Texte inédit | Ballast | Série « Agriculture paysanne »
L’agriculture industrielle a transformé nombre de paysans en opérateurs, dépendants des machines, des circuits commerciaux, du marché des semences et des engrais. Quelles alternatives imaginer et mettre en place ? Nous retrouvons l’association Triptolème dans le département du Morbihan, en Bretagne. Fondée par un groupe de paysans membres du Réseau Semences Paysannes, elle défend la sauvegarde de savoir-faire liés à la semence et au travail de la terre. Qu’il s’agisse de micro-activité ou de pluri-activité agricole, artisanale ou culturelle, ses participants travaillent, par la mise en réseau, à rompre l’isolement, à faciliter les échanges et à construire des solidarités locales. Depuis la production des semences jusqu’à la vente du pain, c’est l’autonomie alimentaire qui est visée. Nous avons suivi leur formation dédiée à de futurs boulangers-paysans. Deuxième volet de notre semaine consacrée à l’agriculture paysanne. ☰ Par Roméo Bondon
[lire le premier volet de notre semaine « Agriculture paysanne »]
Des jardins ouvriers pris d’assaut par l’urbanisation, d’Aubervilliers à Besançon1 ; l’écosystème fragile des zones humides dans le Marais poitevin mis en danger par la culture intensive du maïs ; des retenues d’eau artificielles à flanc de montagne qui, en de nombreux massifs, détruisent les prairies d’altitude ; des littoraux où l’on souhaite couler du béton pour attirer une clientèle fortunée : les exemples de contestation à l’encontre de l’artificialisation des espaces ruraux ne manquent pas. Ces « luttes foncières » renvoient principalement à deux mouvements : « celui des occupants contre les grands projets d’un côté, celui pour la sauvegarde des terres agricoles de l’autre2 ». Ce deuxième aspect est bien souvent occulté par l’ampleur et la bêtise des aménagements inutiles décriés. Qu’on adjoigne à la sauvegarde des terres tous les combats pour défaire les cultures et leurs produits de l’emprise du « complexe agro-industriel3 » et le tableau sera complet. Comptons donc au sein de ce dernier la défense des semences dites paysannes4, la réappropriation des techniques et technologies agricoles ou encore la revendication d’une gestion démocratique de l’attribution des terres. Voyons‑y autant de fronts qui mobilisent de manière discrète, certes, mais continue, dans l’ombre d’un syndicat agricole majoritaire en phase avec le productivisme. Que ce soit de manière individuelle, à l’échelle d’une ferme ou d’un collectif, dans des organisations ou, ponctuellement, lors de manifestations, l’opposition se double bien souvent de projets alternatifs en rupture avec l’agriculture industrielle. En voici quelques uns. D’un bout à l’autre de la Bretagne, en retrait du littoral, des paysan·nes s’organisent pour contrer la solitude et retrouver une autonomie dans leur pratique, que l’industrialisation de la production agricole et de l’alimentation voudraient leur retirer.
Semences en partage
Une matinée d’avril, dans un hameau du Morbihan, non loin du canal reliant Nantes à Brest.
Ce dernier ne sert désormais plus qu’au cyclotourisme. Sa vocation a bien changé en deux siècles, autant que le paysage environnant s’est modifié : décidée par Napoléon pour des raisons militaires, sa construction ne s’est terminée que quarante années plus tard, contribuant à l’ouverture économique de la Bretagne. Les champs et les fermes sur ses bords témoignent des évolutions de l’agriculture bretonne. En ces lieux, au début du XXe siècle, on exporte un blé moissonné et battu en commun et on garde le sarrasin pour son usage domestique ; on détient quelques animaux, vaches et cochons, pour travailler la terre ou se nourrir5. Au même endroit, cent ans plus tard, le blé est devenu rare dans les champs, le sarrasin fait partie du folklore local mais est majoritairement importé de Chine et les cochons sont désormais plus nombreux que les habitant·es de la région. Près de huit millions d’individus élevés chaque année et plus de treize millions tués dans les abattoirs locaux, tout cela dans des hangars d’où ne percent que les bruits de corps comprimés, les pieds dans les déjections qui se répandent sur le béton. En quelques décennies, une « révolution » pour qu’un nouveau « modèle » s’impose a considérablement modifié la géographie des lieux — ses conséquences désastreuses sont connues6. Dûment documentées, ce ne sont pas celles-ci que je cherche, mais plutôt les formes qui s’en distinguent et y résistent. Une recherche qui me conduit ce jour devant une vieille bâtisse, où l’on distingue par la fenêtre une dizaine de personnes attablées, échangeant confitures et idées. Sur la pelouse attenante, un four à pain maçonné occupe l’espace. Des ronces l’ont pris d’assaut. Un four à défricher — comme un signe. Depuis quinze ans, une formation itinérante est mise en œuvre chaque année par l’association Triptolème, dans le Morbihan, pour initier les participant·es au travail du blé, de l’engrain, du seigle ou de l’orge, du choix des semences jusqu’à la confection du pain.
Le pain.
« Sur la pelouse attenante, un four à pain maçonné occupe l’espace. Des ronces l’ont prises d’assaut. »
C’est celui produit la veille que l’on me propose tandis que le petit-déjeuner se termine. J’avise une miche à demi-entamée sur la table de la cuisine, parmi la vaisselle et les boissons chaudes. « On en est fiers », affirme Stéphane en m’invitant à y goûter. Pour lui, la boulangerie est encore un horizon. À 55 ans, il entend réduire son activité de paysagiste pour se tourner vers la panification et la culture de céréales. Il suit des cours à distance pour passer le CAP d’artisan-boulanger en candidat libre. En matière de reconversion, il n’en est pas à son coup d’essai : coiffeur de formation mais autodidacte en tout, il s’oriente depuis trente ans au gré de sa curiosité. En témoigne, par exemple, la vingtaine de ruches dont il prend soin, qu’importe la quantité de miel récupérée lors de l’unique récolte annuelle. À l’image de celui de Stéphane, les parcours des participant·es sont plus hétérogènes que l’on pourrait l’imaginer : plusieurs ont quitté un emploi salarié de travailleuse sociale, qui pour s’installer en communauté, qui pour rejoindre un GAEC7 déjà constitué, qui pour prendre part à un collectif agricole. D’autres, plus jeunes, bifurquent de la gestion technicienne à la pratique après quelques années d’agroforesterie ou de conseil auprès de gestionnaires d’espaces protégés ; d’autres, encore, sont déjà actifs sur des fermes et souhaitent ajouter la transformation à la production de blé ou, à l’inverse, tenter de cultiver à leur tour ; d’autres, enfin, sont chercheuses et sont venues de Belgique pour apprendre de la filière française. Toutes et tous ont en commun le désir de vivre des céréales, qu’il s’agisse de les étudier, de les cultiver, de les moudre, de les panifier ou de faire tout cela sur un même lieu.
Avec dans sa besace des sachets de graines, des livres et des panneaux explicatifs, Florent arrive de l’Anjou pour animer la journée. C’est là-bas, où la Maine rejoint la Loire, que se trouve la ferme où il travaille. Fils d’éleveur, passionné par les semences paysannes depuis qu’il a assisté il y a près de vingt ans à une formation sur ces dernières, Florent s’est investi dans Triptolème dès les débuts de l’association. Nombre d’études, en collaboration avec des chercheurs et des chercheuses indépendant·es ou avec des laboratoires de l’INRAE8, ont été conduites sur ses parcelles ou avec les céréales qu’il a cultivées. Tandis que dans la cheminée ouverte un feu enfume en même temps que réchauffe la pièce, Florent alterne entre biologie, agronomie, anecdotes et prises de position. Durant toute la matinée, on déplie ensemble l’histoire des blés et de quelques autres céréales, depuis leur domestication il y a une dizaine de milliers d’années jusqu’à leur récente standardisation industrielle. On apprend à distinguer les populations9 des variétés10 et à comprendre les processus de croisement et d’hybridation ; on se passe des grains de petit épeautre, d’amidonnier, de blés anciens et de sélections plus modernes. Les exemples viennent de partout en France mais aussi de Syrie, du Mali, d’Algérie, d’Angleterre. La table basse se charge des éléments de la journée au fur et à mesure qu’elle passe : dessus, les graines apportées par Florent, des cahiers plus ou moins fournis en notes et en schémas, des ouvrages sur l’histoire politique des semences11, des manuels d’agronomie sur les céréales ou encore le dernier numéro de Tchak, une revue belge « paysanne et citoyenne ».
