Traduction d’un article de Jacobin pour Ballast
Angleterre. Dans les mines, les grèves s’enchaînent — l’une d’elles pousse, en 1974, le Premier ministre à anticiper des élections, qui lui feront perdre son siège. Au même moment, un nouveau parti, créé en 1967, aspire à dynamiter l’alternance politique britannique entre conservateurs et travaillistes. Son nom : le National Front. Son crédo : un fascisme à peine déguisé. À mesure que les scores s’améliorent dans les scrutins locaux et nationaux, les partisans du National Front s’affichent toujours plus ostensiblement dans les rues. À Londres, il est désormais fréquent de les voir défiler en nombre dans les quartiers multiculturels de la ville. Mais, le 23 avril 1977, dans le quartier de Wood Green, une coalition s’y oppose frontalement : un moment historique de l’antifascisme britannique et, bientôt, le début du déclin du parti. Le journaliste Luke Savage en a fait le récit, que nous traduisons.
Dans les années 1970, la mouvance fasciste britannique gagne en puissance. Diverses factions d’extrême droite se sont rassemblées en 1967 sous la coupe de A.K. Chasterton — lui-même vétéran de la British Union of Fascists d’Oswald Mosley, en tout point favorable au nazisme — pour s’unir et former le National Front (NF) : une nouvelle force électorale homogène qui prend rapidement de l’ampleur dans les décennies suivantes. Que ce soit aux élections locales ou nationales, le National Front obtient des résultats inquiétants : il rassemble plus de 16 % des votes lors d’une élection partielle pour la circonscription de West Bromwich, dans le West Midlands et enregistre près de 114 000 voix l’année suivante aux élections législatives. C’est à Londres, toutefois, que le parti fait son incursion la plus menaçante. Lors des élections municipales de 1977, le National Front obtient une part importante des suffrages dans plusieurs arrondissements [boroughs], parmi lesquels Bethnal Green (19,2 %), Hacket South (19 %) et Stepney (16,4 %) — des résultats suffisamment importants pour qu’un journaliste du Guardian, Martin Walker, en vienne à envisager dans un livre paru en 1977 sur le parti et son évolution, que le National Front pourrait « brutalement conquérir le pouvoir ».
De façon inquiétante, la Grande-Bretagne semble alors constituer un terrain favorable à de tels événements. Entre une austérité punitive (qui n’est rien d’autre que l’œuvre d’un gouvernement travailliste), les salaires incertains et les propos racistes sur la race et l’immigration, largement inspirés d’Enoch Powell [ancien ministre élu député en 1974, ndlr], tenus dans tout le pays, le discours xénophobe du National Front conquiert une part de l’électorat conservateur comme travailliste et s’attache les nouveaux partisans. Si les estimations du nombre de ses membres varie, celles proposées par le magazine antifasciste Searchlight suggèrent que le parti comptait 17 500 adeptes en 1972, alors qu’ils n’étaient que 4 000 quelques années plus tôt. Selon l’historien Richard Thurlow, le National Front constitue « une tentative pour réinvestir les principes essentiels de l’idéologie nazie dans un langage plus rationnel et avec des arguments apparemment raisonnable », laquelle vise à « convertir les populistes racistes » en ardents défenseurs du fascisme. Si l’on met de côté cette tentative de s’adresser au plus grand nombre, l’idéologie et les principes directeurs du National Front sont, de son propre aveu, fascistes, mêlant suprémacisme blanc, antisémitisme et nombre de dogmes anti-Noirs fondés sur des théories conspirationnistes et racistes. De même que leurs prédécesseurs l’avaient envisagé dans les années 1930, les dirigeants du National Front se mirent à rêver de l’enterrement prochain de la démocratie et de la société multiculturelle britannique, et s’organisèrent en gardant cet objectif en tête.
