Entretien inédit | Ballast
Fin 2023, une action orchestrée par les syndicats majoritaires d’exploitants agricoles fait momentanément remonter la crise qui frappe le secteur dans la hiérarchie des préoccupations médiatiques. « On marche sur la tête », clament les représentants syndicaux, condamnant pêle-mêle les retards de paiement des aides européennes, les normes environnementales, la concurrence due au libre-échange. Deux mois plus tard, la mobilisation change de forme et s’étend pour venir porter des revendications hétérogènes jusqu’aux abords de Paris, à grand renfort de blocages routiers. Depuis, et malgré une première salve d’annonces gouvernementales, le mouvement se poursuit. Quelle place pour les forces de gauche en son sein ? Nous en discutons avec Tanguy Martin, auteur aux éditions Syllepse de Cultiver les communs et membre du collectif Reprise de terres.
« Les forces vives à même de faire fonctionner les institutions agricoles […] sont de plus en plus faibles et de moins en moins représentatives » écriviez-vous dans Cultiver les communs. À l’aune de la mobilisation inédite qui a marqué le mois de janvier et se poursuit, cette affirmation vous semble-t-elle toujours d’actualité ?
Oui. Une première chose, factuelle : la population agricole baisse. On estime qu’elle représentait un peu plus de 30 % de la population totale à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, les exploitants, les gens qui sont agriculteurs statutairement, c’est 1,9 %, des actifs — auxquels s’ajoutent ceux, un peu plus nombreux, qui travaillent la terre, les ouvriers agricoles, etc. Le vivier qui va pouvoir siéger dans toutes sortes d’institutions agricoles, en premier lieu les chambres d’agriculture, mais aussi les Safer [Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, ndlr], est donc de plus en plus faible. Et, dans ces institutions, le syndicalisme agricole a un travail de représentation assez large. La deuxième chose, c’est l’évolution des élections professionnelles, qui donnent accès, entre autres, aux chambres d’agriculture. Le taux de participation, même s’il était juste en dessous des 50 % lors de la dernière élection en 2019 — ce qui ferait pâlir n’importe quelle autre élection professionnelle, est de plus en plus bas. À titre de comparaison, le président ou la présidente du MEDEF n’est élu qu’avec des taux de participation en dessous de 15 %. La FNSEA reste plus représentative que ça, mais le devient de moins en moins et perd donc en légitimité. D’autant qu’un certain nombre de personnes qui se syndiquent à la FNSEA le font davantage par clientélisme et népotisme, parce qu’ils estiment qu’en ayant la carte, ils bénéficieront de services syndicaux ou de décisions favorables dans certaines instances. Ils ne viennent pas forcément en adhérant pleinement au discours de la FNSEA.
Existe-t-il un écart entre les revendications portées par la FNSEA, auxquelles a répondu le gouvernement, et des souhaits émanant des personnes que ce syndicat majoritaire est censé représenter ?
C’est très dur d’analyser un mouvement social à chaud. On en est encore aux conjectures et aux hypothèses, les historiens feront leur travail. Mais il me semble que le mouvement part de revendications assez précises sur des questions de revenus, venant notamment de viticulteurs dans le sud de la France. C’est quelque chose d’assez spontané qui n’est pas initié par les syndicats. Une multitude de choses se sont agrégées, avec l’amplification du mouvement en France, les convergences avec d’autres mouvements européens et, surtout, de la colère sociale. Mais les revendications ne se situent certainement pas toutes au même plan. Je ne pense pas qu’il était très stratégique pour la FNSEA que ce mouvement arrive à ce moment-là mais, comme la Coordination rurale, ils ont embrayé dessus. Il y a un très bon livre de Gilles Luneau sur la FNSEA, La Forteresse agricole, qui montre que sa force réside dans sa capacité à mettre ses troupes en ordre, avec une très grosse discipline. Cette capacité, en plus de celle des agriculteurs à manifester de manière spectaculaire, permet de faire très vite monter la sauce et donne la possibilité au syndicat de se faire entendre. D’autant qu’il en a l’habitude : il a des relais au ministère et, de manière beaucoup moins visible, des courroies de transmission avec le gouvernement. Nous l’avons vu en 2023 : lors d’une séquence de préparation d’une loi d’orientation agricole, la FNSEA a été très largement à la baguette. C’est là que je trouve que le traitement médiatique n’est pas du tout à la hauteur : la FNSEA est coresponsable de la situation actuelle, et ce depuis 70 ans ! Et pourtant ses dirigeants arrivent à capitaliser là-dessus.
