Sur les traces de la révolutionnaire Lucy Parsons


« Apprenez l’usage des explo­sifs ! » C’est un long che­min qui a mené à cette conclu­sion la femme qui publie ces mots en 1884 dans le jour­nal Alarm. Née au Texas de parents esclaves, Lucy Parsons gagne Chicago, où elle pas­se­ra sa vie, avec son cama­rade et mari Albert Parsons. La ville est en pleine muta­tion. Des usines s’y ins­tallent en nombre et, avec elles, toute une popu­la­tion en quête de tra­vail. Contre l’arbitraire d’une classe patro­nale sans pitié, les mili­tants syn­di­caux orga­nisent l’autodéfense ouvrière, y com­pris par les armes, et se battent pour les droits des tra­vailleurs. Lucy Parsons n’est pas en reste : cou­tu­rière, elle contri­bue, comme ses contem­po­raines Emma Goldman et Voltairine de Cleyre, à orga­ni­ser ses sœurs d’infortune, tout en écri­vant des textes enflam­més appe­lant au sou­lè­ve­ment de la classe ouvrière. Le socio­logue Francis Dupuis-Déri a bros­sé son por­trait en intro­duc­tion à une antho­lo­gie de ses écrits qui paraît ces jours-ci aux édi­tions Lux — nous le publions.


Le 26 juin 1888, le jour­nal Le Sud de la petite ville de Sorel, au Québec, rap­por­tait ceci :

Lucy Parsons, la veuve de l’un des anar­chistes exé­cu­tés au mois de novembre der­nier, s’est livrée, dans les rues de Chicago, à une mani­fes­ta­tion qui a cau­sé d’autant plus d’émoi que la ville four­mille actuel­le­ment de poli­ti­ciens et d’étrangers accou­rus de tous les points des États-Unis pour assis­ter à la grande conven­tion du Parti répu­bli­cain. La veuve de l’anarchiste s’est fait conduire en plein jour à tra­vers les rues les plus fré­quen­tées de la ville dans une voi­ture décou­verte [car­riole], der­rière laquelle était accro­ché un por­trait au crayon gran­deur nature de son mari. En même temps, la mani­fes­tante jetait aux pas­sants des cir­cu­laires annon­çant l’ouvrage lais­sé par son mari, L’anarchie, et les invi­tant à l’acheter et à le lire. Une foule énorme n’a pas tar­dé à s’attrouper der­rière la voi­ture et à la suivre. Mais fina­le­ment, la police est inter­ve­nue et a ame­né voi­ture, cocher et mani­fes­tante au poste1.

Une dizaine d’années plus tard, le Chicago Daily Tribune publiait ce court texte au sujet d’un dis­cours pro­non­cé par Lucy Parsons :

« Vous, meur­triers hideux ! Je vous hurle au visage ! » Lucy Parsons a été inter­rom­pue à ce moment de son dis­cours, hier soir au Turner Hall de la 20e Rue, par le capi­taine Wheeler, du poste de police de la rue Maxwell, qui est sor­ti des cou­lisses pour la traî­ner hors de la scène alors qu’elle se débat­tait. Elle est par­ve­nue à s’échapper, a dis­pa­ru, puis est réap­pa­rue sur la scène et a crié : « Vous, meur­triers ! » Le capi­taine Wheeler l’a sai­sie à nou­veau par les épaules pour la pous­ser hors de la scène. Ce fut le point culmi­nant de cette assem­blée pal­pi­tante, la 9e com­mé­mo­ra­tion annuelle de la pen­dai­son de August Spies, A.R. Parsons, Adolph Fischer et George Engel2.

Voilà le type de femme qu’était Lucy Parsons3. Elle serait née sous le pré­nom de Lucia en 1853 à Waco, au Texas. Elle est morte en 1942, à près de 90 ans, dans l’incendie acci­den­tel de sa mai­son à Chicago, auquel elle n’a pu échap­per en rai­son de sa céci­té qua­si com­plète. Son com­pa­gnon d’alors, George Markstall, a bel et bien essayé de l’en extir­per, en vain. Lui-même assez âgé, il a suc­com­bé à ses brû­lures le len­de­main à l’hôpital.

« Je suis anar­chiste des pieds à la tête. »

Aujourd’hui encore, de vifs débats per­sistent quant aux ori­gines de Lucy Parsons, qui a elle-même entre­te­nu un cer­tain mys­tère à ce sujet, offrant dif­fé­rentes ver­sions en diverses occa­sions, en par­ti­cu­lier aux jour­na­listes. Il semble tou­te­fois presque cer­tain qu’elle soit née de parents esclaves d’origine afri­caine, même si elle l’a sou­vent nié. Elle se pré­sen­tait par­fois comme fille d’un couple mexi­cain, ou autoch­tone et même aztèque, ou encore d’un couple mixte mexi­cain et autoch­tone, comme l’a d’ailleurs rap­por­té le quo­ti­dien mont­réa­lais La Presse : « Bien qu’elle res­semble abso­lu­ment à une négresse, la femme anar­chiste se pré­tend fille d’un Mexicain et d’une Indienne. » Je suis anar­chiste des pieds à la tête a-t-elle décla­ré, expli­quant être à New York pour répandre les lumières de l’anarchisme4. » Entretenant l’ambiguïté, Lucy a ain­si uti­li­sé plu­sieurs noms de famille lorsqu’elle signait des for­mu­laires admi­nis­tra­tifs : Carter, Hull et Diaz.

Il faut dire qu’à cette époque, le sta­tut d’ancienne esclave sus­ci­tait bien sou­vent méfiance et mépris, par­ti­cu­liè­re­ment chez ses nom­breux détrac­teurs, qui n’hésitaient pas à uti­li­ser ses ori­gines afro-amé­ri­caines pour l’insulter. À Chicago, la com­mu­nau­té afro-amé­ri­caine repré­sen­tait à peine 1 % de la popu­la­tion au moment où Lucy et son mari y ont amé­na­gé, dans les années 1870, moins de 2 % après 1890 et seule­ment 4 % en 1920. En fait, au milieu des années 1880, à peine 25 % de la popu­la­tion de la ville était née aux États-Unis, alors que plus de 40 % était ori­gi­naire d’Allemagne ou de Scandinavie et près de 20 % d’Irlande. Ajoutons à cela que les patrons de Chicago fai­saient régu­liè­re­ment venir des Noirs des États du Sud pour bri­ser les grèves et que des supré­ma­cistes blancs ont fait explo­ser une soixan­taine de bombes pour détruire des mai­sons de familles noires entre 1917 et 1921, et ce, afin de les dis­sua­der de s’installer dans les quar­tiers blancs. Le contexte était donc par­ti­cu­liè­re­ment hos­tile aux per­sonnes noires.