[Roméo Bondon | Ballast]
Une pause puis le déjeuner me permet d’en apprendre plus sur les participant·es. Cécile, animatrice dans une crèche associative, a souhaité approfondir ses connaissances techniques et se confronter à des modes d’organisation différents du sien. « Un besoin de clarification », dit-elle, l’a menée jusqu’ici. Elle a pu cultiver quelques ares à titre d’essai l’an passé et espère s’installer sous peu en tant que paysanne-boulangère. Un premier projet collectif a avorté. Ses associé·es, dont certain·es inspiré·es par la collapsologie, avaient l’autarcie plus que l’autonomie comme moteur. « Moi, ça n’est pas la peur qui me motive », rétorque Cécile. Tandis que l’on discute, Romane finit de prendre en note les remarques, de reporter les schémas dessinés par Florent, de récupérer quelques graines dans chacun des sachets présentés pour les scotcher sur les pages de son carnet — d’autres, séduit·es, suivront son initiative. Peut-être qu’un cours réussi devrait ressembler à ça : des matériaux donnés à explorer, à manier, des gestes spontanés qui font exemple, des questions qui restent ouvertes et ne trouveront de réponse que dans la pratique, plus tard. Dehors, je rejoins Lou, Céline, Jean-Louis et Jean-Michel. La première poursuit une thèse à Bruxelles sur la constitution d’une filière des semences jusqu’au pain en Belgique tandis que la deuxième, animatrice un temps, compte lancer une activité boulangère sur la ferme où elle travaille depuis plusieurs années maintenant. Jean-Louis, pour sa part, a décidé de quitter son poste de biologiste pour s’essayer à la culture sur un espace-test octroyé par la fondation Terre de Liens. Jean-Michel, lui, construit patiemment sa future meunerie-minoterie, où les trieuses et les silos devraient côtoyer les pressoirs pour fabriquer de l’huile de lin, de chanvre ou de colza.
« Les croisements menés dans les champs de manière empirique ont été remplacé par une sélection génétique pour favoriser des caractères résistants à l’industrialisation de la transformation agro-alimentaire. »
On reprend. L’après-midi est consacrée à l’agronomie. Pour celles et ceux qui ont des carences en chimie des sols et en rotation des cultures, ça se corse. Pour d’autres, c’est l’occasion d’approfondir des expérimentations menées en plein champs, d’en valider ou non le principe. Élise, titulaire d’un BPREA12 et déjà investies dans un projet agricole, s’enquiert des associations qu’elle peut composer entre les semences sur ses parcelles, afin d’enrichir la terre et de la préparer aux cultures de céréales. À elle comme à chacun, Florent répond avec entrain et précision. Si le seigle a besoin d’un période de froid pour monter, certaines céréales craignent le gèle ; le trèfle blanc et le lotier préparent un sol fertile pour le blé, tandis que, selon l’humidité ou l’aridité du terroir, la lentille et la luzerne peuvent être recommandées. Florent prévient : « Dès qu’on fait des associations de cultures, ça rajoute potentiellement des ennuis. » Mais les avantages sont nombreux et les rotations permettent de stabiliser dans le temps les rendements attendus. Florent conclut : « Si vous n’êtes pas éleveur, vous avez quand-même un élevage : la terre, les petites bêtes du sol. » Un substrat qu’il faut apprendre à connaître pour éviter les mauvaises surprises et faire advenir les bonnes. Si le formateur paraît incollable sur les propriétés de ses terres, il n’a pas fini de faire évoluer ses pratiques. Un blé de qualité dans un champ ne le sera pas nécessairement une fois pétri, cuit, puis en bouche. La perspective de voir Céline, son associée, panifier ses farines sur la ferme, devrait lui permettre d’améliorer les populations en vue des qualités nutritionnelles et gustatives.
