Tactikollectif — « Les anticapitalistes n’ont pas fait leur travail dans les quartiers »


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Une seule tac­tique, le col­lec­tif », c’est le slo­gan de Tactikollectif. On connaît leur hymne, « Motivés », dif­fu­sé dans toutes les mani­fes­ta­tions du pays depuis vingt ans ; on connaît le groupe Zebda, né de leurs rangs ; on connaît moins leur struc­ture asso­cia­tive, fon­dée en 1997 par des mili­tants tou­lou­sains des quar­tiers nord. Porter haut et fort la ques­tion des dis­cri­mi­na­tions, dénouer les nœuds de la frac­ture colo­niale, his­ser sur le devant de la scène les dif­fé­rentes formes d’expression cultu­relle issues des quar­tiers, faire de l’antiracisme et de la lutte contre le capi­ta­lisme une cause com­mune : voi­ci quelques-uns de leurs che­vaux de bataille. Nous en par­lons, dans un res­tau­rant tou­lou­sain, avec Tayeb Cherfi, pilier de l’association et pro­gram­ma­teur du fes­ti­val Origines contrôlées.


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Tactikollectif, c’est un travail ? 

C’est avant tout un enga­ge­ment. Depuis sa créa­tion en 1997, l’association est enga­gée dans l‘apport cultu­rel des quar­tiers et des immi­gra­tions — magh­ré­bine, en par­ti­cu­lier —, mais elle s’intéresse aus­si aux Antilles ou à l’Espagne répu­bli­caine. Issus de quar­tiers popu­laires, nous lut­tons contre les dis­cri­mi­na­tions qui s’y exercent : de notre point de vue, les meilleurs défen­seurs de ces quar­tiers-là sont ceux qui y vivent ou y ont vécu, s’y inté­ressent et s’interrogent à leur sujet. Si, pen­dant long­temps, nous nous sommes adres­sés aux élites de cette nation, nous sommes retour­nés depuis quelques années sur le ter­rain des quar­tiers popu­laires. C’est donc à la fois un enga­ge­ment per­son­nel, poli­tique et exis­ten­tiel. Je pense que c’est à tra­vers des pro­jets cultu­rels et un enga­ge­ment poli­tique que l’on doit inter­ro­ger et infor­mer la socié­té française.

Le début de votre action mili­tante coïn­cide, avec la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Pour votre géné­ra­tion, de quoi cette der­nière a-t-elle été le signe ?

« SOS Racisme se contente d’une pos­ture morale fon­dée sur le bien et le mal, le bon et le mauvais. »

En véri­té, notre prise de conscience a eu lieu avant la Marche, puisque nous exis­tions déjà. Elle a été la pre­mière occa­sion de mon­ter à Paris, et l’opportunité d’un évé­ne­ment majeur et extrê­me­ment média­ti­sé. La Marche nous a fait prendre conscience que nous n’étions pas seuls aux Izards [quar­tier popu­laire du nord-est tou­lou­sain, ndlr], que nous n’étions pas seuls à Toulouse, que cette pro­blé­ma­tique concer­nait l’ensemble du ter­ri­toire, que nous étions capables de construire, ensemble. Pour nous, la Marche consti­tue un véri­table pas­sage d’un regard local à un regard glo­bal. Cette Marche nous a ras­su­rés : nous avons décou­vert que nous étions assez nom­breux pour nous défendre contre un sys­tème vécu comme domi­nant, écra­sant. C’est ce qui a cata­ly­sé nos luttes, les a gra­vées dans le marbre, en quelque sorte. À ce moment-là, nous étions jeunes, nous avions entre 16 et 20 ans !

Désignée comme « la Marche des Beurs » par l’opinion publique, elle a été vic­time d’une récu­pé­ra­tion : com­ment vit-on une action renom­mée, vidée de sa sub­stance politique ?