[Hannelore Baron]

On sait à tout le moins que, vers l’âge de 17 ans, Lucy Parsons a vécu au Texas avec Oliver Gathings, un ancien esclave, et qu’ils for­maient un couple lorsque Lucy a ren­con­tré Albert Parsons, qu’elle fini­ra par épou­ser. Les mariages entre un homme blanc et une femme noire étaient alors illé­gaux au Texas, et Albert par­ti­ci­pait à la cam­pagne pour ins­crire les Afro-Américains sur les listes élec­to­rales, ce qui lui a valu des menaces de mort de la part des supré­ma­cistes blancs. Le couple va ain­si rapi­de­ment migrer vers le nord, pour s’installer à Chicago en 1872 ou 1873. Le capi­ta­lisme y est en plein essor, et la classe ouvrière vit dans des condi­tions misé­rables, voire insa­lubres. Elle s’entasse dans les tau­dis des quar­tiers ouvriers où l’air ambiant empeste, sur­tout en période de grande cha­leur, en rai­son des égouts à ciel ouvert dans les­quels se mélangent excré­ments humains, restes ali­men­taires et cadavres d’animaux. La classe ouvrière de Chicago est aus­si affec­tée par les inno­va­tions tech­no­lo­giques. Par exemple, dans l’industrie des abat­toirs, au cœur de l’économie de la ville, l’utilisation de machines et l’arrivée des réfri­gé­ra­teurs indus­triels en 1874 entraînent d’importantes mises à pied. Ailleurs, les machines à écrire servent d’excuse pour licen­cier les sténographes.

Ces condi­tions éco­no­miques dif­fi­ciles se dété­riorent davan­tage avec la crise éco­no­mique des années 1870, qui rédui­ra des dizaines de mil­liers de per­sonnes à la men­di­ci­té et à l’itinérance. Ce contexte est en revanche pro­pice aux idées révo­lu­tion­naires et anti­ca­pi­ta­listes qui gagnent les cœurs et les esprits, effrayant d’autant l’élite poli­tique et capi­ta­liste qui fait appel à une police bru­tale et sans scru­pules. Comme à New York et dans d’autres villes des États-Unis, la classe ouvrière était consti­tuée de popu­la­tions immi­grantes, atti­rées par le « rêve amé­ri­cain ». Il n’était donc pas rare, lors des ras­sem­ble­ments ouvriers, d’entendre des dis­cours en alle­mand, en polo­nais, en sué­dois, en yid­dish et même en fran­çais (du Québec ou de France). On pou­vait ain­si par­fois y entendre La Marseillaise et cer­taines des lettres ouvertes de Lucy Parsons dans la presse se concluent par un « Salut ! » bien français.

« Le mou­ve­ment anar­chiste de Chicago de l’époque comp­tait envi­ron 20 % de femmes dans ses orga­ni­sa­tions, et plu­sieurs étaient des ora­trices reconnues. »

Alors que les Parsons se joignent aux struc­tures locales des Chevaliers du tra­vail5 et du Workingmen’s Party6, le mou­ve­ment ouvrier entame en 1877 l’une des plus impor­tantes grèves de masse de l’histoire du pays, d’abord dans l’industrie du tex­tile, puis dans les che­mins de fer. Même si Albert est un membre res­pec­té de la sec­tion 16 du syn­di­cat des typo­graphes de Chicago, il est pour­tant ren­voyé du Chicago Sun par la direc­tion du jour­nal qui n’apprécie guère ses acti­vi­tés poli­tiques. Lucy Parsons tra­vaille alors comme cou­tu­rière à domi­cile pour assu­rer la sub­sis­tance du couple. Albert était une per­son­na­li­té bien connue des réseaux socia­listes — et des auto­ri­tés — de Chicago, puisqu’il s’était por­té can­di­dat sous la ban­nière socia­liste dans plu­sieurs élec­tions, comme gref­fier de com­té, éche­vin, et deux fois comme repré­sen­tant à l’Assemblée de l’État. Au début des années 1880, il renonce tou­te­fois défi­ni­ti­ve­ment à la poli­tique offi­cielle, et le couple s’affiche dès lors comme « anar­chiste ». Albert lance son jour­nal The Alarm en 1884, le pre­mier jour­nal anar­chiste anglo­phone de la ville par­mi les six qui existent déjà dans d’autres langues.

Lucy Parsons ne res­te­ra pas long­temps dans l’ombre de son conjoint. En 1878, elle s’associe à d’autres femmes pour fon­der la Working Women’s Union, qui regroupe des domes­tiques, des com­mis de grands maga­sins et des cou­tu­rières et qui se réunit chaque dimanche pour dis­cu­ter des condi­tions éco­no­miques des tra­vailleuses. Elle y ren­contre Lizzie Mary Hunt Swank, dont la mère vivait dans une com­mune où l’on pra­ti­quait l’amour libre — Berlin Heights — et où pri­mait le prin­cipe du droit abso­lu à l’autonomie pour les femmes. Lizzie sera très active dans les mou­ve­ments ouvriers et anar­chistes de Chicago où, avec Lucy, elles luttent pour l’égalité des femmes. Elles sont demeu­rées très proches toute leur vie, à la fois comme amies et cama­rades de com­bat, Lizzie étant assis­tante à la rédac­tion du jour­nal The Alarm, signant elle aus­si des textes dans des jour­naux révo­lu­tion­naires et pro­non­çant des dis­cours lors d’événements publics. Lucy Parsons entre­prend éga­le­ment de rédi­ger des articles dans divers jour­naux comme The Socialist, et sur­tout The Alarm. Comme Albert, elle y lance des appels à la lutte armée en des termes sans équi­voque, par exemple dans un article inti­tu­lé « Dynamite » où elle explique que « la voix de la dyna­mite est celle de la force, la seule que la tyran­nie puisse com­prendre7 ». Ou encore dans son texte inti­tu­lé « Aux vaga­bonds, aux chô­meurs, aux déshé­ri­tés, aux mal­heu­reux », qui se ter­mine par un appel à apprendre « à uti­li­ser des explo­sifs », texte qui sera régu­liè­re­ment cité par la presse bour­geoise, la police et les avo­cats de l’époque comme la preuve du dan­ger que repré­sentent les anar­chistes. En une autre occa­sion, elle s’est moquée de poli­ciers, de détec­tives et d’un juge de Chicago, qui pré­ten­daient vou­loir déjouer un com­plot d’attentat à la dyna­mite, en décla­rant, fron­deuse, à des jour­na­listes de la presse écrite : « J’ai bien l’intention d’agir moi-même si je peux les tuer tous8. »