À l’inverse de ces pratiques, l’industrie agro-alimentaire, elle, privilégie des farines riches en protéines, à forte teneur en gluten, mieux à même de résister aux pétrins mécaniques, à la congélation et à la surgélation. Pourquoi décide-t-on de la prééminence d’un type de croisement sur un autre ? Quelles caractéristiques ont été recherchées pendant des décennies par des paysan·nes, en fonction de leur région d’origine, et quelles sont celles qui attirent aujourd’hui les semenciers ? À la dénomination usuelle de « blés modernes », Florent dit préférer « parler de blés industriels parce qu’ils ont répondu à l’industrialisation dans les champs et à l’industrialisation de la filière pain ». Les croisements menés dans les champs de manière empirique, sur un grand nombre de générations, ont été remplacés par une sélection génétique pour favoriser des caractères résistants à l’industrialisation de la transformation agro-alimentaire. En somme, on assiste depuis un siècle à « une course en avant des sélectionneurs », que la génétique accélère radicalement. Pour contrer cette standardisation, la « diversité cultivée » est le maître-mot de Triptolème. On quitte la bâtisse pour les parcelles de Julie, paysanne-boulangère de la commune et membre de l’association. On emprunte une petite route, puis un chemin creux. Un chien, puis une chèvre, nous accompagnent quelques mètres. En haut d’un talus, on distingue les pales paresseuses d’une éolienne et, en contre-bas, les champs. À première vue, on peine à différencier les semis de blé, d’orge et de seigle. Les brins lèveront dans les semaines à venir. Pour l’heure, un tapis de verdure recouvre le sol à cinquante centimètres de hauteur. Des panneaux nous renseignent en indiquant la nature des plantations devant chaque rang : Redon, Agora, Alauda, Chant d’amour… Autant de populations à l’histoire et aux caractéristiques uniques. Julie et Florent prennent le temps de détailler les particularités de chacune. Ce dernier conclut : ce sont là des blés « pirates » ou « rebelles », des semences qui n’ont pas vocation à être captées, puis dénaturées, par l’industrie.
Rechercher l’autonomie
On retrouve Julie et son compagnon, Florian, quelques jours plus tard.
Cette fois, nous ne sommes plus auprès des cultures mais dans leur ferme, celle du Grand clos Maen Ki. Des oies montent la garde et pincent sans distinction les mollets des passant·es. C’est Antonin, l’un des trois enfants, qui m’accueille. À 8 ans, il est visiblement habitué aux visites. Il me renseigne sur le nom des trois chats qui habitent les lieux en croquant des grains de blé. Puis le voilà qui part à la recherche de l’un d’eux, passant du fournil à la salle de classe attenante, de celle-ci à la meunerie-minoterie, de cette dernière à la chèvrerie, d’un pré à un autre. Avec lui je découvre l’espace. Julie nous rejoint et précise l’histoire du lieu : alors que les bâtiments avaient été construits patiemment, principalement avec des matériaux de récupération, un incendie a ravagé l’ensemble de la ferme à l’exception des habitations. Il a fallu prendre acte, puis tout reconstruire — les nouvelles installations, majoritairement en bois, impressionnent. Les participant·es à la formation arrivent peu à peu, s’installent dans le fournil et découvrent, émerveillés, les éléments qui le composent. Dans l’entrée, des livres techniques et politiques sur les semences ou le pain occupent un meuble à côté d’un bac lourd de grains dans lequel on plonge volontiers une main. Puis, l’espace se partage entre un immense four en métal noir, chauffé indirectement par un foyer alimenté en bois — tout le combustible, nous apprend-on, est coupé sur les terres environnantes — et une longue table sur laquelle ont été disposés des bannetons remplis de farines distinctes. Derrière, sous des fenêtres donnant sur les prés, divers rangements, une table de travail et, surtout, un pétrin en bois sur lequel Julie s’attarde longuement. Mais, avant d’y plonger les mains, la boulangère invite l’assemblée à se bander les yeux pour commencer par une analyse sensorielle des farines qui seront utilisées pour la fournée du jour. Les farines sont humées, touchées puis goûtées à l’aveugle pour tenter d’en reconnaître certaines ou, plus simplement, constater leur grande diversité.
[Roméo Bondon | Ballast]
On passe de la table au pétrin. Une puis plusieurs paires de mains mélangent en chœur. Tout le monde doit y passer. La farine, rejetée sur les bords, est peu à peu intégrée à l’eau, au sel et au levain. Laura, en stage pour plusieurs semaines sur la ferme, récupère un échantillon de poids égal qu’elle met dans des récipients similaires. Le but : observer la manière dont les pâtes poussent, la force des farines, la structure alvéolaire des différents essais. Au sein de l’association Triptolème, une recherche artisanale et indépendante fait partie du quotidien des membres. La pratique boulangère de Julie n’y perd toutefois pas en spontanéité. « Le métier de paysan m’apprend à faire avec ce qu’on a », assure-t-elle. Son parcours en témoigne. Avant de s’installer définitivement dans le Morbihan, elle a longtemps boulangé de manière itinérante avec un four mobile, monté sur une remorque. Des années qui lui ont appris à se passer de balance, de thermomètre, de seau gradué. Elle a dû s’adapter à une hygrométrie et à des températures variables, qui influencent grandement l’hydratation des pâtes et les temps de pousse.
Ce matin, les mains nombreuses et la chaleur de la pièce aidant, les mélanges lèveront vite. Ils nous laissent toutefois un temps suffisant pour étaler une pâte à pizza au levain préparée le matin même, la garnir et l’enfourner. La nourriture en bouche n’arrête pas les discussions : au contraire. Pascal explique sa reconversion depuis son métier d’entraîneur de tennis, l’esprit compétitif qui l’a peu à peu lassé, puis l’école de boulangerie où il a appris à travailler à la levure et avec des machines. À côté de nous, Élise et Lou commentent la recrudescence de chaînes de boulangerie dans les zones commerciales, jusque dans le cœur des villes, et déplorent que certain·es boulanger·es-paysan·nes fassent jouer la concurrence entre eux. Certains s’apparentent plus à des entrepreneurs qu’à des artisans. Au moment de faire un premier bilan, beaucoup des participant·es s’avouent déstabilisé·es quant à leurs projets futurs. Aucun·e des intervenant·es ne travaille de la même manière ! À l’image des céréales utilisées, la standardisation n’est pas de mise ici. Pour Najet, les informations accumulées ont besoin de décanter et, surtout, d’être testées : « Il faut que je mette en pratique ce qu’on a entendu. Pour le moment, c’est encore assez abstrait. » Si la quadragénaire s’est occupée de la fourniture en pain pendant une année dans un cadre communautaire, les méthodes observées cette semaine n’ont rien à voir avec celles qu’elle a pratiquées jusqu’à présent. Un bouillonnement fertile pour le lieu d’insertion sociale par l’agriculture et la boulangerie qu’elle souhaite monter dans la Drôme. On nous appelle à l’intérieur. On s’y active de nouveau. Le couvercle du pétrin le recouvre désormais à demi et sert de plan de travail sur lequel diviser, peser et façonner les pâtons pour qu’ils reposent dans leur forme définitive. Julie montre sa manière de faire, imitée ensuite par l’ensemble du groupe, bien que chacun ait déjà appris, ailleurs, des techniques différentes.
« Élise et Lou déplorent que certains boulanger·es-paysan·nes fassent jouer la concurrence. Certains s’apparentent plus à des entrepreneurs que des artisans. »
Une heure plus tard, tandis qu’une trentaine de kilos de pain prend forme et cuit dans le four, Florian nous rejoint pour prendre la suite de la formation. Ce dernier, « fanatique de l’empirisme » et « paysan polymorphe » selon ses mots, a grandi auprès de parents boulanger·es en Vendée. Très vite, ce sont les machines qui l’ont intéressé. En particulier d’anciens modèles qui, pour lui, avaient déjà les mêmes atouts que les plus récents — une carte-mère en moins. On précède Florian dans la grange où il a installé son atelier de meunerie-minoterie. Sur l’un des murs, derrière la trieuse, une affiche représentant Louise Michel, drapeau rouge flottant dans son dos. Contre la paroi opposée, d’étranges cubes en contreplaqué occupent toute la longueur du hangar. Des silos, construits aussi simplement que possible. À l’instar de ces réservoirs à grains, l’ensemble de l’installation a été pensée et élaborée par Florian. Le fonctionnement de l’antique trieur à grains alvéolaire, des moulins conçus selon les plans des frères Astrié13 ou de la mécanique acheminant le grain vers les silos lui sont connus — et pour cause : Florian a assisté à la conception de toutes ces machines à moins qu’il ne les ait lui-même construites ou réparées. Certaines ont été récupérées dans de vieilles fermes où chez d’anciens meuniers, d’autres ont été adaptées spécifiquement à ce type d’installation privilégiant de petits volumes.