Pourquoi la question foncière, centrale dans votre livre ainsi que pour Terre de Liens pour qui vous travaillez, est-elle absente des récentes mobilisations ?
« Nous sommes dans un système agricole qui arrive au bout d’un cycle. »
Attention, la terre n’est pas le seul ou le plus important des sujets : on ne peut sortir la terre, seule, des logiques capitalistes. Mais si la question foncière n’a pas été abordée, c’est d’abord parce que ces mobilisations partaient essentiellement de la question des revenus. Ensuite, je pense que la FNSEA n’a pas intérêt à en parler parce que c’est, au fond, un des révélateurs des inégalités fondamentales dans l’agriculture. Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, est vraiment une caricature du gros agriculteur bien assis, bien rémunéré, qui a du capital et de la terre. On est loin de l’image du petit paysan dans son champ. Mais, malgré tout, il arrive à agréger derrière lui une bonne partie des forces vives de l’agriculture, et donc à faire passer ses mots d’ordre. Au bout du compte, si on regarde les annonces de Gabriel Attal du 1er février dernier, à part les déblocages de trésorerie, il y a très peu de choses qui vont jouer sur le revenu. Et tout ça a été utilisé pour supprimer les quelques mesures écologiques — peu satisfaisantes — qui étaient en place. La FNSEA entretient la fiction d’un monde agricole uniforme. La réalité c’est qu’il est traversé par des questions de classe. Si Arnaud Rousseau possède une ferme de 700 hectares, soit dix fois plus que la taille moyenne des fermes en France, ça veut dire qu’il a pris des hectares à d’autres fermes, à d’autres agriculteurs. Cette oppression interne à l’agriculture est complètement effacée, masquée, et le traitement médiatique participe pleinement de cette fiction d’une espèce d’unité paysanne-agricole, qui remonte au moins à la fin du XIXe siècle. Les mondes agricoles étaient pourtant déjà très hétérogènes à l’époque, avec des hiérarchies très particulières, qui distinguaient entre les laboureurs, les cultivateurs, les manœuvriers, etc. Cette unité factice d’un monde agricole a encore été très opérante dans ce mouvement social.
Le discours de Gabriel Attal qui a accompagné les mesures proposées par le gouvernement se fait effectivement l’écho de cette fiction : « L’exception agricole française […] c’est assumer d’aider notre agriculture comme peu d’autres secteurs en France. [C]e n’est pas une question de budget, mais de fierté et d’identité. »
Derrière l’identité professionnelle exaltée par Attal, il est bien question de modèle économique et de modèle d’expansion. Ça nous renvoie à l’épopée de la modernisation agricole qui débute à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La main invisible du marché n’arrive pas à faire entrer l’agriculture française dans le capitalisme alors qu’il se développe dans d’autres secteurs d’activité. C’est donc la main très visible de l’État qui s’en charge. Il y a une volonté affichée d’atteindre la sécurité alimentaire de la France, objectif qui sera réalisé en moins de 15 ans. L’activité agricole produit peu de valeur ajoutée, ce n’est pas une activité où on peut faire beaucoup de profit. Le capitalisme ne peut pas faire florès directement dans la production. Par contre c’est une activité qui s’insère dans des chaînes de valeur qui, elles, peuvent produire énormément d’argent et de plus-value : d’un côté dans l’agro-fourniture (tracteurs, semences, engrais, pesticides et herbicides), de l’autre dans la transformation alimentaire et la grande et moyenne distribution. L’agriculture est donc un pivot dans la circulation du capital entre l’amont et l’aval. Et c’est le paradigme de l’État néolibéral qui organise la possibilité d’accumuler du capital avec des aides publiques. Même si nous avons un gouvernement assez décomplexé, Attal ne peut pas l’assumer frontalement. Cette question d’identité, elle permet de perpétuer la mythification de l’unité du monde agricole. Mais derrière, il y a des questions de pognon, d’approvisionnement, et de mutations. Nous sommes dans un système agricole qui arrive au bout d’un cycle.
