Texte inédit | Ballast
L’année dernière, à la veille d’une manifestation de grande ampleur, nous avions rencontré des soignantes du collectif belge La santé en lutte : elle avait réuni plusieurs milliers de personnes à Bruxelles. Près d’un an plus tard, le constat est le même, voire plus criant encore : chacun a pu mesurer, par temps de pandémie globalisée, ce qu’il en coûte d’avoir réduit les services de santé à peau de chagrin. Ce samedi 29 mai 2021, c’est un appel à une mobilisation internationale qui est lancé : en France, en Belgique, en Espagne, en Italie et en Grèce, le personnel soignant descendra dans la rue. Pour l’occasion, nous retrouvons Thomas, infirmier dans un important CHU de Bruxelles : il nous raconte son quotidien à l’hôpital et les ravages produits par la rationalisation et la maximisation du rendement.
Je suis infirmier depuis onze ans. On ne compte généralement pas les années d’études mais, pendant ma formation, j’ai beaucoup travaillé comme aide-soignant. Depuis 2009, je bosse dans la même structure : un gros hôpital universitaire bruxellois. Et, depuis près de six ans, j’ai aussi un engagement en tant que délégué syndical. Je travaille dans une unité de chirurgie cardiaque, en post-opératoire. Trois shifts1 de travail rythment la journée du service : matin, soir et nuit. Le pire c’est quand tu es du matin. C’est là qu’il y a le plus de tensions, de bruits, de gens et d’actes à faire.
« Ce qui est fou, et c’est très partagé par les collègues, c’est que dès le réveil, tu te sens en retard. »
Une journée-type : je me lève à 5 h 30, j’avale vite un café, une tartine, et je suis déjà stressé. En fait, pour être juste, ma journée démarre déjà la veille, avec cette impossibilité de dormir correctement. Une grande majorité de soignants partage ce sentiment. Notre sommeil est agité, on stresse en dormant. Le chronomètre est enclenché et il va falloir tout enchaîner, dès le réveil. Pas de temps de flottement possible. Ce qui est fou, et c’est très partagé par les collègues, c’est que dès le réveil, tu te sens en retard. Je ne sais pas si c’est parce que dans ces métiers, comme tu veux gagner des minutes de sommeil, généralement tu ne te lèves pas une heure en avance pour avoir du temps et démarrer ta journée tranquillement. Et puis tu anticipes, tu sais que tu vas avoir trop à faire, que tu ne vas pas y arriver, que ça va être une course contre la montre toute la journée. Alors tu stresses : ça n’a pas commencé que tu es déjà en retard.
Ma journée démarre à 7 heures pile — pas 7 h 01 ou 7 h 02 : c’est militaire — pour le rapport de transmission entre l’équipe de nuit et celle du matin. Si t’arrives à 7 h 05, tu es accueilli par des regards noirs. Pour être prêt, j’offre tous les jours un quart d’heure de travail à mon employeur : j’arrive par l’entrée du personnel, il fait encore nuit, il y a un afflux de gens qui viennent prendre leur service, tout le monde avance en silence, le temps de filer à la buanderie, de me changer au vestiaire et de monter dans mon unité. Le rapport démarre avec l’échange d’informations sur comment s’est déroulée la nuit, l’état des patients. Ça prend trente minutes. Dès la minute 28, il y a une tension palpable dans la pièce, on ne veut pas démarrer en retard, on sait que la montre tourne. Tu espères que le collègue de la nuit ne va pas dépasser la demi-heure de transmission — parce que l’équipe de nuit, c’est une seule personne, qui a en charge entre quinze et vingt-cinq patients. Quand le service est occupé par quinze personnes, tu sais que tu vas pouvoir t’occuper correctement des gens, au-delà de dix-sept, c’est très insécurisant pour les patients, et à vingt, c’est la mort. Il faut savoir que cette dernière année, on tourne à vingt personnes hospitalisées par jour.