« Si l’on met de côté cette tentative pour s’adresser au plus grand nombre, il apparaît que l’idéologie et les principes directeurs du National Front sont, de son propre aveu, fascistes. »
Au milieu des années 1970, le National Front affirme sa présence dans les rues par la violence. L’historien Andy Beckett le décrit ainsi : « Il y a toujours eu une forme de machisme exprimée dans la rue de la part du National Front — et ce pas seulement en raison de ses liens avec les Black Shirts de Mosley1. Mais à partir de 1974, les marches délibérément provocatrices dans les quartiers d’immigrés, les réunions menées sur les trottoirs dans le but assumé d’intimider et d’autres formes d’occupations agressives de l’espace public deviennent des tactiques à part entière du National Front. L’une des cibles fréquentes est Brick Lane, dans l’East London : une rue étroite et très fréquentée, principalement par des Bangladais, proche de plusieurs zones depuis longtemps reconnues comme centrales concernant les actes politiques racistes. »
Un rapport publié par un syndicat de l’East London remarque qu’il semble y avoir « de plus en plus de ventes [des journaux fascistes] National Front News et Spearhead chaque semaine dans les environs ». Un passage du rapport décrit parfaitement l’une des actions typiques menées dans la rue par le National Front : « De jeunes skinheads, la plupart arborant des badges NF rules OK
[Le NF peut gouverner, ndlr], des t‑shirts à l’effigie du parti, ou des exemplaires de NF News dans leurs poches, se rassemblent en haut de Brick Lane depuis 11 heures ce matin. […] Certains viennent de Peckham, Ealing, Putney. Certains sont venus en mini-bus. […] Aux environs de midi, après un meeting du National Front, un groupe de jeunes Blancs descend Brick Lane, applaudissant et criant Le National Front est le front de l’homme blanc
. La police a soudainement disparu. […] Puis, 150 jeunes Blancs descendent la rue en courant, criant Mort à ces salauds de Noirs
et cassant les vitrines d’une douzaine de magasins ainsi que les pare-brises des voitures des boutiquiers bangladais. Abdul Monan, 55 ans, s’est retrouvé inconscient après avoir été frappé par une grêle de pierres et de pavés lancés en direction de son échoppe. […] La police dira que la « manifestation spontanée » est arrivée au moment même où ils procédaient à leur relève et qu’ils ont été totalement pris de court. » Sous le titre « Du sang dans les rues : des attaques racistes dans l’East London », le rapport fait été d’au moins 200 incidents de ce genre entre janvier 1976 et août 1978, parmi lesquels deux meurtres — incidents dont nombre d’entre eux sont directement imputables à des militants fascistes. C’est dans ce contexte que la journée du 23 avril 1977 apparaît comme l’un des efforts les plus radicaux et les plus décisifs menés par des militants antifascistes dans leur lutte contre le poison du National Front.
Avec un contingent de près de 1 200 participants, les membres du National Front ont prévu ce jour-là de faire une descente dans l’arrondissement multiculturel de Haringey, dans le North London. Leur but est de manifester depuis le parc de Duckett’s Common jusqu’à une rue marchande bondée de clients le samedi après-midi. Prévenus qu’une manifestation fasciste était en préparation, les élus municipaux ont contacté la police de Londres pour interdire la marche — une requête fermement rejetée. Toutefois, en faisant appel à plusieurs groupes communautaires, les organisateurs seraient parvenus à réunir quelque 3 000 contre-manifestants dans les rues, soit deux fois plus que le nombre de fascistes, empêchant la plupart d’entre eux de rejoindre le rassemblement qui était prévu à la fin de la manifestation. Selon l’historien Keith Flett, un tel rapport de force a été rendu possible grâce aux efforts d’organisation durant lesquels les participants ont intensément débattu de la stratégie à adopter et des tactiques à mettre en œuvre, ainsi que grâce à une campagne de tractage agressive menée localement.