En quoi ?
Il y a de moins en moins d’actifs agricoles au total, mais de plus en plus de salariés agricoles. On assiste donc, depuis une dizaine d’années, à une forme de prolétarisation de l’agriculture, de normalisation du salariat dans l’agriculture. Effectivement, cette tendance pose une question d’identité professionnelle. Qu’est-ce qu’un agriculteur dans la société ? Cette question, Attal n’en a rien à faire. Et d’ailleurs je pense qu’il ne s’est jamais posé la question avant ces dernières semaines.
La loi d’orientation qui devait être présentée par le ministre de l’Agriculture en janvier était justement censée proposer des mesures pour pallier ce problème de renouvellement des générations dans les mondes agricoles. Or cet aspect s’avère complètement absent de l’ensemble des mesures annoncées.
Pour qui s’intéresse un peu à l’agriculture, ça n’est pas si étonnant, puisque c’est un processus assez long, qui a commencé en 2022. Les agriculteurs savaient que le gouvernement prévoyait d’agir là-dessus dans les prochains mois, sur des bases qui conviennent plutôt à la FNSEA, sans être bien sûr à la hauteur de l’enjeu. Nombre d’agriculteurs font beaucoup d’heures, sans pouvoir beaucoup se payer. Par ailleurs, les retraites agricoles restent très faibles.Tout ça vient percuter indirectement la question du renouvellement des générations. C’est, en un sens, l’image que donne l’agriculture d’elle-même. Il y a une crise du modèle agricole à transmettre.
Et quelle image la loi d’orientation en préparation donne-t-elle ?
On va encore plus confier aux chambres d’agriculture le soin de s’occuper de l’accompagnement à l’installation des agriculteurs. C’est-à-dire qu’on va donner la responsabilité à ceux qui n’ont pas su convaincre leurs enfants de s’installer de convaincre les autres de bien vouloir venir. Ça ne peut pas marcher ! L’État n’est pas en mesure d’envisager de travailler de façon plus pluraliste sur cette question et on est en droit de se demander s’il a réellement la volonté d’agir sur le renouvellement des générations, au-delà de la communication. Il faut aussi prendre en compte les effets de la concentration foncière : il y a beaucoup d’agriculteurs qui cherchent à manger la ferme du voisin plutôt que de permettre à quelqu’un d’autre de s’installer. Tous ces éléments s’agrègent et conduisent à une diminution du nombre d’agriculteurs.
Les politiques publiques agricoles actuelles seraient-elles dans une forme de continuité avec ce que les sociologues Pierre Bitoun et Yves Dupont ont décrit dans Le Sacrifice des paysans comme un « ethnocide » tout au long du XXe siècle ?
« Les ruptures nécessaires ne sont pas accessibles au gouvernement actuel étant donné les bases politiques qui sont les siennes. Ça ne rentre tout simplement pas dans son cadre de pensée. »
Ça n’est pas une question facile. On s’attaque à un monument de la sociologie rurale française. Sans critiquer le fond du travail de Bitoun et Dupont, ce qui est loin de mes compétences, je trouve que la formulation d’ethnocide dans le débat actuel renforce le narratif de l’unité d’une paysannerie millénaire. Or l’agriculture n’a cessé d’évoluer. C’est pourquoi je ne l’utilise pas. Néanmoins il est évident qu’il y a eu quelque chose d’extrêmement violent. Dès la fin du XIXe siècle, il y a eu besoin de libérer des bras pour l’industrie, puis pour le tertiaire afin, comme je l’ai dit, de faire entrer l’agriculture au sein du capitalisme, d’en augmenter la productivité avec plus de mécanisation et plus de chimie. Tout ça piloté depuis le sommet de l’État qui gère de simples variables. Les effets collatéraux sont horribles. Pour revenir au présent, j’ai le souvenir de discussions avec des membres de cabinets ministériels qui se demandaient si, finalement, c’était si grave de faire la transition agroécologique avec peu de fermes et de paysans. Ce sont des gens qui travaillent sur des tableaux Excel. Il y a chez eux une négation totale des vies humaines, des cultures et des villages, qui passent par pertes et profits.
Lucile Leclair nous parlait, dans ce sens, d’une tendance allant vers une agriculture européenne sans agriculteurs. La Confédération paysanne, parmi d’autres, réclame au contraire des mesures pour encourager de nombreuses installations pour atteindre un million d’agriculteurs d’ici dix ans.