Depuis le fournil attenant, Julie nous appelle : elle s’apprête à défourner. On quitte un atelier pour un autre. Là, elle racle la sole de sa pelle une dizaine de fois pour aller chercher les miches brûlantes. Quelques coups de l’index replié, comme pour frapper à une porte, indiquent si le pain est cuit jusqu’en son cœur. La croûte sonne creux : la cuisson est terminée. « Vous allez pouvoir les sentir et les écouter », lance Julie en s’activant. Ses mots ont été devancés. Plusieurs nez sont déjà postés au-dessus des miches et le double d’oreilles prêtent attention aux craquements de la croûte. On commente les couleurs contrastées dues au poulard, une espèce proche du blé dur habituellement utilisée pour faire de la semoule ou des pâtes. Malgré l’envie, on se garde d’y goûter : plusieurs heures de ressuyage sont nécessaires pour que l’humidité s’échappe et que le pain soit définitivement prêt. Le groupe repart avec quelques miches qui garniront la table, mais serviront aussi de point de repère pour juger le temps de séchage ou comparer les différences de goût et de texture avec les autres pains confectionnés durant la semaine. Jean-Michel se charge d’emmener le reste de la fournée à une épicerie solidaire. Le lendemain, les douze camarades seront en autonomie pour élaborer la fournée durant laquelle ils sont censés appliquer les apports des derniers jours. Gageons qu’ils sauront s’accorder.
[lire le troisième volet | S’organiser pour l’autonomie alimentaire (2/2)]
L’auteur tient à remercier l’association Triptolème, l’Atelier paysan, ainsi que les participants et les participantes rencontrés durant les événements pour leur accueil et leur enthousiasme durant les échanges.
Photographies de bannière et de vignette : Roméo Bondon | Ballast
- Camille Marie et Roméo Bondon, « Des jardins urbains et du béton », Ballast, n° 11, 2021.[↩]
- Collectif, Des graines dans la pelleteuse — Rencontre 2016 des luttes foncières, édition de la Dernière Lettre, 2016.[↩]
- Atelier paysan, Reprendre la terre aux machines — Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Seuil, 2021.[↩]
- Les semences paysannes sont issues de populations végétales gérées par les agriculteurs et agricultrices, sélectionnées, triées et conservées avant d’être semées. Elles ont vocation a être réemployées après chaque récoltes et sont évolutives dans le temps, ce qui les distingue des semences industrielles.[↩]
- Voir le témoignage sur le pays bigouden, dans le sud du Finistère, de Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil, Plon, 1975 et la réponse de Xavier Grall, Le Cheval couché, Hachette, 1977.[↩]
- Voir, par exemple, les deux saisons radiophoniques du « Journal breton » de la journaliste Inès Léraud, ainsi que l’ouvrage de Yannick Ogor, Le Paysan impossible — Récit de lutte, éditions du bout de la ville, 2017.[↩]
- Groupe agricole d’exploitation en commun. Forme de société civile agricole qui permet à des associé·es de travailler sur une même installation et de vendre une production commune.[↩]
- Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Organisme de recherche en agronomie issu de la fusion, en 2020, de l’INRA et de l’IRSTEA.[↩]
- Une variété population est un ensemble d’individus hétérogènes, aux génotypes variés, qui sont sélectionnés par les agriculteurs et agricultrices dans leurs champs.[↩]
- Une variété est un type de plante obtenu par sélection — aujourd’hui essentiellement génétique — en raison d’une caractéristique donnée, dans le but de la privilégier.[↩]
- Parmi lesquels le suivant : Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas, Semences : une histoire politique — Amélioration des plantes, agriculture et alimentation en France depuis la Seconde Guerre mondiale, Charles Léopold Mayer, 2012.[↩]
- Brevet professionnel responsable d’entreprise agricole.[↩]
- Moulins de petite taille inventés par Pierre et André Astrié, particulièrement adaptés à la meunerie artisanale. Ils sont constitués d’une meule en granite qui déroule le grain plutôt qu’elle ne le broie.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Casamance : résister au sel et attendre la pluie », Camille Marie et Prosper Champion, décembre 2021
☰ Lire notre article « Kurdistan Nord : une ferme écologique en résistance », Loez, novembre 2021
☰ Lire notre traduction « Des graines fugitives », Christian Brooks Keeve, juillet 2020
☰ Lire notre entretien avec Lucile Leclair : « Refuser l’agriculture industrielle », janvier 2016
☰ Lire notre entretien avec Laurent Pinatel : « Redonner un sens à l’agriculture française », avril 2016