[Hannelore Baron]

Cette rhé­to­rique incen­diaire répon­dait à celle du patro­nat, qui en appe­lait à tuer les gré­vistes en leur impo­sant le « régime des balles », comme l’affirmait le diri­geant de la Pennsylvania Railroad Tom Scott, ou encore, tel que le conseillait cyni­que­ment un édi­to­ria­liste du Chicago Times : « On devrait lan­cer des gre­nades à main par­mi les marins syn­di­qués qui cherchent à obte­nir de meilleurs salaires et moins d’heures de tra­vail. Ce serait leur ser­vir une pré­cieuse leçon, et les autres gré­vistes seraient ain­si aver­tis du sort qui les attend9. » En 1878, à Chicago, la Citizens Association — liée au milieu des affaires — avait gra­cieu­se­ment offert aux auto­ri­tés une mitrailleuse Gatling, 600 cara­bines et 4 canons, pour faire face à la menace ouvrière. Dans un tel contexte, on ne sera pas sur­pris que bien plus d’ouvriers et de gré­vistes aient été tués par les sol­dats, la police ou les milices patro­nales que de patrons par des révo­lu­tion­naires, et ce, toutes ten­dances confon­dues. À titre d’exemple, lors de la grande grève des che­mins de fer de 1877, à Chicago, 35 gré­vistes ont per­du la vie et envi­ron 200 d’entre eux ont été bles­sés, alors qu’une ving­taine ont été tués à Pittsburgh où les auto­ri­tés avaient déployé 3 régi­ments de mili­ciens, 1 000 sol­dats fédé­raux et une bat­te­rie d’artillerie. Lucy Parsons expli­que­ra plus tard que ce sont notam­ment ces mas­sacres de tra­vailleurs qui ont éveillé son sen­ti­ment d’injustice. En 1893, 24 gré­vistes sont tués par la cava­le­rie envoyée à Chicago pour répri­mer la grève des employés du tram­way. En 1937, la police char­ge­ra des gré­vistes de l’industrie de l’acier qui pique-niquaient dans un parc, en tuant dix — la plu­part décé­dés à la suite de tirs dans le dos — et en bles­sant une cen­taine. Voilà à quoi res­sem­blait la lutte des classes, à Chicago !

Albert et Lucy mul­ti­pliaient les dis­cours enflam­més, que ce soit lors de grèves, de ras­sem­ble­ments mili­tants, ou d’événements publics comme les fameux pique-nique ouvriers, qui réunis­saient par­fois jusqu’à plu­sieurs mil­liers de familles, le dimanche, dans les grands parcs de la ville, avec des parades de clubs de tir, des cho­rales, des fan­fares, des pièces de théâtre et des danses10. Si cer­taines ten­dances du mou­ve­ment s’opposaient à l’entrée des femmes sur le mar­ché du tra­vail, sous pré­texte qu’elles fai­saient bais­ser les salaires et que leur place était aux cui­sines, le mou­ve­ment anar­chiste de Chicago de l’époque comp­tait envi­ron 20 % de femmes dans ses orga­ni­sa­tions, et plu­sieurs étaient des ora­trices recon­nues, y com­pris des exi­lées fran­çaises ayant par­ti­ci­pé à la Commune de Paris de 187111. Or, Lucy Parsons atti­rait l’attention parce qu’il était rare de voir une femme noire prendre ain­si la parole en public à Chicago mais aus­si, et sur­tout, par la force de ses pro­pos. Fidèle au style raco­leur et sen­sa­tion­na­liste, voire raciste, de la presse de l’époque, un jour­na­liste qui avait cou­vert son voyage à Londres la décri­vait ainsi :

« Elle a les lèvres char­nues, les che­veux noirs, les yeux noirs brillants et le teint riche, typiques des sang-mêlés. Elle est d’une étrange beau­té. Mais c’est quand elle ouvre la bouche que la pleine puis­sance de sa per­son­na­li­té vous frappe, car elle est dotée d’une voix par­faite. Profonde, mélo­dieuse, claire et grave, elle porte sans aucun effort de sa part, excé­dant de dix fois la capa­ci­té pul­mo­naire. Une voix qui exprime les mille et un sen­ti­ments de l’âme12. »

Le massacre de Haymarket et ses suites

« Agitatrice dans le vrai sens du terme, Lucy Parsons visait l’efficacité et la force de frappe. »

La vie de Lucy Parsons sera pro­fon­dé­ment mar­quée par les évé­ne­ments de Haymarket Square, à Chicago, où un ras­sem­ble­ment ouvrier exi­geant la jour­née de huit heures s’est ter­mi­né bru­ta­le­ment après l’explosion d’une bombe, entraî­nant des échanges de coups de feu et fai­sant plu­sieurs morts dans les rangs de la police. Dans les jours qui suivent, la répres­sion s’abat sur le mou­ve­ment ouvrier de Chicago et sept anar­chistes sont arrê­tés : George Engel, Samuel Fielden, Adolph Fischer, Louis Lingg, Oscar Neebe, Michael Schwab et August Spies. Albert Parsons est quant à lui recher­ché par la police et il se livre­ra plus tard, en se pré­sen­tant direc­te­ment au tri­bu­nal. Au terme d’un pro­cès hau­te­ment média­ti­sé, tous seront jugés res­pon­sables du bain de sang, puis condam­nés. Quatre seront pen­dus (Engel, Fischer, Spies et Parsons), trois ver­ront leur peine de mort com­muée à la réclu­sion à per­pé­tui­té (Fielden, Neebe et Schwab), alors que Lingg se sui­ci­de­ra en pri­son. Fielden, Neebe et Schwab seront fina­le­ment gra­ciés le 26 juin 1893 par le gou­ver­neur John P. Altgeld, élu grâce à l’appui des ouvriers, qui admet­tra que les pro­cé­dures judi­ciaires avaient été viciées et que les accu­sés n’avaient eu aucune chance de s’en tirer vivants.