Avec le collectif Nourrir, c’est une cinquantaine d’organisations paysannes, écologistes, citoyennes, de solidarité locale ou internationale, de consommation alternative qui défendent cette idée qu’il faudrait un million de paysans, quant nous en sommes à moins de la moitié aujourd’hui. Les camarades de l’Atelier Paysan ajoutent que pour, en plus, travailler tranquillement, il en faudrait dix millions. Il s’agit donc de défendre un tout autre modèle de société, envisager l’activité agricole comme une activité à forte intensité de main-d’œuvre, avec des gens autonomes dans leur travail, qui ne cherchent pas à tout prix la médiation de la technologie dans leurs actions. L’idée n’étant évidemment pas de revenir à des travaux ultra pénibles, avec des gens brisés à 50 ans parce qu’ils ont porté des charges lourdes toute leur vie. Les ruptures nécessaires ne sont pas accessibles au gouvernement actuel étant donné les bases politiques qui sont les siennes. Ça ne rentre tout simplement pas dans son cadre de pensée. Le problème de renouveler les générations agricoles est posé par le ministère de l’agriculture, mais les solutions qu’il propose sont tellement anecdotiques et tellement inefficaces qu’on peut douter du fait que le ministre ait vraiment envie que ça change.
La mobilisation a été orientée autour du revenu, mais aussi des normes, notamment environnementales. Résultats : les normes ont été réduites et 150 millions d’euros ont été débloqués en urgence. Est-ce une réponse satisfaisante ?
On revient à la question de la classe. Je pense que ce qui a été mal compris, notamment dans les milieux de gauche radicale, c’est qu’il s’agit cette fois d’un mouvement social de patrons, ou de gens qui se perçoivent comme des patrons. Un agriculteur est un travailleur indépendant, il peut salarier quelques personnes et être un exploiteur capitaliste au sens premier du terme. Mais globalement, la plupart ne salarient pas tant que ça. Leur revenu est mixte. Il vient à la fois de leur travail et du capital qu’ils ont accumulé, ou que la banque leur laisse accumuler. Difficile alors de choisir sa place dans la lutte des classes !
C’est-à-dire ?
Est-ce que je vais me comporter comme un patron, est-ce que je vais me comporter comme un travailleur ? À la suite des mouvements sociaux des paysans des années 1970 et de la proposition de Bernard Lambert dans Les Paysans dans la lutte des classes, la Confédération paysanne s’est très clairement positionnée du côté des travailleurs. Mais ça n’est pas facile de choisir de se mettre du côté des opprimés quand on peut éventuellement être du côté des gagnants. D’un point de vue objectif, il y a une grande majorité des gens qui sont statutairement des responsables d’exploitation mais qui, vu les revenus qu’ils se tirent, et même s’ils possèdent beaucoup de capital professionnel, sont plutôt du côté des opprimés. Ce ne sont pas des travailleurs exploités pour et par le salariat mais, pour reprendre les grandes catégories de Marx, ils le sont par le capital. Les capitalistes extraient de la valeur de leur travail.
C’est pour cette raison que, plutôt que de s’en prendre aux structures socio-économiques qui les ont conduits dans cette situation, les agriculteurs actuellement mobilisés visent les institutions publiques ou para-publiques ?
« La question du positionnement de l’agriculture dans la lutte des classes n’a pas été posée. »
Parmi les fameuses normes qu’il faudrait faire sauter, la Coordination rurale cible aussi des normes du droit du travail. Ils sont allés détruire ou incendier des bâtiments publics. Tout un tas de lieux où sont employés soit des fonctionnaires, soit des agents d’institutions para-publiques, dont on nie le travail et qui ne sont pas défendus par les dirigeants de ces administrations. La question du positionnement de l’agriculture dans la lutte des classes n’a pas été posée ces dernières semaines. Est-ce que les agriculteurs qui se mobilisent sont des travailleurs opprimés face à leurs oppresseurs, c’est-à-dire ici l’agroalimentaire et l’agro-fourniture industrielles ? Ça n’est pas ce qu’ils revendiquent. Eux revendiquent un cadre administratif qui va leur permettre d’accumuler du capital et d’être les gagnants dans cette grande compétition, tout en occultant le fait qu’il y aura aussi forcément des perdants.