C’est tota­le­ment révol­tant. Nous avons fait la mani­fes­ta­tion et, très vite, l’initiative était récu­pé­rée par le PS, qui créait à ce moment SOS Racisme, une struc­ture visant à cap­ter un élec­to­rat, celui de la jeu­nesse des quar­tiers à forte den­si­té migra­toire. Immédiatement, nous avons pris nos dis­tances avec ce par­ti, bien que nous ayons voté pour lui pen­dant long­temps… SOS Racisme se contente d’une pos­ture morale fon­dée sur le bien et le mal, le bon et le mau­vais. Alors que de notre côté, nous posons les bases d’enjeux poli­tiques, nous abor­dons la réa­li­té, le sys­tème domi­nant qui per­dure et les consé­quences de la colo­ni­sa­tion. Nous ne sommes donc pas du tout sur le même registre. La ques­tion poli­tique devient une affaire de bons sen­ti­ments, et c’est pour ça que l’on ne se recon­naît pas aujourd’hui dans cer­tains grands concerts de varié­té fran­çaise, très éloi­gnés de notre réa­li­té. Alors que ces artistes chantent pour nous, nous n’y trou­vons aucun sens et le vivons comme une stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion : « L’Aziza », de Balavoine, ne nous touche pas. Nous, on se recon­naît dans James Brown, dans la funk amé­ri­caine, dans les mor­ceaux de Bob Marley ou bien ceux de Renaud — celui que l’on sen­tait encore proche de nous à l’époque —, Trust, etc.

(DR)

Y avait-il à l’époque, à vos yeux, des struc­tures, un tis­su d’organisations fédé­rées sur les­quelles s’appuyer ?

Le Mouvement des tra­vailleurs arabes avait fait beau­coup, dans les années 1970. Disons que c’est à par­tir de là que le monde asso­cia­tif mili­tant des quar­tiers popu­laires s’est déve­lop­pé, qu’il a pris son essor. L’année 1983 sym­bo­lise une prise de conscience : une éner­gie au niveau natio­nal existe. Avant la Marche, nous étions très tou­lou­sains. On comp­tait plu­sieurs asso­cia­tions dans les dif­fé­rents quar­tiers de la ville, mais cha­cune œuvrait de son côté sans être vrai­ment connec­tée aux autres. Au niveau natio­nal, c’était la même chose. C’est vrai­ment la Marche qui nous a fait prendre conscience que nous étions nom­breux et nom­breuses à faire la même chose par­tout en France sans se connaître — à savoir, faire de l’activité cultu­relle, sociale, et de la poli­tique dans cer­tains cas. Tout le monde s’est agré­gé à cette Marche, et les polé­miques sont arri­vées après. Le dis­cours de Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales et de la Solidarité natio­nale du gou­ver­ne­ment socia­liste, qui clôt la Marche, sym­bo­lise ce mal­en­ten­du… Après la Marche, émerge une impor­tante asso­cia­tion pari­sienne, le MIB, Mouvement de l’immigration et des ban­lieues. Il ne faut pas oublier que cette géné­ra­tion-là — la pre­mière à être née sur le sol fran­çais — est consti­tuée d’adolescents ! Jusque-là, le seul espace de reven­di­ca­tion pos­sible était le syn­di­cat, à savoir le rap­port ouvriers/patronat, et les ques­tions liées aux dis­cri­mi­na­tions étaient lais­sées de côté. Il y a l’exception de Vitécri [pre­mière asso­cia­tion mon­tée par une édu­ca­trice du Club de Prévention des Izards1, ndlr], en 1982 : un enga­ge­ment poli­tique nour­ri d’une cri­tique sys­té­mique sur­git. Ce dont il faut être conscient, c’est qu’un mou­ve­ment « natio­nal » des quar­tiers popu­laires n’a jamais exis­té — et il ne fau­drait pas essayer de nous le faire croire. La seule orga­ni­sa­tion qui ait ten­té de le faire, c’est le Forum social des quar­tiers popu­laires, le FSQP, qui est venu bien après. Il y a bien des connexions entre asso­cia­tions, mais cela reste très concen­tré à Paris, Lyon, Toulouse. Notre fai­blesse est de ne pas avoir réus­si à poli­ti­ser nos ghet­tos, à l’américaine, dans les années 1960. Nous consta­tons avec impuis­sance que la crème des quar­tiers est trop sou­vent allée cher­cher l’aboutissement de son ambi­tion per­son­nelle dans le mari­got poli­tique blanc, mas­cu­lin, bour­geois ou pas, de gauche puis de droite…

Qu’est-ce qui a fait obs­tacle à l’élaboration d’un mou­ve­ment politique issu des quar­tiers populaires ?

« Nous consta­tons avec impuis­sance que la crème des quar­tiers est trop sou­vent allée cher­cher l’aboutissement de son ambi­tion per­son­nelle dans le mari­got poli­tique blanc, mas­cu­lin, bour­geois ou pas, de gauche puis de droite… »

Avant de par­ler du Forum social des quar­tiers popu­laires, il fau­drait d’abord tenir compte de la situa­tion sui­vante : la pré­ca­ri­té est fré­quente, même au sein de quar­tiers qui ne sont pas popu­laires. Les prises d’initiatives sont dif­fi­ciles, les ren­contres com­pli­quées, et toutes et tous ont des his­toires dif­fé­rentes en fonc­tion de leur ville d’origine. L’histoire du FSQP a duré dix ans : on s’est réunis, on a essayé de mul­ti­plier les ini­tia­tives autant qu’on le pou­vait, avec une immense fai­blesse mal­gré tout : l’absence des habi­tants des quar­tiers popu­laires. Comment expli­quer cette absence ? Par la peur du domi­nant, le manque de confiance en soi, les com­plexes, les désac­cords — par exemple, nous, les Toulousains, étions plu­tôt de consti­tu­tion poli­tique clas­sique, à savoir le cli­vage gauche-droite, la cri­tique du capi­ta­lisme, alors que les Parisiens étaient plu­tôt méfiants vis-à-vis de la gauche : parce que la « cein­ture rouge », en péri­phé­rie de Paris, s’était révé­lée, de leur point de vue, mépri­sante et raciste. Le Parti com­mu­niste, en région pari­sienne, s’est com­plè­te­ment dis­cré­di­té auprès de ses mili­tants… Si on devait aujourd’hui avoir une ambi­tion, ce serait de recréer le FSQP, mais repo­sant sur un réel socle popu­laire. Sinon cela devient quoi ? Une bataille d’egos des uns contre les autres.

Face à la dif­fu­sion de sté­réo­types anxio­gènes par les grands médias, et leur pré­sence dans l’inconscient col­lec­tif, quels moyens reste-t-il pour éveiller les consciences ?

Il faut d’abord dire que l’on est domi­né par un sys­tème poli­tique, éco­no­mique, média­tique, extrê­me­ment puis­sant, contre lequel il est dif­fi­cile de lut­ter. C’est un tra­vail de très longue haleine — de notre côté, nous lut­tons depuis qua­rante ans ! Nous avons œuvré sur tous les fronts, en mon­tant des asso­cia­tions, en pré­sen­tant des listes élec­to­rales, en fai­sant appel à des sou­tiens d’artistes, etc. Il faut tra­vailler à conscien­ti­ser les gens en per­ma­nence, les ouvrir à la culture, à leur culture, à celle des autres, les rendre curieux, les ame­ner à s’engager poli­ti­que­ment, cultu­rel­le­ment, socia­le­ment, et puis essayer de les entraî­ner der­rière nous. En somme, réunir tout ce qui peut exis­ter dans ce pays, qui nous ras­semble, qui nous sou­tient. Le pre­mier défi, c’est essayer de se comp­ter, puis, ensuite, de trou­ver une direc­tion com­mune, une ambi­tion com­mune, une inten­tion com­mune. Entraîner les gens à aller voter, à être citoyens, à mon­ter des asso­cia­tions, c’est tout le tra­vail que nous pou­vons faire, avec nos moyens, sachant que nous ne pou­vons pas comp­ter sur l’appui des médias, de l’économie, du poli­tique, ni sur la bonne cou­leur de peau et le bon nom… Des mili­tantes m’ont racon­té récem­ment que la repré­sen­tante du pré­fet de Haute-Garonne au Mirail [quar­tier du sud-ouest tou­lou­sain, ndlr] s’était dépla­cée pour réunir des femmes « exem­plaires » des quar­tiers popu­laires. Elle leur a pro­po­sé de cui­si­ner afin de concou­rir pour le prix de la meilleure cui­si­nière du quar­tier… nous en sommes encore au registre de l’assignation à la cas­se­role ! Cet exemple témoigne une fois de plus de la pré­do­mi­nance des élites dans ce pays…