[Paris, 16 juin 2020 : manifestation de soutien au milieu hospitalier (NnoMan | Collectif Œil)]
Le ou la collègue de nuit fait ses transmissions à l’équipe du matin, qui est la plus grosse de la journée : normalement on est cinq, quatre infirmières et une aide-soignante. Mais parfois il n’y a que trois, voire deux infirmières, et là c’est tendu. L’équipe est complétée par des étudiants car ils sont inclus dans le comptage de l’équipe du jour et de la charge de travail — alors qu’ils sont là pour apprendre. L’infirmière cheffe divise le couloir, au prorata des infirmières présentes ; on se répartit les patients en fonction de la lourdeur des pathologies qu’ils présentent, aussi. Tu commences ton tour. Je suis toujours le premier levé de la table de rapport, mais personne ne traîne. Tu vas chercher ton chariot de soins, tu vérifies les médicaments dedans, tu chopes plein de matériel, le tensiomètre, l’appareil pour les glycémies, une balance, le matériel pour les prises de sang, le linge, etc. Tu constitues tout le matériel qu’il va te falloir, puis tu vas voir ton premier patient. Il y a plusieurs stratégies. Soit tu prends les paramètres, tu vérifies les médicaments et tu les délivres à chacun, puis tu reviens faire le tour pour les toilette ; soit tu choisis de tout faire en un passage — ce que je préfère. Les personnes les plus valides, je leur demande si elles sont prêtes à faire leur toilette seules. Auquel cas je leur mets une chaise dans la salle de bain, je les installe, je prends les paramètres et donne les médicaments — comme ça elles peuvent démarrer leur journée. C’est toujours une question de temps : comment en gagner, dès la première minute.
« Je demande au patient ce qu’il voudrait écouter. On discute un peu, on apprend des choses sur lui, sa vie, sa famille, ses difficultés sociales peut-être… »
Évidemment tu peux vite être complètement embourbé : une prise de sang peut foirer, il faut recommencer. D’ailleurs, avant de démarrer le tour des chambres, tu réfléchis à celles qui vont te demander le plus de temps, et tu choisis souvent de les faire en dernier : tu vas voir les autres d’abord, pour ne pas les faire attendre, et avoir l’esprit un peu plus tranquille quand tu arrives chez les cas plus lourds. Tout ça doit être fait avant l’arrivée de leur petit déjeuner, à 9 heures. La malchance des patients qui doivent être à jeun ou qui sont alimentés via parentérale, c’est ta chance à toi : ça te donne quelques minutes de temps pour avancer… Avec les collègues on s’est mis d’accord pour qu’à 9 h 45 — quand tu as fait le premier tour des chambres — on prenne une pause-café de dix minutes, qui n’est pas du tout prévue par l’employeur. Malgré tout, nombreuses sont les personnes qui ne la prennent pas. Moi, si. Enfin, quand je peux, parce qu’il y a toujours des couacs, des imprévus, par exemple monsieur X qui fait des fausses déglutitions quand il mange : tu pars à la recherche d’un kiné pour t’aider à l’asseoir au fauteuil, parce que seul tu ne peux pas, il est trop lourd ou il est amputé d’une jambe, ce qui est très courant dans cette unité ; si tu ne trouves pas de kiné disponible, tu vas chercher l’infirmière mécanique, cette sorte de grue à patient. Tout ça prend forcément du temps, et il est fréquent que ta pause saute. Comme il n’est pas rare que des gens finissent par ne petit-déjeuner qu’à 11 heures. J’essaie toujours de prendre cette pause parce que si je ne la fais pas, je pète un câble, je perds patience, je deviens désagréable. Il me la faut pour être plus efficace après. Il faudrait la rendre obligatoire, pour assurer de meilleurs soins.
Après, c’est le temps des pansements, tu refais le tour des chambres : ça va de petits pansements pour plaies simples, comme on dit, à des spéciaux pour plaies très profondes, avec vue sur les os. T’as tout un matériel adapté à chaque pansement. Mais ce temps est sans doute le plus agréable, sur le plan humain, avec le patient. Parce que là tu peux te poser, tu es au chevet du patient, tu dois prendre du temps, et alors tu peux discuter avec la personne. Parce qu’honnêtement, tout ce qui a précédé, tu peux le faire à grande vitesse, en parlant à peine avec la personne, pour avancer. Un pansement, ça exige du temps, ce n’est pas compressible. Souvent, j’ai mon smartphone avec moi et je mets de la musique, je demande au patient ce qu’il voudrait écouter. On discute un peu, on apprend des choses sur lui, sa vie, sa famille, ses difficultés sociales peut-être. On en profite pour donner quelques informations de type éducation à la santé, sur ce qu’il peut ou non faire après une opération du cœur.
[Paris, 16 juin 2020 : manifestation de soutien au milieu hospitalier (NnoMan | Collectif Œil)]
Typiquement, en chirurgie cardiaque, les personnes passent 24 à 48 heures en soins intensifs, en post-op [post-opératoire] immédiat. Et chaque jour à 11 heures les appels démarrent, c’est la montée de personnes vers l’unité. Toute une transmission se fait. Là on prie, on se demande à quelle sauce on va être mangé ; les soins intensifs ne se soucient pas de notre charge de travail ce matin-là, de nos disponibilités. Parce que ce n’est pas à eux de s’en soucier. Ils vont nous annoncer le nombre de remontées : les jours les plus durs, cinq à six nouveaux patients arrivent. Ce sont des suivis très lourds, multipathologiques, ils sortent d’opération, il faut un suivi clinique intensif car il arrive que, finalement, les personnes n’aillent pas si bien et doivent retourner quelques heures plus tard aux soins intensifs. Ce n’est pas rare non plus que les soins intensifs se « débarrassent » de patients, les fassent monter au matin alors qu’ils ont été confus toute la nuit. Pourtant, c’est typique : le matin on est toujours un peu mieux, mais ça ne dit rien de l’état ensuite. Et si tu n’avais pas fini ce que tu avais à faire, c’est le débordement. C’est drôle de voir les différences de réactions dans l’équipe, entre les personnes qui ont tendance au sacrifice et disent « C’est bon je m’en charge », alors qu’elles sont déjà surchargées, et celles qui filoutent en évitant de passer dans le couloir à 11 heures — oui, parce qu’il y a une règle tacite : si un patient arrive sur son lit et que tu le croises dans le couloir, tu dois le prendre, tu n’as aucune excuse, tes collègues ont vu que tu l’as vu ! (rires)
« Ici, on est de manière flagrante dans un travail de care : tu passes demander si ça va, tu te soucies de leur état. »
La pause midi des soignants, tu l’oublies : il est déjà 13 h 30 que c’est le rapport pour l’équipe suivante, qui sera composée de trois personnes. C’est d’ailleurs souvent à ce moment-là qu’on « profite » d’être assis, qu’on mange. Rien d’une vraie pause. Il n’y a aucun moment dans la journée où tu n’es réellement pas à disposition de ton employeur. C’est le moment de la décharge des tensions, aussi, de tout ce qui s’est passé, mal passé, le matin. Mais tu es toujours dans le service, et si le téléphone sonne, si des patients appellent, tu poses ton sandwich, tu te laves les mains et tu vas voir : en somme tu es toujours en travail. Aussi, il est fréquent que cette transmission dure 1 heure, voire 1 h 30 au lieu de la demi-heure prévue. L’équipe de l’après-midi démarrera son tour des chambres en retard, et c’est rebelote, le stress, la course contre la montre etc. C’est infernal. Si tu étais de l’équipe du matin qui a démarré à 7 heures, tu pars vers 15 h‑15 h 30. Notre infirmière cheffe est souvent là jusqu’à 18 heures… L’équipe dite du soir, souvent composée de deux infirmières et d’une aide-soignante — soit un ratio de dix patients par infirmière — sera, elle, en poste jusqu’à 21 heures. La personne qui fera la nuit, seule, sera là de 20 h 30 à 7 h 30. Il y a certes moins d’actes médicaux, mais il y a beaucoup d’angoisse en fin de journée. Et puis c’est onze heures de travail d’affilée, sans pause libérée ; à aucun moment une autre personne ne vient te relever pendant une demi-heure ou une heure. Et puis tu démarres avec les retards accumulés de la journée.
Pour les bien-portants, le moment du sommeil est déjà très important, alors quand tu es malade et hospitalisé… Les gens attendent les somnifères, ils sont fatigués, anxieux — de plus isolés, depuis un an de Covid —, ils cherchent le sommeil. Ici, on est de manière flagrante dans un travail de care : tu passes demander si ça va, tu te soucies de leur état, tu veux prendre le temps de répondre aux questions qu’ils peuvent avoir, car ça arrive que leur reviennent des questions liées au tour médical du matin, qu’ils n’ont pu adresser à personne encore et qui les a travaillées toute la journée, qu’ils n’ont pas pu ou pas osé poser à une équipe qu’ils ont vu courir toute la journée. Tu t’assures que le verre d’eau est accessible à côté d’eux, qu’ils sont bien installés, qu’ils ont la télécommande à portée de main et leur casque audio, les somnifères, les anti-douleurs, etc. Et en même temps tu dois prendre tous les paramètres, vérifier tous les drains, la perf’, que les pansements n’ont pas suinté — auquel cas il faudra les changer, peu importe qu’il soit 22 heures et que tu aies vingt patients à aller voir. Il y a une obligation légale d’aller voir un patient toutes les deux heures. On en parlait avec ma cheffe l’autre jour : la personne de nuit prend trois heures à faire un tour complet, donc c’est déjà trop. Tu finis pas un tour que tu retournes déjà voir les premiers patients, tu reprends tes chariots, tu recommences. Voilà à quoi ressemble une journée-type, quand il n’y a pas de problème ou d’incident particulier…
[Paris, 16 juin 2020 : manifestation de soutien au milieu hospitalier (NnoMan | Collectif Œil)]
À l’hôpital, on est passés du papier à l’ordinateur, comme partout, depuis les années 2000. Si on peut se dire qu’au départ il n’y avait pas de volonté autre que de passer sur ce nouveau support, vu comme plus « sûr » ou pratique, petit à petit, on a vu venir la big data et la volonté de faire des études à grande échelle. Les outils sont devenus plus sophistiqués, plus performants, plus globaux et homogénéisés — pour faire des comparaisons. Ça ne sert pas juste des fins statistiques, comme on voudrait nous le faire croire : le programme informatique cadence aujourd’hui notre travail, et ça, c’est une donnée centrale. Avant, en tant que soignant, parce qu’on a une expertise, une professionnalité, c’était à nous de dire « Pour tel soin, il faut tel temps, et il faut procéder ainsi et pas ainsi ». On avait une voie propre, une assurance — c’est aussi ce qui nous donnait cette capacité au freinage ouvrier : si par exemple mon employeur veut m’imposer de faire tel acte en deux minutes, je peux rétorquer qu’il en faut dix et les prendre, même s’il va me mettre sous pression par rapport à toute une chaîne qui se répartit une charge de travail. Les outils informatiques que l’on voit à l’hôpital aujourd’hui sont vraiment de nature taylorienne, ils cadencent tout et nous donnent même des ordres. L’hôpital où je travaille se targue d’avoir investi 100 millions d’euros dans un nouveau logiciel, une sorte de projet pilote futuriste présenté comme le must pour la sécurité des patients, une première en Belgique. En réalité, le logiciel est devenu notre contremaître. À chaque moment de la journée il nous dicte ce qu’on doit faire : à 7 heures, aller voir tel patient, le scanner, prendre ses paramètres ; à 8 heures, aller lui donner tel médicament.
« En réalité, le logiciel est devenu notre contremaître. À chaque moment de la journée il nous dicte ce qu’on doit faire. »
J’ai un smartphone et un ordinateur, dans le couloir, dont je dois me servir. Mon regard est sans cesse accaparé par un écran : je ne regarde plus mon patient. Pire que ça, je ne suis même rien supposé savoir de mon patient, c’est l’ordinateur qui sait : ce qu’il a, qui il est, quelle intervention il a subie, de quoi il a besoin. C’est le logiciel qui vérifie le traitement, la compatibilité entre les différentes molécules de traitement. C’est l’ordinateur qui me dicte si je dois faire un pansement, quel type de pansement, quels paramètres je dois prendre, s’ils sont bons. C’est lui qui va me donner une alerte si par exemple la personne a pris trop de poids (il est central en post-op cardiaque de vérifier qu’il n’y ait pas trop de rétention hydrique), etc. C’est l’ordinateur qui fait la réflexion. Poussons le truc à l’absurde : je pourrais entrer dans une chambre, n’importe laquelle, sans me poser aucune question en amont, n’avoir aucune idée de la pathologie de la personne qui l’occupe, de son traitement, et suivre ce que va me dire l’ordinateur, mécaniquement. On se dirait presque qu’il n’y a plus besoin d’être formé, d’être infirmier.
Quelque part, l’idée de l’outil informatique aujourd’hui, c’est un peu l’idée du management depuis la révolution industrielle. Face à la question « Où se trouve le savoir, qui le possède ? », on vit une grande offensive, avec tentative de récupération — en l’occurrence du savoir infirmier. Or celui qui détient le savoir, c’est celui qui donne le tempo du travail. Tant que c’est l’infirmier qui a le savoir, il peut résister et répondre que non : « Moi, en tant que sachant, je vous dis que ce n’est pas comme ça que l’on pratique ce soin, et j’ai besoin de tant de temps pour le faire. » J’ai l’expertise scientifique et empirique avec moi. Si par contre on me plonge dans une situation de pression permanente et d’ignorance, je ne peux plus me repérer, je ne peux plus me défendre face à ces diktats du management. J’en perds mon assise. Je le vois, c’est ce qui se passe aujourd’hui avec beaucoup de souffrance. Mes collègues infirmières qui ont des années d’expérience, une vie d’expérience, beaucoup de connaissances, qui excellent dans leur métier, se retrouvent totalement démunies face à cet outil. Elles tiennent maintenant des discours dévalorisants envers elles-mêmes, elles s’accusent « de ne pas savoir suivre l’évolution des choses », de la pratique, « d’être à côté de la plaque ». « Oh, mais moi je suis trop nulle avec ce truc. Ah oui, mais maintenant c’est plus comme ça qu’on fait, c’est comme ça qu’il faut faire… » C’est terrible d’entendre ça tous les jours. Et c’est là une autre donnée de ce management : on change en permanence les protocoles et la manière de faire. Danièle Linhart, qui est sociologue du travail, appelle ça « la politique du cocotier » : on est sans cesse secoué, on change les protocoles, « Ah oui, on ne vous a pas dit mais maintenant c’est ainsi qu’il faut faire, c’est plus ici mais là-bas que ça se trouve, etc. ». Tu n’arrives plus à te dire que tu sais, que tu es capable. Tu te retrouves en perpétuelle adaptation, dans une forme de précarité professionnelle et psychologique continue.
[Paris, 16 juin 2020 : manifestation de soutien au milieu hospitalier (NnoMan | Collectif Œil)]
Bon, en attendant, leur outil informatique ça ne marche pas tellement. Si tu mets une personne en intérim avec juste cet ordinateur en main, il y a de réels dangers de mort : je mesure ce que je dis. Mais c’est bien leur visée, et ils sont en train d’améliorer leur outil. En récupérant le savoir, ils augmentent aussi la flexibilité de la main d’œuvre, et donc notre remplaçabilité. Même si on n’y est pas encore, leur argument officiel c’est que l’ordinateur garantit la sécurité du patient, autrement dit ce n’est plus le professionnel. Ils n’y arriveront pas : humainement, ce n’est pas possible. À moins de réduire le soin à cette dimension médicamenteuse et à la mesure de paramètres. Le care n’entre pas là-dedans. Jauger l’état d’esprit, l’humeur d’un patient, sa possible détresse, savoir s’il a compris l’information que l’on vient de lui donner, ça se ressent, ça se voit dans un regard, dans une attitude. La dimension de parole est totalement squeezée par cet outil : ils ont tenté de les normaliser, tu as par exemple la consigne « éducation à la santé » et on te dit que tu as quinze minutes pour ça, peu importe que tu prennes plus de temps à discuter avec la personne, son niveau de compréhension, la langue qu’elle parle, son état du jour. Peu importe que je prenne quarante-cinq minutes pour discuter avec elle : l’outil a décidé qu’il y reconnaissait quinze minutes de temps de travail. De toute façon, le care n’est pas considéré, n’est pas caractérisé comme une compétence professionnelle, mais comme quelque chose de naturel chez les femmes. Aucune reconnaissance professionnelle ni salariale de ça.
Et puis ça ne colle pas avec le système capitaliste, ce n’est pas rentable. La logique, c’est la tarification à l’acte, et le focus est mis sur un certain type d’actes : la mesure de paramètres, le pansement, la toilette, etc. Tout le reste est comprimé, et à la trappe l’humanité ! Le financement de la santé c’est ça, aujourd’hui ; c’est le financement de ces seuls actes objectivables et normés. Au lieu de remettre totalement en question cette logique mortifère, l’outil informatique ne sert qu’à maximiser le financement. On nous demande de tout encoder : « J’ai mis le patient au fauteuil », « Il s’est déplacé seul », « Il a été à la selle ». Cet encodage normé sert ensuite à « justifier » et maximiser le financement auprès de L’État. Ce n’est donc pas ce qu’on fait dans les chambres qui est valorisé, c’est ce qui est encodé ; c’est un monde de différence. À terme, ça vient vraiment impacter la pratique du soin. On va évaluer l’hôpital, son financement, et évaluer les travailleurs sur la base de l’encodage. Et comme on nous fait croire que plus on encode, plus l’hôpital aura de sous, et donc plus on aura de matériel et de collègues — ce qui est complètement faux, c’est un autre mensonge de ce management —, on a fini par se transformer nous-mêmes, les travailleurs, en agents de contrôle de nos pairs. Si tu ne suis pas le rythme, si tu n’encodes pas assez bien, tes collègues te le feront remarquer. Personne ne veut d’un tel système de santé. Ça n’a d’ailleurs plus rien à voir avec la santé — qui demande un temps long, de bonnes conditions, des moyens, notamment humains : on est juste dans le temps court de la rationalisation pour le profit capitaliste. Il nous faut absolument sortir de ça.
Photographies de bannière et de vignette : Paris, 16 juin 2020 : manifestation de soutien au milieu hospitalier, par NnoMan | Collectif Œil
- Sessions de travail effectuées par plusieurs personnes ensemble, un groupe, une équipe.[↩]
REBONDS
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