En tant que jeune conseiller municipal de 28 ans et représentant syndical, Jeremy Corbyn fut le coordinateur de la coalition. Les représentants de l’arrondissement, parmi lesquels plusieurs Tories, ont fait preuve d’unité dans leur opposition au National Front : sur les 60 places de conseillers, 55 se sont rangés derrière une banderole « Les conseillers d’Haringey contre le racisme » le jour de la contre-manifestation. Parmi les participants, on compte également des syndicalistes, des militants socialistes et radicaux, des groupes communautaires (dont l’Indian Workers’ Association et des membres de Rock Against Racism), dont certains ont affronté directement les fascistes. David Widgery, activiste au sein du Socialist Workers Party, l’a rappelé dans son livre Beating Time : « Le National Front […] a dû faire face à une opposition déterminée, qui était armée de fumigènes, de fusées éclairantes, de briques, de bouteilles et qui avait prévu des embuscades. Il y a eu un mouvement spontané pour bloquer la route et attaquer le Front. Les militants antifascistes habituels ont vu leurs rangs grossir de gangs venus du North London, de rockabillys, de soul girls et de rasta en survêtement. Un groupe d’enfants Noirs lançaient avec force précision des chaussures empruntées chez Freeman, Hardy et Willis. » L’écrivain David Renton a lui aussi fait cas de heurts lors de la contre-manifestation dans son compte-rendu, notant qu’alors que « les communistes et les prêtres tenaient un meeting dans un coin de Duckett’s Common, un groupe composé d’éléments plus radicaux de la foule s’est détaché pour soumettre la colonne du National Front à un barrage de fumigènes, d’œufs et de fruits pourris ». Quelque 81 personnes seront arrêtées, parmi lesquelles 74 dans les seuls rangs antifascistes.
« Parmi les participants, on compte également des syndicalistes, des militants socialistes et radicaux, des groupes communautaires, dont certains ont affronté directement les fascistes. »
Les jours suivant, la feuille locale Hornsey Journal fera sa une sur la manifestation, citant la prise de position de Jeremy Corbyn, lequel dénonce la passivité de la police face à la menace fasciste : « […] Pourquoi la police a‑t-elle autorisé le National Front à marcher dans la zone marchande la plus bondée du North London, alors même que cet espace est habité par plusieurs des plus importantes communautés de Londres issues de l’immigration ? Depuis les événements de ce samedi, il est clair que la plus large protestation possible doit être opposée à l’encontre de ces fascistes modernes. Combien de temps doit-on attendre pour que le fascisme soit banni de nos rues ? » Quelques mois plus tard, lors de la Battaille de Lewisham, les organisations antifascistes défieront à nouveau le National Front — qui, une fois de plus, recevra une protection importante de la part de la police londonienne. Ensemble, ces deux contestations ont grandement contribué à la démoralisation du mouvement fasciste britannique et, finalement, à son déclin en tant que force politique.
Dans son essai influent paru en 1979 sous le titre « The Great Moving Right Show », Stuart Hall, l’un des tenants le plus en vue des cultural studies, mentionne les campagnes antifascistes et les actions directes menées à la fin des années 1970 comme les rares succès qu’a pu compter une période par ailleurs caractérisée par un retrait de la gauche. Bien que d’autres facteurs soient entrés en jeu, l’effondrement de l’électorat du National Front dans les scrutins suivants a été rapide et sévère : aux élections législatives de 1983, le parti n’enregistre que 27 065 voix sur l’ensemble du pays, perdant plus de 190 000 votes. À Haringey, où le National Front avait atteint 8 % lors des suffrages précédents, les résultats tombent à 3 % en 1979 et le parti se trouve incapable de présenter un candidat pour cette circonscription lors des élections suivantes.
À l’instar de la bataille de Cable Street en octobre 1936, les affrontements à Wood Green ont à coup sûr été un moment formateur dans la lutte contre le fascisme en Grande-Bretagne. Au moment des commémorations du quarantième anniversaire des événements du 23 avril 1977, Corbyn lui-même a fait le lien entre ces combats et ceux de notre époque : « Ce que nous avons fait ce jour-là, en 1977, devrait s’ancrer dans l’Histoire. Une communauté s’est levée et a affirmé que les racistes ne passeraient pas. Alors que dans tant de communautés à travers le pays, on assiste depuis plusieurs mois à une résurgence de la xénophobie ; alors que l’extrême droite se consolide partout en Europe, que l’antisémitisme, l’islamophobie et la haine se développent, je me contenterais de dire que cette haine est une perte de temps et d’énergie, qu’elle sape le moral de toute la communauté. Cette jeunesse qui grandit ensemble, qui se montre compréhensive et fière de la diversité de ces communautés, parvient à faire bien plus… Il n’y a pas de compromis avec l’intolérance. Il n’y a pas de compromis avec le racisme. »
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Luke Savage, « Remembering the Battle of Wood Green », Jacobin, 23 avril 2019
Photographie de bannière et de vignette : DR
- En référence aux chemises noires portées par les militants de la British Union of Fascists pour se distinguer [ndlr].[↩]
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