Zebda (DR)

Vous avez expo­sé sur l’affiche de l’édition du fes­ti­val Ça bouge encore, en 2001, une Marianne sur les trois cou­leurs du dra­peau fran­çais. Était-ce une manière de ne pas lais­ser le pays aux natio­na­listes, puisque nous fai­sons face à une mon­tée du FN, donc à des gens qui reven­diquent une cer­taine idée de la France, une manière d’en redis­cu­ter les moda­li­tés symboliques ?

Non. Pour nous, la mon­tée du FN date de 1984. Le but de cette affiche était de ne pas lais­ser la ques­tion de l’identité fran­çaise aux seuls fas­cistes — d’ailleurs, ce n’est pas la France que l’on ché­ris­sait, c’était la République, même si l’on s’est sou­vent sen­tis tra­his… Nous sommes tous allés à l’école de la République, mais nous atten­dons tou­jours les valeurs qu’elle devait nous incul­quer. Entretemps, les choses sont deve­nues ce qu’elles sont, et nous nous livrons aujourd’hui à une cri­tique acé­rée du modèle répu­bli­cain, parce qu’il a tra­hi ses enfants. Tout ceci pour­rait n’être que de beaux mots, mais quand on voit l’état des quar­tiers popu­laires depuis toutes ces années, on ne peut pas dire que la République se soit occu­pée des ces enfants-là, puisqu’elle n’a eu que la misère et la répres­sion à leur pro­po­ser… Le constat, c’est un bilan de 60 % de chô­meurs chez les jeunes aux Izards. Or, des Izards, il y en a par­tout. En 2001, nous disions pour la der­nière fois « On est répu­bli­cains ». Ensuite, nous avons pré­sen­té notre liste Motivés aux muni­ci­pales de Toulouse. Quand je me penche sur le dis­cours que l’on avait en 2001 vis-à-vis de la République, aujourd’hui ça me fait peur ! Pour autant, nous n’avons pas som­bré dans une dés­illu­sion totale ; il y a quand même une par­tie de la France avec laquelle on se sent bien. C’est pour ça que ce n’est pas la France qui est en cause, mais son modèle.

Même si les his­toires sont dif­fé­rentes, l’équation « trai­te­ment racial + trai­te­ment de classe = créa­tion de caste » semble com­mune à la lutte des Noirs amé­ri­cains des années 1960 et aux popu­la­tions euro­péennes issues de la déco­lo­ni­sa­tion. Comment tra­vailler d’un même mou­ve­ment avec l’outil anti­ra­ciste et l’outil anticapitaliste ?

« La gauche se meurt dans les quar­tiers popu­laires, et avec elle toute la popu­la­tion ; c’est ce qui explique que l’on se retrouve avec un second tour Macron/extrême droite. »

C’est extrê­me­ment dif­fi­cile. D’abord parce que les anti­ca­pi­ta­listes n’ont pas fait leur tra­vail dans les quar­tier — à savoir un tra­vail d’éducation popu­laire. Au contraire : le sys­tème capi­ta­liste dans sa force, dans sa puis­sance de séduc­tion, a pris une place pré­pon­dé­rante dans les quar­tiers popu­laires, et a par­ti­cu­liè­re­ment conver­ti ses vic­times. C’est l’argent qui a ren­du les choses plus dif­fi­ciles qu’avant. La gauche se meurt dans les quar­tiers popu­laires, et avec elle toute la popu­la­tion ; c’est ce qui explique que l’on se retrouve avec un second tour Macron/extrême droite.

Les par­tis poli­tiques comptent dans leurs rangs des indi­vi­dus issus des quar­tiers popu­laires ; com­ment peuvent-ils faire l’impasse sur cette question ?