La Confédération paysanne n’a pas immédiatement réagi. Des syndicats, comme la CGT ou Solidaires, puis les Soulèvements de la terre, ont appelé à rejoindre le mouvement, mais seulement après plusieurs semaines de mobilisation. Pourquoi ?
Le positionnement de la Confédération paysanne était extrêmement compliqué, mais ils ont, je trouve, bien géré la séquence. La revendication sur les revenus est juste et il existe des cadres administratifs qui permettraient d’avancer sur ce front. Il faut rappeler ici que la FNSEA était finalement très contente de la dernière réforme de la politique agricole commune qui était quasiment une continuation de la PAC précédente. Le versement des primes était déjà proportionnel aux surfaces des exploitations et restait presque aveugle aux besoins de transition écologique, comme à ceux d’une production répondant aux attentes de la société en matière d’alimentation. La Confédération paysanne et d’autres organisations dénonçaient déjà le fait que les problèmes de revenus ne seraient pas résolu de cette manière et affirmaient que la condition pour demander aux gens de mettre en place une transition agroécologique était qu’ils soient soutenus. C’est vrai qu’il y a des gens qui bossent beaucoup pour pas grand-chose, et à qui on demande de faire des efforts sur l’écologie sans leur en donner les moyens. Mais ce qui est vrai également, c’est que la FNSEA et le gouvernement sont entièrement responsables de cette situation. C’est drôle de les voir venir au chevet des agriculteurs ensuite. Ce qui est dommage, je trouve, c’est qu’il est très difficile d’interroger publiquement cette responsabilité.
On comprend donc pourquoi les Jeunes agriculteurs (JA) et la FNSEA ont appelé à mettre fin à la mobilisation, afin de la continuer dans les cabinets ministériels, tandis que la Confédération paysanne veut la poursuivre sur le terrain.
Comme la Confédération paysanne veut faire entendre sa voix sur les questions de revenus et de libre-échange, elle ne peut pas rester impassible. Cela étant, toute la difficulté consiste à trouver un moyen de faire remonter ces sujets sans servir la soupe à la FNSEA, sans participer un rapport de force dont la FNSEA pourrait tirer profit. C’est la ligne de crête que la Confédération paysanne a plutôt bien tenue, même si nous sommes dans une de ces séquences très difficiles à gérer.
Le collectif Reprise de terres auquel vous participez appelle depuis plusieurs années dans ses textes à constituer des coalitions larges en faveur d’une réappropriation du foncier agricole et forestier ainsi que des zones naturelles. Est-il pertinent de chercher des alliances avec ce mouvement ?
Il faut toujours essayer. La Confédération paysanne et les Soulèvements de la Terre ont eu raison d’appeler à des coalitions. Cela étant, les rares personnes que je connais qui se sont rendues sur des blocages coorganisés par la FNSEA, les JA et la Coordination rurale se sont fait rembarrer parce qu’elles n’étaient pas des agriculteurs : c’était très corporatiste ! Sur les questions sociales et écologiques, il y aura forcément des moments de bascule — même si on ne peut prédire quand ils auront lieu. Par contre, on peut tendre la main, même si ça peut parfois paraître inefficace, parce que cette main tendue sera peut-être acceptée un jour. Andreas Malm dit qu’à plus 6 degrés, cela deviendra moins incongru pour beaucoup de gens de saboter un pipeline… Ce n’était pas encore le moment, mais on n’est jamais à l’abri d’une surprise. C’est donc une bonne chose de le faire dans la séquence actuelle, sans naïveté ni romantisme. Ce sont des mouvements sociaux, certes, mais avec quand même majoritairement un éthos de droite assez marqué sur un tas de questions. Il faut insister aussi sur le fait qu’il y a une vraie souffrance, à laquelle personne ne devrait rester insensible. En revanche, c’est une chose de dire que les agriculteurs souffrent, c’en est une autre d’affirmer que, pour cette raison, il faut les autoriser à détruire les rares haies et bosquets qui restent encore sur leurs exploitations, afin d’y produire quelques tonnes supplémentaires de viande ou de céréales.