Lucy Parsons consa­cre­ra d’ailleurs la majeure par­tie de sa vie à hono­rer la mémoire d’Albert, qui res­te­ra pour tou­jours son âme sœur, et des autres mar­tyrs de Haymarket, morts pour la cause ouvrière. Elle pro­fi­te­ra de toutes les occa­sions pour vendre le livre de son défunt époux, Anarchism : Its Philosophy and Scientific Basis (à notre connais­sance jamais tra­duit en fran­çais), ain­si que le sien, The Life of Albert R. Parsons, s’assurant ain­si une source non négli­geable de reve­nus. Elle signe­ra aus­si de nom­breux articles et pro­non­ce­ra plu­sieurs dis­cours rap­pe­lant l’histoire de cette ter­rible affaire, en par­ti­cu­lier le 1er mai et le 11 novembre 1887, date de la pen­dai­son13. Lucy Parsons était d’ailleurs très sou­vent pré­sen­tée par la presse en tant que « veuve du célèbre anar­chiste Albert Parsons », comme l’illustre l’article cité en début d’introduction, mais aus­si comme la « grande prê­tresse de l’anarchie » qui n’hésitait pas à « blas­phé­mer » et à affir­mer que « le dra­peau rouge est la seule ban­nière menant à la liber­té », en cette époque où les anar­chistes ne s’identifiaient pas seule­ment au dra­peau noir, qui signi­fiait alors que « les gens souffrent – que les hommes sont au chô­mage, que les femmes crèvent de faim, que les enfants sont pieds nus14 ».

[Hannelore Baron]

Agitatrice dans le vrai sens du terme, elle visait l’efficacité et la force de frappe, n’hésitant pas à repu­blier des ver­sions légè­re­ment rema­niées d’un même texte dans dif­fé­rents jour­naux pour maxi­mi­ser sa dif­fu­sion, comme « The Factory Child » paru dans The Alarm (19 sep­tembre 1885), puis encore dans The Alarm (6 octobre 1888) et plus tar­di­ve­ment dans The Liberator (sep­tembre 1905), tra­duit ici sous le titre « Enfants ouvriers d’usine ». Contrairement à d’autres anar­chistes de son époque, comme Voltairine de Cleyre ou Emma Goldman, Lucy Parsons signait des textes courts, qu’elle rédi­geait dans un style simple per­met­tant de s’adresser direc­te­ment aux déshé­ri­tés, y com­pris aux popu­la­tions immi­grantes dont l’anglais n’était pas la langue pre­mière. À la dif­fé­rence d’Emma Goldman qui citait sou­vent les tra­vaux d’auteurs et de pen­seurs qui ins­pi­raient ses réflexions, par exemple sur la pros­ti­tu­tion, Lucy Parsons ne fai­sait pas réfé­rence à ses lec­tures, même si sa biblio­thèque comp­tait 3 200 livres. Cela dit, cer­tains de ses écrits sont plus lyriques ou poé­tiques et pos­sèdent des qua­li­tés lit­té­raires indé­niables, notam­ment la fable « Je m’appelle Révolution », ou « Les gron­de­ments de l’orage qui approche » et « Un conte de Noël ». D’autres laissent trans­pa­raître le sens de l’humour par­fois acerbe de leur autrice, comme « Les tra­vailleuses » et « Nous sommes tous anar­chistes », où elle joue avec les pires sté­réo­types dans un pro­ces­sus de catharsis.

Lucy Parsons don­nait régu­liè­re­ment des confé­rences aux États-Unis, dont à New York, mais aus­si à Vancouver au Canada et à Londres au Royaume-Uni, où elle a ren­con­tré Pierre Kropotkine. La presse locale ne man­quait pas d’en infor­mer son lec­to­rat et par­fois de repro­duire des extraits de ses dis­cours. Ces dépla­ce­ments étaient même rap­por­tés par les jour­naux de loca­li­tés fort éloi­gnées du lieu où se dérou­laient les évé­ne­ments aux­quels Lucy Parsons par­ti­ci­pait, comme Le Courrier de Saint-Hyacinthe, au Québec, qui publiait le 4 août 1900 une brève à pro­pos d’un congrès anar­chiste qui devait avoir lieu à Paris en sep­tembre15 et qui, selon « madame Lucy Parsons », aurait pour objec­tif « de pré­pa­rer un plan d’action pour tous les anar­chistes du monde à l’effet d’unir davan­tage tous les par­ti­sans de l’anarchie, et de for­mer une orga­ni­sa­tion uni­ver­selle ». Il lui arri­vait de visi­ter plus d’une ving­taine de villes dans une même tour­née et de prendre la parole plus d’une qua­ran­taine de fois, sou­vent pen­dant plus de deux heures.

« Il lui arri­vait de visi­ter plus d’une ving­taine de villes dans une même tour­née et de prendre la parole plus d’une qua­ran­taine de fois. »

Tout en gar­dant vivante la mémoire des mar­tyrs de Haymarket, elle s’intéressait à plu­sieurs ques­tions, comme l’indiquait The Liberator en annon­çant les titres des confé­rences pré­vues dans le cadre de l’un de ses nom­breux voyages : « La malé­dic­tion du tra­vail des enfants », « La mis­sion et les objec­tifs des Industrial Workers of the World [IWW]16 » et « La défi­ni­tion de l’anarchisme ». Elle abor­dait aus­si des sujets tels que l’importance d’une solide orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire, l’égalité entre les hommes et les femmes, la régu­la­tion des nais­sances et la libé­ra­tion des pri­son­niers poli­tiques. Même devant la menace de la police, elle ten­tait par tous les moyens de pro­non­cer les dis­cours qu’une foule était venue écou­ter, quitte à le faire à l’extérieur si on lui inter­di­sait l’accès à la salle pré­vue pour un évé­ne­ment. Il n’était pas rare que des dizaines de poli­ciers soient pré­sents dans les salles où elle pre­nait la parole et que ces évé­ne­ments donnent lieu à des échauf­fou­rées, en par­ti­cu­lier quand ces der­niers ten­taient de la cen­su­rer, voire de la conduire au poste de police. Des pro­prié­taires de salles louées pour divers évé­ne­ments cédaient sou­vent aux pres­sions des auto­ri­tés et annu­laient la réser­va­tion. Lucy Parsons et ses cama­rades ten­taient tant bien que mal de négo­cier avec eux, mais le tout se ter­mi­nait par­fois en prison.