Toutes les couches de la socié­té sont tra­ver­sées par les mêmes cli­chés. L’élite des quar­tiers se retrouve dans les par­tis, où elle recrée les mêmes rap­ports de domi­na­tion. C’est pour cela qu’on a besoin d’une orga­ni­sa­tion indé­pen­dante des par­tis poli­tiques. Regardons le bilan des conseils citoyens : quel en était le prin­cipe ini­tial ? La socio­logue Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache, du col­lec­tif ACLEFEU, ont pré­sen­té en 2014 au gou­ver­ne­ment Hollande un Livre blanc sur la par­ti­ci­pa­tion citoyenne. L’État a donc fait obli­ga­tion aux com­munes de mettre en place un conseil citoyen, avec une repré­sen­ta­tion des habi­tants (tirés au sort), des com­mer­çants et des mili­tants asso­cia­tifs, l’idée étant de don­ner une écoute à la parole des habi­tants concer­nant les pro­jets qui impactent leur milieu de vie. Très vite, les ini­tia­teurs du Livre blanc en ont contes­té l’essentiel. Que s’est-il pas­sé ? C’est simple : les gens qui ont l’habitude de manier la parole se l’approprient, et les autres finissent par déser­ter… Par exemple, pour le conseil citoyen concer­nant les Izards, nous étions 54 per­sonnes au départ, et on se retrouve à une petite dizaine aujourd’hui. De plus, le pro­fil de ce petit groupe est majo­ri­tai­re­ment blanc, et apeu­ré à la vue de son quar­tier qui se délabre de jour en jour… Je peux com­prendre le méca­nisme qui crée cette peur, le manque d’éléments d’analyse, le manque de recul per­met­tant de réflé­chir plu­tôt que de réagir. Au final, le cœur de la popu­la­tion qui vivait là a dis­pa­ru, parce que les gens ont quit­té le quar­tier. On peut dire que le pro­jet est mort-né, parce que l’on n’a pas tou­ché la cible. Et puis le che­min allant du conseil citoyen à l’élu est long. Il faut pen­ser la parole citoyenne et la rela­tion à l’élu autre­ment : les gens doivent se mobi­li­ser autant que l’élu, dont c’est le rôle. Il doit se dépla­cer, mais pas uni­que­ment pour faire de la com­mu­ni­ca­tion ; pour l’élu, l’acte héroïque, c’est de venir au quartier !

Après les atten­tats de Paris et de Nice, les poli­tiques se sont-ils tour­nés vers vous pour trou­ver des réponses qu’ils n’avaient pas ?

Non. Ils ne cher­chaient pas des réponses, mais plu­tôt à finan­cer des réponses qu’ils avaient déjà. Au lieu de déchif­frer le lien entre les atten­tats et les quar­tiers popu­laires, ils se sont engouf­frés dans un rac­cour­ci facile. Les bud­gets anti­ra­di­ca­li­sa­tion ont aug­men­té de manière astro­no­mique, mais on ne sait même pas pour­quoi. Les gens qui tra­vaillent dans le social se marrent : on leur a alloué plus d’argent pen­dant un cer­tain temps, mais pour faire exac­te­ment la même chose que d’habitude. On finance des pseu­do-solu­tions pen­sées on ne sait où… Bien sûr que l’on ne va pas être dans le déni face aux ter­ro­ristes, mais les jeunes des quar­tiers veulent, pour l’essentiel, juste une vie simple et digne. Il faut avant tout les consi­dé­rer comme ça, comme des citoyens — sinon, on est hors-sujet. Là, les poli­tiques sont tota­le­ment hors-sujet.

L’un des fleu­rons de vos actions est le fes­ti­val Origines contrô­lées, dans lequel vous pro­po­sez des ren­contres et des spec­tacles2. On y sent la volon­té d’articuler le savoir et le débat avec l’artistique…

« Des artistes qui parlent de ces quar­tiers, d’une manière radi­cale, intel­li­gible et rai­son­née, je n’en vois que dans le rap. »

On essaie de faire coïn­ci­der les pro­po­si­tions intel­lec­tuelle et cultu­relle. Pourquoi pro­gramme-t-on beau­coup de rap à Origines contrô­lées ? Peut-être man­quons-nous d’éléments, mais des artistes qui parlent de ces quar­tiers, d’une manière radi­cale, intel­li­gible et rai­son­née, je n’en vois que dans le rap. En reg­gae, en chan­son, en rock, je ne connais personne.