Un mouvement corporatiste, donc, qui contraste avec des coalitions larges qui se sont constituées en opposition, par exemple, aux méga-bassines…
« C’est une chose de dire que les agriculteurs souffrent, c’en est une autre d’affirmer que, pour cette raison, il faut les autoriser à détruire les rares haies et bosquets qui restent encore sur leurs exploitations. »
Nous en revenons encore à la question de la classe et des revenus. La FNSEA parle de travail, mais cette notion est toujours polysémique. Il faut s’en méfier. Une émission de France Inter qui parlait du revenu des agriculteurs, annonçait des chiffres qui ont fait bondir des auditeurs : 50 000 euros de revenu annuel moyen en 2022. Mais, premièrement, c’est une moyenne qui gomme de grandes inégalités et, deuxièmement, le revenu d’un agriculteur, ça n’est pas un salaire, c’est difficilement comparable. La FNSEA — en ça malheureusement suivie par de nombreux agriculteurs — ne dit pas « il faut rémunérer mon travail », mais « laissez-moi être le chef d’une entreprise florissante qui accumule du capital ». Ce n’est pas exactement la même chose. D’ailleurs, on propose aujourd’hui aux agriculteurs de poser des panneaux photovoltaïques dans leurs champs et d’être rémunérés par les opérateurs. Puisque votre travail ne paie pas, on va transformer votre revenu en de la rente ! La PAC qui est distribuée depuis le début des années 2000 à proportion de la surface des terres des fermes est déjà une rente : vous avez accumulé tant de terres, vous aurez tant d’euros. C’est complètement déconnecté du travail et de la production. Ce n’est pas anodin : on donne des aides à proportion des hectares, mais pour quel travail ? quelle qualité de travail ? Peu importe : nous allons vous payer, en suivant un calcul abstrait.
Vous évoquez dans Cultiver les communs la place que peut avoir l’agriculture pour la protection des milieux — la conservation de zones humides notamment. Vous faites une distinction entre le fait de donner une subvention ou rétribuer des agriculteurs parce qu’une zone humide se trouverait sur leur terrain, et le fait de les reconnaître comme des travailleurs qui participent aussi à la protection de l’environnement. En somme, des acteurs à part entière de cette protection. Cette distinction, primordiale, semble peu audible…
L’économiste Jean-Marie Harribey part de la théorie de la valeur de Marx pour dire qu’effectivement, la plupart du temps, la valeur d’usage est sanctionnée sur un marché par une valeur d’échange, une valeur économique. Donc l’institution sociale qui sanctionne la valeur monétaire des biens et services, c’est le marché. Pourtant, un fonctionnaire touche un salaire et produit de la valeur économique, puisque celle-ci est rétribuée en argent. Ce n’est pas quelque chose de parasite pour l’économie capitaliste en soi, c’est une part très importante du PIB. Simplement, il y a d’autres manières de sanctionner la valeur que le marché. Ici, en l’occurrence, c’est un système administratif, public, qui peut d’ailleurs être fortement critiqué, mais qui permet de dire que la valeur de ce qui est produit par un fonctionnaire vaut tant et donc qu’il gagne tant. Si on tire le fil de ce côté-là, en envisageant une sortie du capitalisme vers un monde où on pourrait encore échanger des biens contre de l’argent sur des marchés, on pourrait imaginer que le travail des paysans, qui fournit des biens et des services publics, soit rémunéré par la collectivité à la hauteur de ce qui est nécessaire pour vivre dignement de l’agriculture.
Mais pas à la manière d’une rente ?
Non ! Prenons l’exemple d’un marais. C’est un milieu riche en biodiversité et un écosystème très anthropisé, qui tient, entre autres, par l’action des humains. On ne va pas payer la valeur des services écologiques rendus par la « nature ». Cela n’a pas de sens. Par contre, il peut y avoir matière à rémunérer les humains qui font partie de cet écosystème, dans le cadre d’une économie humaine, d’une relation sociale humaine, en reconnaissant que le travail qu’ils fournissent bénéficie aux humains et à l’écosystème — admettre en somme que les humains qui vivent dans cet écosystème vont rémunérer les travailleurs qui en prennent soin. Ce type de réflexion marche pour l’agriculture, mais vaut aussi pour d’autres secteurs de la société. Je pense que les mouvements sociaux ont intérêt à s’emparer de ça. Le discours sous-jacent aux aides distribuées pour compenser les manques à gagner, comme les aides environnementales de la PAC, renforce l’idée selon laquelle l’écologie va contre l’économie.
