Texte inédit pour le site de Ballast
Henry David Thoreau, l’auteur du célèbre Walden ou la Vie dans les bois, serait le père de la désobéissance civile pacifique et non-violente : un mythe à démêler. ☰ Par Émile Carme
La prison plutôt que l’injustice
« Le temps émousse le tranchant d’une pensée ; les héritiers politiques de ceux qui la combattaient alors s’enorgueillissent à présent de ses lauriers. »
Les historiens ont coutume de situer le début de l’esclavage aux États-Unis en 1619 : une vingtaine d’Africains, transportés à bord d’un navire espagnol dirigé par des commerçants hollandais, foulent le sol du Nouveau Monde. Leur destination ? Les plantations de Virginie. En 1800, les esclaves noirs sont près de 900 0002. Le père de Thoreau travaille dans sa fabrique de crayons ; le fils entre à Harvard puis enseigne, avant même l’obtention de son diplôme — peu de temps, seulement, tant les méthodes disciplinaires contreviennent à sa vision de l’enseignement. Il ouvre sa propre école, aux côtés de son frère, tout en parcourant la région3, puis entame la construction d’une cabane au bord du lac Walden, en 1845 — la même année paraissent les Mémoires de Frederick Douglass : l’ouvrage de cet esclave en fuite fait grand bruit et d’aucuns doutent qu’un Noir ait pu l’écrire. Thoreau ne paie alors plus ses impôts afin de n’être pas complice de l’esclavage et de la guerre menée par son gouvernement contre le Mexique. Un jour de juillet de l’année suivante, on l’interpelle tandis qu’il se rend chez le cordonnier pour récupérer une chaussure en réparation : les fers seront de courte durée, il faut bien le dire, puisqu’il n’y passera — à son grand dam — qu’une seule nuit. Assez, toutefois, pour faire de l’ermite qu’il n’est pas vraiment un militant actif.
Il en tirera Résistance au gouvernement civil, en 1849 (un détail plus conséquent qu’il n’y paraît : La Désobéissance civile est le titre, devenu concept politique et philosophique, sous lequel l’ouvrage est connu mais il n’est qu’un choix éditorial posthume — ainsi que le rappelle Michel Granger dans sa biographie Henry David Thoreau, on ne trouve nulle trace de cette formule de son vivant : « L’usage du titre posthume revient à figer la pensée de Thoreau » puisque la « désobéissance civile » n’est pas l’exact synonyme de « résistance »). Petit ouvrage de haute volée, par la densité et la vigueur du propos : Thoreau y déclare que la place de l’homme juste, dès lors que son gouvernement ne l’est pas, se trouve en prison, tout en appelant explicitement à « la révolution » — ces pages influenceront Luther King et Gandhi : pareil héritage, glorieux, contribuera pourtant à tronquer sa pensée. En 1850, la « Fugitive Slave Law » renforce la répression à l’encontre des esclaves ; Thoreau et ses parents hébergent des Noirs en fuite et l’écrivain aide un (ou des) esclave(s) à rejoindre le Canada. Mais c’est son lien avec un autre militant abolitionniste, John Brown, qui donne la mesure précise des contours de son propos politique.
The Last Moments of John Brown, 1884, par Thomas Hovenden
John Brown ou la lutte armée
L’homme, un Blanc né dans le Connecticut en 1800, fonde The League of Gileadites en réaction à l’adoption de ladite loi. Une référence explicite à la Bible, fervent croyant qu’il est : la Genèse évoque le pays de Galaad, en Palestine, et les valeureux combattants se réunissant sur l’un de ses monts. Son objectif ? Protéger les esclaves en fuite. Durant plusieurs années, Brown s’organise, lève des fonds et rassemble des armes avec l’espoir de déclencher un soulèvement de masse parmi les esclaves du Sud. En mai 1856, il mène, avec six de ses camarades abolitionnistes (parmi lesquels on compte quatre de ses fils), une attaque contre trois anciens chasseurs d’esclaves : les prisonniers sont exécutés au sabre. Ils se dirigent vers un autre domicile et poignardent Allen Wilkinson, que l’historienne Wilmer L. Jones présente dans son ouvrage Behind Enemy Lines comme « un leader pro-esclavagiste bien connu4 ». