Thatcher a‑t-elle vraiment maté les syndicats ?


C’était il y a qua­rante ans : le National Coal Board et la Première ministre bri­tan­nique Margaret Thatcher annon­çaient vou­loir fer­mer de nom­breuses mines. Le syn­di­cat natio­nal des mineurs s’y oppo­sait et lan­çait une grève his­to­rique, qui dure­ra un an. C’était l’an­née der­nière : « Macron, voleur, men­teur, tri­cheur, fils natu­rel de Margaret Thatcher » scan­dait un syn­di­ca­liste dans son petit mais bruyant porte-voix un jour de mani­fes­ta­tion. Jusqu’en France, la figure de Thatcher est deve­nue sym­bole de la mise en place de poli­tiques néo­li­bé­rales vio­lentes et de la répres­sion des tra­vailleurs en lutte contre celles-ci. Peut-on tou­te­fois affir­mer, comme c’est sou­vent le cas, que l’an­cienne pre­mière ministre « a maté les syn­di­cats » ? Clémence Fourton, uni­ver­si­taire spé­cia­liste de civi­li­sa­tion bri­tan­nique contem­po­raine, nuance cette affir­ma­tion dans son ouvrage Idées reçues sur le Royaume-Uni, les para­doxes d’un pays en crise, publié aux édi­tions Cavalier bleu. Extrait.


« Mais la grève du charbon n’était pas qu’une affaire de mines peu rentables. C’était une grève politique. Par conséquent, sa résolution aussi. […] Notre détermination à résister à cette grève a donné aux syndicalistes ordinaires le courage de défier les extrémistes. La défaite des grévistes a montré que la gauche fasciste ne pouvait pas rendre la Grande-Bretagne ingouvernable. Les marxistes voulaient défier la loi du pays pour défier les lois économiques. Ils ont échoué et en cela ont montré qu’une économie libre et une société libre marchent main dans la main. C’est une leçon que personne ne doit oublier. »
Margaret Thatcher, The Downing Street Years, 1993, p. 377–378

Plus de vingt ans après sa démis­sion du poste de Première ministre en 1990, Margaret Thatcher reste une figure incon­tour­nable de la poli­tique bri­tan­nique. Peu d’hommes et de femmes poli­tiques sont aus­si clivant·es qu’elle ne l’a été : à l’annonce de son décès en 2013, des mani­fes­ta­tions de joie ont eu lieu au Royaume-Uni, cer­taines au son de la chan­son Ding-Dong, the Witch is Dead, du Magicien d’Oz. C’est donc que Thatcher, à la fois en son temps et après sa mort, a pro­fon­dé­ment mar­qué la vie publique bri­tan­nique. La croi­sade that­ché­rienne contre les syn­di­cats reste par­ti­cu­liè­re­ment dou­lou­reuse. Son seul nom est indis­so­ciable, dans les rangs du mou­ve­ment social, de la défaite ouvrière de 1985. Sa vic­toire sur les syn­di­cats est indu­bi­table et durable. Pourtant, cette vic­toire mérite d’être inter­ro­gée de deux manières. D’abord, on peut se deman­der quel rôle elle a per­son­nel­le­ment joué dans la défaite des syn­di­cats. Le Royaume-Uni de Thatcher n’était pas une dic­ta­ture, et ce n’est pas sa seule volon­té, fût-elle de fer, qui a fait plier les mineurs du syn­di­cat National Union of Mineworkers. Ensuite, le taux de syn­di­ca­li­sa­tion, qui a atteint les 50 % au moment de l’élection de Thatcher, a certes connu une baisse qua­si­ment conti­nue depuis lors, mais demeure bien plus éle­vé qu’en France : en 2022, 22,3 % des tra­vailleurs et tra­vailleuses bri­tan­niques sont membres d’un syn­di­cat, contre 10,3 % en France en 2019. À l’automne 2022, alors que l’inflation atteint 11 %, son niveau le plus haut depuis 40 ans, le mou­ve­ment syn­di­cal bri­tan­nique connaît un nou­vel essor, avec des grèves dans de nom­breux sec­teurs. Avec ces élé­ments, com­ment et jusqu’à quel point peut-on dire que Thatcher a bat­tu les syndicats ?

L’antisyndicalisme : un pilier du thatchérisme

« La croi­sade that­ché­rienne contre les syn­di­cats reste par­ti­cu­liè­re­ment dou­lou­reuse. Son seul nom est indis­so­ciable, dans les rangs du mou­ve­ment social, de la défaite ouvrière de 1985. »

Mené par Margaret Thatcher, le Parti conser­va­teur a été élu en mai 1979, sur un pro­gramme anti­syn­di­cal. Suite aux élec­tions, cette orien­ta­tion se mani­feste par des lois : entre 1980 et 1993, huit lois allant dans ce sens sont votées au Parlement. Lors de la grève des mineurs de 1984–1985, la poli­tique du gou­ver­ne­ment est déployée au plus près du ter­rain. La grève, contre la fer­me­ture des mines de char­bon, a été anti­ci­pée et les réserves stra­té­giques sont pleines. Depuis 1980, les piquets de grève, mode d’action cen­tral au Royaume-Uni, doivent se tenir stric­te­ment devant l’entreprise concer­née, et il est recom­man­dé de ne pas dépas­ser six per­sonnes sur un piquet (en pra­tique, cette recom­man­da­tion n’est pas appli­quée). Depuis 1982, les grèves de soli­da­ri­té sont inter­dites. Impossible donc pour les mineurs de cher­cher des relais dans d’autres corps de métiers. Depuis 1984, tout débrayage doit faire l’objet d’une consul­ta­tion des syndiqué·es par cour­rier pos­tal, et non plus d’un vote à main levée en Assemblée géné­rale. Le 18 juin 1984, à Orgreave, la police charge les mineurs qui mani­festent devant une usine, dans le Yorkshire. Les mineurs sont vio­lem­ment frap­pés. Un cli­ché de John Harris, res­té célèbre, montre un poli­cier à che­val abattre sa matraque sur la tête d’une jeune femme, Lesley Boulton, qui tient un appa­reil pho­to à la main. En mars 1985, alors que le tra­vail reprend, Margaret Thatcher féli­cite les forces de police, déci­sives dans la vic­toire sur les mineurs. Plus de vingt ans après les faits, Arthur Scargill, qui diri­geait le syn­di­cat des mineurs à l’époque, joint sa voix à celle de ceux qui réclament encore une enquête sur les évé­ne­ments d’Orgreave. Pour lui, Thatcher est res­pon­sable d’avoir fait cou­ler le sang des mineurs ce jour-là.

Un contexte antisyndical plus global

L’offensive anti­syn­di­cale des années 1980 n’a pour­tant pas été le seul fait de Margaret Thatcher. Le trai­te­ment média­tique du mou­ve­ment social qui a pré­cé­dé son élec­tion à l’hiver 1978–1979 — « l’Hiver du mécon­ten­te­ment », dont on pour­ra se faire une idée en lisant le roman qu’en a tiré en 2018 Thomas Reverdy — l’illustre par­fai­te­ment. Ces semaines de grève contre la poli­tique de limi­ta­tion des hausses de salaire por­tée par le gou­ver­ne­ment tra­vailliste ont été pré­sen­tées dans la presse comme la preuve de la toute-puis­sance syn­di­cale, par­ti­ci­pant ain­si à la construc­tion de ce que l’historien Marc Lenormand nomme « le consen­sus anti­syn­di­cal des élites bri­tan­niques ». Le volume inti­tu­lé Antisyndicalisme, qu’il a coor­don­né avec Gilles Christoph et Sabine Remanofsky, montre que l’offensive anti­syn­di­cale des années 1980 au Royaume-Uni s’inscrit dans le contexte inter­na­tio­nal du déve­lop­pe­ment du néo­li­bé­ra­lisme. Les auteur·es le défi­nissent comme un modèle poli­tique et éco­no­mique où l’État met en œuvre un ensemble de mesures visant à accroître le pro­fit du sec­teur pri­vé. Le pro­gramme that­ché­rien de « réforme » des rela­tions pro­fes­sion­nelles dépasse donc la seule per­sonne de Margaret Thatcher. Les gou­ver­ne­ments bri­tan­niques ont joué un rôle cen­tral dans la déré­gu­la­tion du mar­ché du tra­vail et l’affaiblissement des syn­di­cats dans les négo­cia­tions pro­fes­sion­nelles au cours des années 1980. Mais on peut aus­si impu­ter ces réformes à l’ensemble du Parti conser­va­teur, à la presse conser­va­trice qui a contri­bué à les légi­ti­mer, ain­si qu’aux direc­tions d’entreprise qui les ont volon­tiers mises en œuvre. Et, une fois Margaret Thatcher par­tie du 10 Downing Street, le Royaume-Uni ne s’est pas sou­dai­ne­ment trans­for­mé en para­dis syn­di­cal, loin s’en faut.

[ River of Industry / Head Gear III | David Wilders, image courtesy of the National Coal Mining Museum for England ]

Les relais du thatchérisme

Les gou­ver­ne­ments qui ont suc­cé­dé à Margaret Thatcher n’ont pas remis en cause la légis­la­tion anti­syn­di­cale des années pré­cé­dentes. John Major, qui la rem­place en 1990 et qui est élu aux élec­tions légis­la­tives de 1992, pour­suit la même logique. Mais le tra­vailliste Tony Blair, au pou­voir dès 1997, n’est pas non plus reve­nu sur ces lois et c’est plus sur­pre­nant étant don­né les liens étroits du Labour Party et de la confé­dé­ra­tion syn­di­cale bri­tan­nique (Trades Union Congress ou TUC). Historiquement, le par­ti émane des syn­di­cats. C’est un outil dont ils se sont dotés en 1900 pour relayer leurs reven­di­ca­tions dans la sphère poli­tique. Le Parti tra­vailliste de Tony Blair s’est quant à lui effor­cé de des­si­ner un pro­gramme poli­tique de centre gauche, qua­li­fié de « troi­sième voie », quelque part entre le socia­lisme et le capi­ta­lisme, entre la posi­tion des syn­di­cats et celle du patro­nat. C’est dans ce contexte que le par­ti a pris ses dis­tances avec le mou­ve­ment syn­di­cal dans son fonc­tion­ne­ment interne, en dimi­nuant le poids du TUC dans l’élection du chef du par­ti. Concernant la légis­la­tion that­ché­rienne en matière de syn­di­ca­lisme, c’est aus­si une troi­sième voie que le par­ti de Blair a adop­tée. S’il n’a pas remis en cause les réformes de Thatcher, il a ren­for­cé des pro­cé­dures de négo­cia­tion col­lec­tive, qui avaient été elles aus­si sérieu­se­ment affai­blies au cours des légis­la­tures pré­cé­dentes. Enfin, l’arrivée au pou­voir du Parti conser­va­teur en coa­li­tion avec les libé­raux-démo­crates en 2010 a été mar­quée par un retour des logiques that­ché­riennes, notam­ment en matière de négo­cia­tions entre syn­di­cats et employeurs. C’est ain­si qu’en 2016 une nou­velle loi est venue enca­drer encore un peu plus l’action syn­di­cale, mal­gré une levée de bou­cliers du côté du TUC. Désormais, pour qu’une grève soit légale, elle doit tou­jours être votée lors d’une consul­ta­tion pos­tale, mais il faut éga­le­ment que plus de 50 % des adhérent·es du syn­di­cat qui la lance par­ti­cipent au scru­tin. Chaque piquet de grève doit avoir son ou sa res­pon­sable, clai­re­ment visible et identifié·e par la police. Cette ten­dance s’est pour­sui­vie après 2016, avec l’adoption, en 2023, d’une loi impo­sant un ser­vice mini­mum en cas de grève dans six sec­teurs d’activité : la san­té, les ser­vices de secours, l’éducation, les trans­ports, la ges­tion des déchets nucléaires et la sécu­ri­té aux fron­tières. Ces sec­teurs sont par­mi les plus mili­tants, et les syn­di­cats voient donc cette loi comme une remise en cause directe du droit de grève.

Le retour de syndicats

« Margaret Thatcher a sans aucun doute infli­gé de cui­santes défaites au mou­ve­ment social bri­tan­nique, mais elle lui a aus­si four­ni des points de ral­lie­ment pour ses com­bats ultérieurs. »

La loi anti­syn­di­cale de 2023 est aus­si une réponse à la vague de grèves qui a tra­ver­sé le Royaume-Uni en 2022–23. Ces conflits com­mencent à l’été 2022, notam­ment chez les pos­tiers et pos­tières de la Royal Mail, et concernent les rému­né­ra­tions. Les gré­vistes demandent des hausses de salaire qui com­pen­se­raient l’inflation. Quand on prend en compte la hausse des prix, le niveau de rému­né­ra­tion des Britanniques est en baisse : les chiffres du TUC pointent une baisse de salaire moyenne de 3 % en 2022, ce qui est un record depuis 1977. Les pro­fes­sions médi­cales, qui avaient été tant applau­dies pen­dant la pan­dé­mie de Covid-19, sont par­mi les plus tou­chées : une fois l’inflation prise en compte, les infir­mières ont per­du £5 000 de salaire par an depuis 2010. Les employé·es débrayent donc dans de nom­breux sec­teurs pro­fes­sion­nels, et dans tout le Royaume-Uni. On peut citer les tra­vailleurs et tra­vailleuses de la pétro­chi­mie sur les plate-formes offshore en mer du Nord, de l’industrie ver­rière dans le Derbyshire, de l’éducation en Irlande du Nord, mais aus­si de la san­té, de la jus­tice, de la culture, du ménage, des trans­ports. C’est un mou­ve­ment com­po­sé d’une mul­ti­tude de conflits sala­riaux, à l’échelle de l’entreprise ou du sec­teur d’activité, qui s’enchaînent les uns après les autres. La grève des infir­mières a mar­qué les esprits, car c’est la pre­mière orga­ni­sée par leur syn­di­cat depuis sa créa­tion, en 1916.

La fin de l’année 2022 a été mar­quée par une coor­di­na­tion des jours de grèves entre les syn­di­cats, don­nant une impres­sion de force retrou­vée. Cesser le tra­vail col­lec­ti­ve­ment étant deve­nu très diffi­cile depuis les lois anti­syn­di­cales évo­quées, ces grèves ont bien quelque chose d’historique. En 2022, l’Office for National Statistics a comp­té 2,4 mil­lions de jour­nées de grève, chiffre le plus haut depuis les 4,1 mil­lions de 1989. Le niveau de conflic­tua­li­té sociale reste infé­rieur à ce qu’il a été dans les années 1980 et sur­tout 1970, car le that­ché­risme est pas­sé par là. Mais comme le dit Mick Lynch, secré­taire géné­ral du syn­di­cat RMT (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers), qui ras­semble 83 000 cheminot·es et autres employé·es des trans­ports, ces grèves montrent une sor­tie de la rési­gna­tion de la part de la classe ouvrière bri­tan­nique, qui « refuse d’être pauvre plus long­temps ».

[Conflict 1984-5 / Inbye / Strike 1984-1985 | David Wilders, image courtesy of the National Coal Mining Museum for England]

La construction d’un anti-thatchérisme populaire

Si les années 1980 ont été celles d’un déclin syn­di­cal encou­ra­gé par les plus hautes sphères du pou­voir, elles ont aus­si don­né lieu à la créa­tion et la diffu­sion d’une forte culture anti-that­ché­rienne, qui per­dure jusqu’à aujourd’hui. En 1986, Jimmy Somerville et les Communards chantent Breadline Britain : « [Ici] le Mal est au pou­voir, l’argent n’achète que des chi­mères, la vie d’un tra­vailleur est mau­dite. » En 1988, Morrissey chante Margaret on the Guillotine : la chan­son s’achève sur le bruit d’une lame qui fend l’air. Bien d’autres sui­vront, de même que des films, par­mi les­quels Les Virtuoses de Mark Herman (1996), Billy Elliot de Stephen Daldry (2000) et Pride de Matthew Warchus (2014) qui font tous réfé­rence à la grève de 1984–1985. La figure de Margaret Thatcher d’un côté, et le com­bat des mineurs contre la fer­me­ture des mines de l’autre, sont ain­si deve­nus des réfé­rences com­munes, très lar­ge­ment par­ta­gées par les acteurs du mou­ve­ment social. Cette culture popu­laire, ouvrière même, per­dure jusqu’aujourd’hui. Il est diffi­cile d’en mesu­rer concrè­te­ment les effets, mais il n’en reste pas moins que ce sont là des élé­ments qui contri­buent à la per­sis­tance, au Royaume-Uni, d’une culture, sinon d’une conscience, de classe. Margaret Thatcher, en tant que dis­ciple zélée de l’économie néo­li­bé­rale et de son ver­sant anti­syn­di­cal, a sans aucun doute infli­gé de cui­santes défaites au mou­ve­ment social bri­tan­nique, mais elle lui a aus­si four­ni des points de ral­lie­ment pour ses com­bats ulté­rieurs. Le slo­gan I still hate Thatcher, que l’on a pu voir sur des piquets de grève en 2022, montre à la fois la haine par­ti­cu­lière qu’elle sus­cite encore et le lien, indé­niable, que font les syn­di­ca­listes entre ses poli­tiques à elle et celles des gou­ver­ne­ments qui l’ont suivie.


Illustrations de ban­nière et de vignette : David Wilders, image cour­te­sy of the National Coal Mining Museum for England


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REBONDS

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