C’est aussi ce que semble avoir entériné les débats suscités par la mobilisation agricole…
C’est une vision délirante de la société ! Ça laisse croire qu’on pourrait totalement s’abstraire de toute considération écologique. On dit parfois de l’écologie qu’elle est « punitive » lorsqu’elle conduit à l’interdiction de telle ou telle pratique. Mais l’écologie punitive, n’est-ce pas plutôt continuer à faire comme si de rien n’était et devoir immanquablement faire face aux grandes sécheresses ? En plus de rémunérer le travail environnemental des agriculteurs, on pourrait les subventionner, les aider à changer de système de production. C’est une question d’investissement. À court terme — on n’est pas sortis du capitalisme, et on est toujours dans la Ve République — ça pourrait être intéressant de proposer des aides fléchées pour les gens qui ne sont pas en capacité de réaliser, aujourd’hui, ce travail d’entretien écologique, mais qui aimeraient pouvoir le faire à dans un avenir proche. Il faut leur tendre la main économiquement, pour qu’ils puissent parvenir à un stade où ils seraient en mesure de réaliser un travail écologique méritant rémunération.
La plupart des observateurs s’accordent sur le fait que l’écologie a été la grande perdante de cette séquence. Qu’en pensez-vous ?
« Voilà où on en est dans ce débat : techno-solutionnisme ou pas, capitalisme vert ou pas. »
Tous les acteurs qui interviennent dans le débat public et qui veulent garder du pouvoir au sein de ce débat sont obligés de parler d’environnement. Ils ne peuvent pas s’en abstraire. Dans les discours, nous n’assistons pas à un affrontement entre écolos et anti-écolos, mais entre différentes visions de l’environnement. C’est quelque chose qui se cristallise aujourd’hui mais qui existe depuis les années 1970. Avec, en filigrane, la question de savoir si la technologie va nous sauver ou s’il faudra faire confiance à nos yeux et à nos mains pour faire certaines choses. Un exemple me fait bondir : on entend que pour interdire le glyphosate, il faudrait trouver une molécule de substitution. Mais il n’y aura pas de molécule chimique ayant les mêmes effets que le glyphosate sans pollution. Le problème du glyphosate, c’est qu’il tue tout. Mais l’intérêt du glyphosate, c’est aussi qu’il tue tout ! Voilà où on en est dans ce débat : techno-solutionnisme ou pas, capitalisme vert ou pas. La politique agricole a embarqué les agriculteurs dans le grand récit de la modernisation et ceux qui restent sont très majoritairement ceux qui adhèrent à ce récit. Les autres ont été évincés. Il y a très certainement des centaines de milliers de gens à la campagne, à la retraite ou en maison de retraite, qui pourraient raconter une autre histoire de l’agriculture. Mais les rares gagnants de cette histoire-là, ceux qui restent seuls sur leur île déserte, puisqu’il n’y a plus de haies, plus d’oiseaux, ont baigné dans ce récit. Voilà où réside toute la difficulté.
Il y aurait donc une sorte de contre-histoire de la modernisation agricole à élaborer ?