Vous tra­vaillez depuis quelques années sur votre quar­tier de nais­sance, le quar­tier des Izards — dont il est facile de ne rete­nir que la vio­lence à laquelle il est désor­mais asso­cié, Mohammed Merah oblige : est-ce un retour ou une continuité ?

Je n’ai pas peur ni honte de dire que c’est un retour, car on a déci­dé en 1994-1995 de quit­ter le quar­tier, pour des rai­sons poli­tiques. Interpeller l’État et les élites, c’était la démarche d’Origines contrô­lées. Ce retour, c’est un chan­ge­ment de pro­jet, ou une ouver­ture sup­plé­men­taire. On dit « On va prendre la parole des quar­tiers popu­laires pour la faire émer­ger », donc on s’adresse à la fois aux élites et aux gens des quar­tiers. Ce retour est aus­si dû au fait que l’on a éprou­vé la limite de l’entre-soi, et que l’on s’est cognés à l’écueil de faire sans les gens. Pour que le pro­jet abou­tisse, il faut inter­pel­ler et asso­cier les experts de ces quar­tiers-là, c’est-à-dire les habi­tants eux-mêmes : c’est en cela que c’est un retour et non une continuité.

Vous appor­tez régu­liè­re­ment votre sou­tien à l’organisation d’événements pour diverses struc­tures mili­tantes. La conver­gence des luttes est-elle réelle, embryon­naire, ou condamnée ?

Il y a eu des ten­ta­tives et ce n’était pas facile. De notre côté, nous avons com­men­cé par la réa­li­sa­tion de l’album Motivés. Je me sou­viens que les gens du MIB s’étaient rap­pro­chés de José Bové. J’ai mis du temps à ins­tal­ler l’idée de croi­ser les luttes. Aujourd’hui, nous n’y sommes pas encore tout à fait parce que nous ne pesons pas assez, nous, enfants issus de l’immigration, dans le débat public, dans l’espace public et au sein de l’économie. Ce qu’il nous faut, c’est avoir du poids, des intel­lec­tuels et des artistes à nos côtés ; le pro­blème est grand, comme est grande la popu­la­tion des quar­tiers popu­laires. Pour avoir une vraie pré­sence, choi­sir une direc­tion, et sur­tout être sui­vis par les autres, il va fal­loir que l’on pèse plus lourd. Certes, nous avons quelques figures qui nous sou­tiennent, mais elles sont sous-média­ti­sées par rap­port aux autres, car ces ques­tions ne sont pas celles qui inté­ressent les médias domi­nants. Quand elles les inté­ressent, ce n’est qu’au tra­vers du prisme de la sécu­ri­té. L’irruption de ces ques­tions dans le débat public était inévi­table ; la popu­la­tion aug­mente, par effet rési­duel, elle prend des postes, mais rien à côté des vrais nœuds. Et quand Mathieu Kassovitz écrit dans La Haine, en 1995, « Jusqu’ici tout va bien », il a rai­son. On ne peut pas juste se conten­ter de voir un jour­na­liste par-ci, un élu par-là… Le seul que l’on ques­tionne vrai­ment sur le pas­sé colo­nial de la France — sur le plan média­tique —, c’est l’historien Pascal Blanchard… Il est regret­table que des gens comme le socio­logue Saïd Bouamama ou l’anthropologue Nacira Guenif-Souilamas, avec qui Pascal Blanchard a déjà col­la­bo­ré, soient si peu sollicités.

Avec toutes ces années de tra­vail, et face à la confu­sion actuelle, qu’est-ce qui vous garde du découragement ?

Comme Gramsci, j’ai le déses­poir de l’intelligence et le cou­rage de la lucidité.


  1. Au départ pen­sée comme un pro­jet cultu­rel, elle glis­se­ra vers le socio-cultu­rel pour satis­faire les besoins de la popu­la­tion (sociales, sco­laires…).[]
  2. Citons quelques-unes des per­son­na­li­tés reçues : Leila Shahid, Dominique Vidal, Pascal Blanchard, Edwy Plenel, Nacira Guenif-Souilamas, Françoise Vergès, Saïd Bouamama…[]

REBONDS

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