pli­ner, apaiser. »

Il convient de nuan­cer. Il y a tout un tas de contextes locaux où ce sont les ensei­gnants qui se sai­sissent de ces ques­tions au nom, véri­ta­ble­ment, de l’é­ga­li­té des sexes, et non pas du vivre ensemble, de la laï­ci­té, de la lutte contre l’is­lam ou de je ne sais pas quoi. Il ne s’a­git pas de mettre tout le monde dans le même panier — je n’en parle pas assez, et c’est un reproche qu’on peut légi­ti­me­ment faire à mon tra­vail. Le « dévoie­ment » que je décris ne se retrouve pas par­tout. Il y a un tas d’é­quipes ensei­gnantes qui font un tra­vail vrai­ment excep­tion­nel. Pour ma part, j’ai essayé de mon­trer les formes d’ins­tru­men­ta­li­sa­tion dont fait l’ob­jet cette poli­tique publique éga­li­taire, dans un contexte où sa mise en œuvre est para­si­tée par des débats ren­voyant à la laï­ci­té, à l’is­lam, à la diver­si­té, etc., ce qui n’est pas sa voca­tion initiale.

Malgré leur diver­si­té et leurs oppo­si­tions, un cer­tain nombre d’ac­teurs que vous avez ren­con­trés affichent une cer­taine défiance vis-à-vis de l’ins­ti­tu­tion scolaire…

Je n’a­vais pas fait le lien sous cet angle-là, c’est tout à fait vrai, au nom de rai­sons com­plè­te­ment dif­fé­rentes néan­moins. Les mili­tantes vont repro­cher à l’é­cole un dis­cours trop ins­ti­tu­tion­nel et ins­tru­men­tal sur l’é­ga­li­té, là où des parents d’é­lèves vont repro­cher à l’é­cole qu’elle leur prend leur rôle d’é­du­ca­tion. Et, même entre les parents d’é­lèves, les moti­va­tions pour se mobi­li­ser contre l’é­du­ca­tion à l’é­ga­li­té des sexes sont variables. Si, en appa­rence, ils avaient l’air très proches, le mou­ve­ment JRE, plu­tôt por­té dans les classes popu­laires musul­manes et les petites classes moyennes, et Vigi-Gender, issu de la bour­geoi­sie catho­lique, se sont insur­gés contre les ABCD de l’é­ga­li­té, pour des rai­sons très différentes.

[Otto Freundlich]

Trois caté­go­ries d’in­ter­ve­nantes : mili­tantes, édu­ca­trices, mer­ce­naires. Cohabitent-elles au sein des mêmes associations ?

Ces pro­fils sont des idéaux-types, comme on dit en socio­lo­gie. Ils ne dis­tinguent pas les asso­cia­tions mais les indi­vi­dus. Les mili­tantes et les édu­ca­trices sont sans doute les pro­fils les plus éloi­gnés, mais il est tout à fait pos­sible qu’ils coha­bitent au sein d’une même asso­cia­tion. Pourquoi ? Parce que, comme un tas de tra­vaux le montrent, le monde asso­cia­tif est très lar­ge­ment pro­fes­sion­na­li­sé — je pense à ceux d’Alice Romério et, avant elle, Maud Simonet, Mathieu Hély, qui montrent bien que le monde asso­cia­tif est deve­nu un monde du tra­vail comme un autre. Il n’est pas éton­nant, dès lors, que des conflits liés à ce contexte surviennent. 

À quoi pensez-vous ?

Il s’ar­ti­culent, par exemple, à des ques­tions géné­ra­tion­nelles. J’ai retrou­vé dans beau­coup d’as­so­cia­tions de lutte pour les droits des femmes ou contre les vio­lences conju­gales que j’ai sui­vies, une espèce de divi­sion. D’une part, des béné­voles, typi­que­ment des femmes qui ont entre 50–60 ans, qui s’in­ves­tissent dans ces asso­cia­tions parce qu’elles ont du temps libre, sans for­cé­ment avoir un socle théo­rique sur les ques­tions de genre, d’i­né­ga­li­té, de fémi­nisme, etc. D’autre part, des sala­riés plus jeunes, beau­coup plus mili­tantes, qui sont pas­sées par des études de socio­lo­gie, sur le genre ou l’é­ga­li­té, dont le tra­vail se situe dans le pro­lon­ge­ment d’un enga­ge­ment per­son­nel. Les conflits se cris­tal­lisent sou­vent autour de logiques de posi­tion­ne­ment et de hié­rar­chie entre les pre­mières, sou­vent les direc­trices de grands groupes asso­cia­tifs qui sont plus à dis­tance des approches mili­tantes, et les secondes, dont le tra­vail est jus­te­ment une forme de militantisme.

« Il fau­drait d’a­bord rendre cette édu­ca­tion à l’é­ga­li­té des sexes obli­ga­toire à l’é­chelle de l’en­semble des éta­blis­se­ments du ter­ri­toire. L’abandonner n’est pas une option. »

Les asso­cia­tions elles-mêmes sont des espaces de lutte et de concur­rence entre ces dif­fé­rentes approches. Plus concrè­te­ment, je pense à une asso­cia­tion mili­tante où trois sala­riées sont par­ties après une rup­ture conven­tion­nelle, à la suite de désac­cords poli­tiques avec la direc­tion. Elles lui repro­chaient une forme de trans­pho­bie et des logiques très racia­li­santes dans leur per­cep­tion du pro­blème des vio­lences faites aux femmes, etc. Les inter­ve­nantes se posi­tionnent les unes par rap­port aux autres. Je pense par exemple au direc­teur d’une petite asso­cia­tion d’é­du­ca­tion popu­laire qui se posi­tion­nait face aux approches mili­tantes. Il repro­chait aux fémi­nistes d’être dans un dis­cours beau­coup trop cli­vant, tout en notant qu’on lui repro­chait, lui, de ne pas être assez militant.

Au-delà de l’ef­fort de des­crip­tion et d’a­na­lyse, quelles pistes opé­ra­tion­nelles pour­raient-on tirer de votre tra­vail ?

C’est ce qui manque à ce bou­quin, j’en suis conscient. Ce que les résul­tats de mon enquête sup­posent en termes de trans­for­ma­tion serait extrê­me­ment coû­teux. On évo­quait le fait que ce phé­no­mène de racia­li­sa­tion était le pro­duit de logiques hété­ro­gènes. Si on prend cha­cune d’entre elles et qu’on envi­sage des solu­tions adap­tées, il fau­drait d’a­bord rendre cette édu­ca­tion à l’é­ga­li­té des sexes obli­ga­toire à l’é­chelle de l’en­semble des éta­blis­se­ments du ter­ri­toire, ce qui limi­te­rait la sur­re­pré­sen­ta­tion de cer­tains éta­blis­se­ments par rap­port à d’autres. L’abandonner n’est pas une option : si je suis nuan­cé sur les effets concrets de cette poli­tique telle qu’elle est mise en œuvre, à cause des rai­sons évo­quées pré­cé­dem­ment, il y a indé­nia­ble­ment des tas de situa­tions où ça aide les élèves, par exemple quand ils et elles révèlent avoir été vic­times de vio­lences, au sein de l’é­ta­blis­se­ment ou de leur famille. En met­tant fin à ce sys­tème-là, on s’in­ter­di­rait ces révélations.

Ensuite, il fau­drait que les per­sonnes qui assurent ces séances-là, les pro­fes­sion­nels du sec­teur asso­cia­tif comme de l’é­du­ca­tion, aient une for­ma­tion uni­for­mi­sée à l’é­chelle du ter­ri­toire, qu’ils dis­posent des mêmes élé­ments, pour ne pas repro­duire par leur dis­cours des formes de racia­li­sa­tion. Si on s’o­riente vers le scé­na­rio où ce sont les profs qui prennent en charge ces séances, ça impli­que­rait la mise en place d’un module de for­ma­tion de 5 heures, 10 heures, 15 heures, je ne sais pas, sur ces ques­tions-là. Enfin, en-deçà de l’ins­ti­tu­tion et des inter­ve­nantes, le troi­sième élé­ment ren­voie aux élèves, ce qui sup­pose une trans­for­ma­tion mas­sive de la façon dont on aborde ces ques­tions dans l’es­pace public.


Illustrations de vignette et de ban­nière : Otto Freundlich


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  1. Le mou­ve­ment Journée de retrait à l’é­cole (JRE) a été ini­tié en sep­tembre 2013 par l’ex-mili­tante anti­ra­ciste Farida Belghoul suite aux pre­mières expé­ri­men­ta­tions des ABCD de l’é­ga­li­té [ndlr].[]

REBONDS

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