Absolument. Il y a certes une question économique et technique, mais il y a aussi une question de récits à construire, pour raconter autant le passé que l’avenir agricole. Malheureusement, aujourd’hui, on ne peut que constater que ceux que nous proposons ne sont pas attractifs pour les gagnants de la modernisation agricole. Mais l’enjeu majeur est-il de convaincre les agriculteurs actuels de changer sur le champ et d’engager une transition ? La plupart d’entre eux seront partis à la retraite dans 10 ou 20 ans. Ce qu’il faudrait peut-être avant tout, c’est travailler au renouvellement des générations en installant les bonnes personnes et les bonnes pratiques. Même si, bien entendu, il faut tenter de convaincre tout le monde. Il ne faudrait pas que les gens qui arrivent aujourd’hui dans l’agriculture accusent la génération précédente de n’avoir fait que des erreurs — ils auront certainement des choses à apprendre d’elle. Il faut arriver à élaborer un récit pluraliste dans lequel tout le monde pourrait se retrouver, un récit qui permettrait de poser les bonnes questions : qu’est-ce que la société attend des producteurs ? qu’est-ce que les producteurs attendent de la société ? comment tout cela s’articule, fonctionne et dans quel écosystème ? pour quel projet de société ? Si le projet c’est de permettre à Intermarché de dire : « on lutte vraiment contre la vie chère », je pense qu’on n’embarquera pas grand monde…
Vous mentionnez la multiplication des usages et des pratiques agronomiques comme une piste de résistance…
Si on tire le fil de l’économie politique marxiste, un des effets du capitalisme, c’est de tout substituer par de l’argent, de tout rendre équivalent et de tout simplifier. Ce n’est pas facile de prendre un écosystème complexe et de dire : on va le faire rentrer dans un modèle où chaque élément de l’agrosystème sera échangeable contre de l’argent et du capital. L’économie capitaliste transforme matériellement le champ. Il devient un simple substrat, un sol avec trois indicateurs chimiques — azote (N), potassium (K), phosphore (P) —, une profondeur, un taux de matière organique, un PH mesurant l’acidité du sol, rien de plus. Ce réductionnisme opéré par le capitalisme constitue l’un des points de lutte les plus importants. Même si ça peut paraître simpliste, partout où on réussira à multiplier les usages et les fonctions accueillis par la terre, partout où on parviendra à rendre les choses un peu plus complexes, le capital aura plus de mal à s’immiscer. On pourra retrouver et créer d’autres mondes. Bien entendu, ce n’est pas le seul moyen de sortir du capitalisme. Il ne faut pas oublier la question du rapport de force, qu’on peine aujourd’hui à mettre en place. C’est un angle mort à travailler. Même si nous pouvons imaginer des alliances, on a du mal à voir encore comment elles pourront faire basculer les choses. Reste qu’un des axes de résistance possibles consiste à dire que l’agroécologie est complexe et qu’il faut assumer et reconnaître cette complexité. Ce qui en retour signifie qu’il faut rester humble, accepter qu’on ne maîtrise pas tout et qu’on ne connaît pas tout. En bref, envisager une agriculture post-capitaliste.
Toute la question reste de savoir comment changer d’échelle, de passer d’initiatives exemplaires mais marginales, à des transformations globales.
Nous sommes d’accord. Simplement, il n’y a pas de solution miracle. Pour ma part, je pars des travaux du sociologue américain Erik Olin Wright, qui a forgé le concept d’ »utopies réelles » et envisage d’éroder le capitalisme. Ou de ceux de David Graeber qui disait qu’au XVe siècle les gens ne se rendaient pas compte que c’était le début du capitalisme, et donc que peut-être nous non plus nous ne nous rendons pas compte qu’autre chose est à l’œuvre aujourd’hui. Les changements historiques ne se font pas qu’à travers des épisodes insurrectionnels, même si, évidemment, ça précipite les choses. Il faut avoir une certaine humilité par rapport à notre position dans l’histoire. Aujourd’hui, en France, il existe dans la gestion administrative des terres des lois et des institutions qui sont, si ce n’est anticapitalistes, du moins a‑capitalistes, au sens où elles ne suivent pas simplement la logique de l’accumulation du capital et du marché. Est-ce qu’on peut s’en saisir et les subvertir pour construire l’étape d’après ? Une étape qui ne serait peut-être pas complètement post-capitaliste, mais au moins en rupture radicale avec ce qui se passe aujourd’hui, un peu à la manière de la sécu en 1946. L’idée n’est pas de se dire que la sécu, c’était la sortie du capitalisme ; c’est simplement d’affirmer que c’était assez inspirant pour envisager la marche suivante. Effectivement, si on ne fait que des AMAP [Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, ndlr] et des paniers solidaires, ça ne va pas suffire à changer le système alimentaire. Néanmoins, ça laisse présager d’autres façons d’envisager le monde, d’autres façons de manger : il faut les préserver, mais sans s’en satisfaire. C’est par un tel aller-retour entre la pratique actuelle et l’horizon idéal que l’on peut aujourd’hui imaginer rompre avec le capitalisme, et avec toute cette méga-machine industrielle qui nous détruit, nous et les écosystèmes auxquels on appartient.
Photographie de bannière : NnoMan
REBONDS
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