Anticapitaliste avant tout

Presque toutes les per­sonnes qui se sont pen­chées sur la vie et les écrits de Lucy Parsons s’étonnent du peu de place que prend le racisme dans son œuvre, sur­tout si l’on consi­dère son ori­gine, la cou­leur de sa peau et le contexte mar­qué par la vio­lence inouïe et bien docu­men­tée17 des lyn­chages aux États-Unis. Parmi les pistes d’explication poten­tielle et à défaut de savoir ce que la prin­ci­pale inté­res­sée en pen­sait elle-même, rap­pe­lons qu’elle reniait bien sou­vent son iden­ti­té afro-amé­ri­caine et que la popu­la­tion noire de Chicago était alors minus­cule. Soulignons éga­le­ment que peu d’anarchistes contem­po­rains de Lucy Parsons dis­cu­taient de la ques­tion raciale, au-delà de quelques allu­sions ou d’interventions ponc­tuelles. Cela dit, elle aborde le sujet dans cer­tains textes, dont « Aux Noirs » dans lequel elle sou­ligne que les condi­tions de vie des anciens esclaves ont bien peu chan­gé depuis l’abolition de l’esclavage, alors que leurs anciens maîtres sont deve­nus leurs patrons et qu’on les entasse dans des péni­ten­ciers où se pra­tique le tra­vail for­cé. Elle conclut par un appel aux Afro-Américains à se défendre en recou­rant à la vio­lence. Dans un autre texte (« À pro­pos des lyn­chages dans le Sud »), elle constate aus­si que jamais depuis des temps très anciens, « l’histoire n’a été le théâtre d’une vio­lence comme celle que subissent aujourd’hui les Noirs du Sud des États-Unis. Il nous est facile de pen­ser à la Russie en ver­sant une larme de sym­pa­thie pour les Juifs qui y sont per­sé­cu­tés », mais il suf­fit pour­tant de des­cendre dans le Sud, pour­suit-elle, pour être « témoin de scènes d’horreur » :

Même le sexe que la civi­li­sa­tion et la cou­tume ont pro­té­gé des assauts meur­triers est trai­té avec une vio­lence aus­si ter­rible que le sont les hommes. Des femmes se font dénu­der en pré­sence de brutes au regard lubrique, à la peau blanche et au cœur noir, puis sont fouet­tées jusqu’à en perdre conscience avant d’être pen­dues à un arbre. […] « La race blanche nous a don­né un John Brown18, le pro­chain devra éma­ner de notre race », décla­rait avec sin­cé­ri­té un ora­teur lors d’un ras­sem­ble­ment de citoyens de cou­leur tenu dans cette ville le 27 mars pour dénon­cer le trai­te­ment infli­gé à des habi­tants du Sud pour la simple rai­son qu’ils sont des Noirs. Les Blancs du Sud sèment un vent qui leur fera récol­ter non seule­ment la tem­pête, mais aus­si le feu de la conflagration […].

[Hannelore Baron]

Si Lucy Parsons s’attaquait à dif­fé­rentes sources d’injustice, c’est bien le capi­ta­lisme qui res­tait sa cible pre­mière. Pour mettre fin à leur exploi­ta­tion, les tra­vailleurs et tra­vailleuses devaient d’abord et avant tout s’unir dans une lutte com­mune pour ren­ver­ser le capi­ta­lisme et la classe pro­prié­taire des moyens de pro­duc­tion. Sa réfé­rence répé­tée aux « esclaves sala­riés » (wage slaves) était cou­rante à l’époque, et mar­quait jus­te­ment une riva­li­té entre les branches plus radi­cales du mou­ve­ment syn­di­cal (Chevaliers du tra­vail, IWW) et celles plus modé­rées (American Federation of Labor [AFL]) qui pri­vi­lé­giaient le terme « tra­vail sala­rié », qui devien­dra gra­duel­le­ment domi­nant et qui cadrait mieux avec leur cam­pagne en faveur du « living wage », c’est-à-dire un salaire qui per­met­tait de vivre décem­ment, mais qui per­pé­tuait l’exploitation et la domi­na­tion de la classe ouvrière par le patronat.

À titre d’exemple de cette riva­li­té, des syn­di­cats modé­rés ont inter­dit à Chicago la pré­sence de tout autre dra­peau que celui des États-Unis dans un de leurs ras­sem­ble­ments, pour évi­ter que des membres de l’International Working People’s Association (IWPA)19, bien plus radi­cale, n’y agitent des dra­peaux rouges ou noirs. L’IWPA orga­ni­se­ra fina­le­ment son propre ras­sem­ble­ment, et The Alarm épin­gle­ra avec iro­nie les syn­di­cats modé­rés en les pré­sen­tant comme « des esclaves volon­taires qui s’exhibent eux-mêmes devant leurs maîtres satis­faits ». Lucy Parsons qua­li­fiait quant à elle d’« anar­cho­pho­bie » l’acharnement des sociaux-démo­crates à empê­cher les anar­chistes de vendre leurs jour­naux dans leurs évé­ne­ments, voire à appe­ler la police pour les en expul­ser20.

« Si Lucy Parsons s’attaquait à dif­fé­rentes sources d’injustice, c’est bien le capi­ta­lisme qui res­tait sa cible première. »

La réfé­rence à l’esclavage peut tout de même sur­prendre dans un pays où l’esclavagisme avait été abo­li à peine quelques années aupa­ra­vant. Elle peut sem­bler encore plus para­doxale chez Lucy Parsons, elle-même née esclave et dont le pre­mier conjoint avait été esclave. Or, cette ana­lo­gie ser­vait à mettre en lumière les ter­ribles condi­tions de tra­vail que réser­vait un capi­ta­lisme débri­dé et arro­gant aux tra­vailleurs et tra­vailleuses : absence qua­si totale de droits, de pro­tec­tions et de congés, en plus de jour­nées inter­mi­nables qui repré­sen­taient sou­vent jusqu’à qua­torze heures de tra­vail consé­cu­tives. Ces condi­tions déjà révol­tantes étaient d’autant plus into­lé­rables pour les petits arti­sans et pay­sans qui avaient aban­don­né leur ate­lier ou leur terre, sacri­fiant du même coup leur indé­pen­dance rela­tive, pour se faire embau­cher dans une manu­fac­ture ou une usine où le sys­tème de pro­duc­tion était par­ti­cu­liè­re­ment alié­nant, et se retrou­vaient sou­mis à la tyran­nie d’un patron, de ses ges­tion­naires et de ses sbires. Enfin, et c’est sans doute la rai­son la plus impor­tante, l’analogie entre le tra­vail sala­rié et l’institution de l’esclavage sou­li­gnait son carac­tère sys­té­mique et la néces­si­té de son abo­li­tion, qui pas­sait inévi­ta­ble­ment par la des­truc­tion du sys­tème capi­ta­liste qu’il nourrissait.

Lucy Parsons par­ti­ci­pe­ra par ailleurs acti­ve­ment au Liberator, le jour­nal des IWW dont elle était membre fon­da­trice et dont les posi­tions anti­ra­cistes les dis­tin­guaient des syn­di­cats modé­rés qui appuyaient par exemple l’interdiction de la main-d’œuvre chi­noise en Californie. Pour reprendre les mots de l’organisateur George Speed : « [U]n homme est aus­si bon qu’un autre à mes yeux : je me fous de savoir s’il est noir, bleu, vert ou jaune, pour­vu qu’il agisse comme un homme et qu’il reste fidèle à ses inté­rêts éco­no­miques en tant que tra­vailleur21. » Le titre du jour­nal repre­nait d’ailleurs celui de William Lloyd Garrison, célèbre mili­tant pour l’abolition de l’esclavage (et, plus tard, pour les droits des femmes). Dans les pages de ce jour­nal, Lucy Parsons s’adressait prin­ci­pa­le­ment à la com­mu­nau­té juive d’origine russe ins­tal­lée à Chicago et qui l’invitait régu­liè­re­ment à prendre la parole dans ses évé­ne­ments, comme le grand bal du Yom Kippour, orga­ni­sé pour nar­guer la frange reli­gieuse de la communauté.

[Hannelore Baron]

L’abandon pro­gres­sif, vers 1900, de la réfé­rence à l’esclavage sala­rié s’explique en par­tie par la domi­na­tion crois­sante du syn­di­ca­lisme modé­ré qui ne pro­po­sait pas de trans­for­ma­tions fon­da­men­tales du sys­tème, mais s’inscrivait dans une logique consu­mé­riste en se limi­tant à des reven­di­ca­tions maté­rielles comme des aug­men­ta­tions de salaire. La dis­pa­ri­tion de l’expression a aus­si eu lieu dans un contexte de trans­for­ma­tion gra­duelle de la classe ouvrière en « aris­to­cra­tie ouvrière », c’est-à-dire l’apparition de métiers spé­cia­li­sés où les condi­tions de tra­vail étaient meilleures et les salaires plus éle­vés22.

Cela dit, l’analogie avec l’esclavage n’était pas le propre du milieu ouvrier. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les dis­cours fémi­nistes (même si le terme n’existait pas alors) qua­li­fiaient la situa­tion des femmes mariées d’« escla­vage » et les pré­sen­taient comme des « esclaves domes­tiques » sou­mises à la tyran­nie du mari. C’est le cas par exemple de l’autrice anglaise Mary Wollstonecraft, qui était bien au fait des cam­pagnes en faveur de l’abolition de l’esclavage et qui avait même lu et recen­sé des récits auto­bio­gra­phiques d’anciens esclaves. Ici encore, l’analogie ser­vait à indi­quer que les femmes avaient le devoir moral d’exprimer leur juste colère par une révolte contre leurs tyrans, les maris23. L’anarchiste Voltairine de Cleyre par­lait, elle aus­si, d’« escla­vage sexuel » au sujet des femmes mariées qu’elle dépei­gnait comme des « esclaves » atta­chées à leur maître dont elles doivent même prendre le nom24, et Lucy Parsons affir­mait que l’épouse d’un pro­lé­taire est « l’esclave d’un esclave ».

« Redécouvrir Lucy Parsons relève d’un devoir de mémoire, alors que le pan­théon de l’anarchisme se limite encore trop sou­vent à une poi­gnée d’hommes blancs. »

Si Lucy Parsons défen­dait farou­che­ment l’égalité entre les hommes et les femmes, elle condam­nait tou­te­fois l’amour libre et le liber­ti­nage en vogue dans cer­tains cercles anar­chistes : « Vais-je dire à mon fils que l’attitude à adop­ter en matière de vie sexuelle, qui, au sens strict, est seule à pou­voir por­ter le glo­rieux nom de liber­té amou­reuse, repose sur le prin­cipe d’une varié­té simul­ta­née des objets d’amour ? Selon moi, il est impen­sable qu’une mère puisse ensei­gner à son fils une si répu­gnante doc­trine. […] Que la varié­té triomphe ou s’effondre selon ses propres mérites ! » Dans le même texte (« Contre la varié­té des par­te­naires »), elle craint que l’amour libre n’aboutisse à la nais­sance d’enfants dont la mère s’occupera seule. Cette ques­tion de l’amour libre était d’ailleurs l’objet de ten­sions entre Lucy Parsons et Emma Goldman25, qui lui repro­chait son hypo­cri­sie. La posi­tion plu­tôt puri­taine de Lucy Parsons contras­tait en effet avec son mode de vie, elle qui a connu plu­sieurs com­pa­gnons après la mort d’Albert, sans jamais se rema­rier. Elle consi­dé­rait que le liber­ti­nage et l’amour libre don­naient une mau­vaise image de l’anarchisme, alors qu’environ 80 % des anar­chistes de Chicago étaient mariés26, et qu’il valait mieux insis­ter sur la lutte des classes et le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Ainsi donc, le capi­ta­lisme est tou­jours res­té sa cible pre­mière, même si elle s’attaquait aus­si au sexisme, au cirque élec­to­ral et à la féti­chi­sa­tion du bul­le­tin de vote, ou encore à la cri­mi­na­li­sa­tion des pauvres. Sur ce der­nier sujet, elle insis­tait, à l’instar de Voltairine de Cleyre, Emma Goldman et Pierre Kropotkine, sur l’influence déter­mi­nante des injus­tices socioé­co­no­miques pour expli­quer les « crimes » des misérables.

La fin de sa vie a été mar­quée par sa par­ti­ci­pa­tion à des évé­ne­ments de l’International Labor Defense (ILD), une orga­ni­sa­tion com­mu­niste, ce qui a lais­sé croire à plu­sieurs qu’elle avait renié l’anarchisme pour rejoindre les rangs du com­mu­nisme de type sta­li­nien. Elle l’admet d’ailleurs sans gêne en public, lors de son dis­cours du 1er mai 1930, où elle déclare entre­te­nir « main­te­nant des liens avec les com­mu­nistes », tout en lan­çant du même souffle : « Je suis une anar­chiste : je n’ai pas d’excuses à pré­sen­ter à qui que ce soit, homme, femme ou enfant, parce que je suis une anar­chiste, parce que l’anarchisme porte en lui le germe même de la liber­té. » Ses bio­graphes consi­dèrent qu’elle n’a sans doute pas rejoint for­mel­le­ment le mou­ve­ment com­mu­niste, et les com­mu­nistes qui ont écrit sur cette époque ne la nomment pas comme une des leurs. Dans tous les cas, Lucy Parsons n’était cer­tai­ne­ment pas aus­si cri­tique des bol­che­viks et du sta­li­nisme qu’Emma Goldman, qui avait vu de ses propres yeux la tra­hi­son de la révo­lu­tion dans son pays d’origine, la Russie. De plus, durant les années 1930, le mou­ve­ment anar­chiste de Chicago n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été une qua­ran­taine d’années aupa­ra­vant, notam­ment en rai­son de la rela­tive amé­lio­ra­tion des condi­tions socioé­co­no­miques de la classe ouvrière, de la domi­na­tion des syn­di­cats modé­rés et de l’influence des com­mu­nistes affi­liés à Moscou, qui dis­po­saient d’importantes res­sources maté­rielles et sur­tout sym­bo­liques depuis la vic­toire des bol­che­viks et la fon­da­tion de l’URSS. À la fin de sa vie, face à la déli­ques­cence du mou­ve­ment anar­chiste, Lucy Parsons expri­ma même un pro­fond décou­ra­ge­ment dans une lettre du 27 février 1934 adres­sée à son cama­rade Carl Nold. Enfin, rap­pe­lons qu’à cette époque les com­mu­nistes étaient la cible d’une ter­rible répres­sion par­tout en Amérique du Nord et que plu­sieurs crou­pis­saient en pri­son. Lucy Parsons se por­tait à la défense de la liber­té d’expression de tout révo­lu­tion­naire, et ce, quelle que soit son allégeance.

[Hannelore Baron]

Relire Lucy Parsons aujourd’hui per­met de rap­pe­ler à notre mémoire l’histoire dif­fi­cile et dou­lou­reuse du mou­ve­ment anar­chiste de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. On com­prend aus­si à quel point le capi­ta­lisme s’est déve­lop­pé dans la vio­lence aux États-Unis, avec une force poli­cière, des tri­bu­naux et des poli­ti­ciens cor­rom­pus au ser­vice d’une bour­geoi­sie arro­gante et cruelle. Replonger dans ses textes per­met aus­si de consta­ter que, mal­gré cette vio­lente répres­sion, il était alors pos­sible d’appeler publi­que­ment à prendre les armes pour se défendre et pour abattre le sys­tème : aujourd’hui, non seule­ment le mou­ve­ment anar­chiste en Amérique du Nord et en Europe est-il lit­té­ra­le­ment désar­mé, mais pareils appels seraient dure­ment répri­més par les lois inter­di­sant l’« apo­lo­gie » du ter­ro­risme, y com­pris en France où les élites pré­tendent pour­tant que la liber­té d’expression est une valeur sacrée de la République. Redécouvrir Lucy Parsons relève aus­si d’un devoir de mémoire, alors que le pan­théon de l’anarchisme se limite encore trop sou­vent à une poi­gnée d’hommes blancs : Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Malatesta. Aux côtés d’Emma Goldman et de Voltairine de Cleyre, Lucy Parsons est un exemple flam­boyant de cette lignée de femmes qui ont consa­cré leur vie à la cause anar­chiste et à la défense de la classe ouvrière et des pauvres.

Le jour de son enter­re­ment le 12 mars 1942, une foule de 300 per­sonnes s’est for­mée près du mémo­rial des mar­tyrs de Haymarket, dans le même cime­tière où repose Albert. La céré­mo­nie s’est ter­mi­née par une chan­son à la gloire de Joe Hill — chan­teur pré­fé­ré de Lucy et mili­tant des IWW exé­cu­té par l’État de l’Utah en 1915 — com­po­sée par Earl Robinson en 1936 et popu­la­ri­sée par l’Afro-Américain Paul Robeson, I Dreamed I Saw Joe Hill Last Night :

J’ai rêvé que j’avais vu Joe Hill la nuit der­nière Aussi vivant que toi et moi
J’ai dit : « Mais Joe, t’es mort depuis dix ans »
« J’suis pas mort », il a dit
« J’suis pas mort », il a dit27.


Introduction de Francis Dupuis-Déri à Lucy Parsons, Je m’appelle Révolution — Écrits et paroles d’une éter­nelle agi­ta­trice, Lux, 2024.


Illustrations de ban­nière : Hannelore Baron


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  1. « Courrier », Le Sud, 26 juin 1888.[]
  2. « Drag Off Lucy Parsons », Chicago Daily Tribune, 12 novembre 1896.[]
  3. Cette intro­duc­tion s’inspire de Jacqueline Jones, Goddess of Anarchy : The Life and Times of Lucy Parsons, American Radical, New York, Basic Books, 2017 ; Carolyn Ashbaugh, Lucy Parsons : An American Revolutionary, Chicago, Haymarket Books, 2013 [1973] ; Gale Ahrens, « Introduction : Lucy Parsons — Mystery Revolutionist, More Dangerous than a Thousand Rioters », dans Lucy Parsons, Freedom, Equality and Solidarity : Writings and Speeches, 1878-1937, Chicago, Charles H. Kerr, coll. « Revolutionary Classics », 2024 [2003], p. 1-25 ; « Parsons, Lucy (1853-1942) », dans Kathlyn Gay et Martin K. Gay, Encyclopedia of Political Anarchy, Santa Barbara, ABC-Clio, 1999, p. 166-167. Je remer­cie l’historien Benoit Marsan, spé­cia­liste du mou­ve­ment ouvrier et des sans-emploi du XXe siècle, pour la recherche dans la presse de textes de et sur Lucy Parsons, ain­si que les auxi­liaires de recherche à l’UQAM Maxime Barbara Emon, Katherine Sideco et Hubert Troli, pour la retrans­crip­tion de cer­tains d’entre eux.[]
  4. « Résumé télé­gra­phique », La Presse, 20 octobre 1886.[]
  5. Le Noble and Holy Order of the Knights of Labor est une impor­tante orga­ni­sa­tion ouvrière fon­dée aux États-Unis en 1869, d’abord sous la forme d’une fra­ter­ni­té secrète, qui s’est fait connaître par d’importantes grèves, comme celle des che­mins de fer en 1877. Avec 700 000 membres au milieu des années 1880, elle est alors la plus impor­tante orga­ni­sa­tion ouvrière du pays et est en concur­rence avec l’American Federation of Labor (AFL), beau­coup plus modé­rée. Cette der­nière défend ses membres en tant que tra­vailleurs et consom­ma­teurs, et son influence fini­ra par dépas­ser celle des Chevaliers du tra­vail.[]
  6. Fondé en 1876, le Workingmen’s Party of the United States est le pre­mier par­ti socia­liste à l’échelle natio­nale, mais il sera dis­sout deux ans plus tard en rai­son de luttes intes­tines.[]
  7. « Dynamite », Labor Enquirer, 4 avril 1885.[]
  8. « Mrs. Parsons Anxious for Blood : Ready to Dynamite on Her Own Account », The Montreal Herald, 18 juillet 1888.[]
  9. Cité dans Ahrens, « Introduction », loc. cit., p. 7.[]
  10. Bruce C. Nelson, Beyond the Martyrs : A Social History of Chicago’s Anarchists, 1870-1900, New Brunswick, Rutgers University Press, coll. « Class and Culture », 1988.[]
  11. Ibid.[]
  12. « A Lady Anarchist : Pen Picture of Mrs. Parsons in a London Daily », tiré du London Star et repris dans The Alarm, 8 décembre 1888.[]
  13. Il existe de très nom­breuses sources pour en savoir plus sur l’affaire du Haymarket et ses suites. Voir notam­ment Martin Cennevitz, Haymarket. Récit des ori­gines du 1er Mai, Montréal, Lux, coll. « Instinct de liber­té », 2023.[]
  14. « The High Princess of Anarchy », The Montreal Herald, 12 décembre 1888 ; « A Frantic Woman », The Montreal Herald, 18 novembre 1889.[]
  15. Le congrès sera fina­le­ment inter­dit par les auto­ri­tés fran­çaises.[]
  16. Ce syn­di­cat radi­cal, qui a été fon­dé en 1905 aux États-Unis, a comp­té jusqu’à 100 000 membres dans les années 1920.[]
  17. Voir à ce sujet le texte de 1893 de l’Afro-Américaine Ida B. Wells, « La loi de Lynch » [1893], PréfiX, vol. 1, n° 1, mars 2024 (ini­tia­le­ment paru dans Robert W. Rydell [dir.], The Reason Why the Colored American is not in the World’s Columbian Exposition, Champaign, University of Illinois Press, 1999).[]
  18. Abolitionniste blanc du Kansas qui, en 1855, avec ses fils a ten­té de s’emparer des armes d’un arse­nal et de les dis­tri­buer aux esclaves pour qu’ils se révoltent. L’opération sera un échec et lui et ses fils seront pen­dus. Le phi­lo­sophe Charles W. Mills, dans Le Contrat racial, consi­dère John Brown comme l’un des plus célèbres « rené­gats de sa race », alors qu’Henry David Thoreau lui rend hom­mage dans Plaidoyer en faveur du capi­taine John Brown.[]
  19. Parfois connue sous le nom d’Internationale anar­chiste, cette orga­ni­sa­tion a été créée à Londres en 1881 dans le but de reprendre le flam­beau de la défunte Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs (AIT), dis­soute en 1877. À Chicago, Albert Parsons et August Spies en étaient les prin­ci­paux repré­sen­tants.[]
  20. Lucy Parsons, « A Piece of History », The Rebel, 20 octobre 1895.[]
  21. Dans Kenyon Zimmer, Immigrants against the State : Yiddish and Italian Anarchism in America, Champaign, University of Illinois Press, coll. « The Working Class in American History », 2015, p. 103.[]
  22. Helga Kristin Hallgrimsdottir et Cecilia Benoit, « From Wage Slaves to Wage Workers : Cultural Opportunity Structures and the Evolution of the Wage Demands of the Knights of Labor and the American Federation of Labor, 1880-1900 », Social Forces, vol. 85, n° 3, mars 2007, p. 1393-1411.[]
  23. Moira Ferguson, « Mary Wollstonecraft and the Problematic of Slavery », Feminist Review, vol. 42, n° 1, automne 1992, p. 82-102. Voir aus­si, à pro­pos des fémi­nistes du XVIIIe siècle, Hasana Sharp, « Slavery and Servitude in Seventeenth-Century Feminism : Arcangela Tarabotti and Gabrielle Suchon », dans Karen Detlefsen et Lisa Shapiro (dir.), The Routledge Handbook of Women and Early Modern European Philosophy, Londres, Routledge, coll. « Routledge Handbooks of Philosophy », 2023, p. 297-310.[]
  24. Voltairine de Cleyre, « L’esclavage sexuel » [1895], dans Écrits d’une insou­mise, Montréal, Lux, coll. « Pollux », 2018, p. 215.[]
  25. Voir Emma Goldman, La liber­té ou rien. Contre l’État, le capi­ta­lisme et le patriar­cat, Montréal, Lux, coll. « Instinct de liber­té », 2021.[]
  26. Nelson, Beyond the Martyrs, op. cit., p. 94.[]
  27. « I drea­med I saw Joe Hill last night / Alive as you and me / Says I, “But Joe, you’re ten years dead” / “I never died”, says he / “I never died”, says he. »[]

REBONDS

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☰ Lire notre abé­cé­daire de Voltairine de Cleyre, mai 2023
☰ Lire notre article « Paule Minck : le socia­lisme aux femmes », Élie Marek, jan­vier 2022
☰ Lire notre article « Audre Lorde : le savoir des oppri­més », Hourya Bentouhami, mai 2019
☰ Lire notre abé­cé­daire d’Emma Goldman, novembre 2016


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Francis Dupuis-Déri

Professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). Ses essais politiques, trempés d’anarchisme, portent sur la démocratie, le peuple, la répression policière et les mouvements antiféministes.

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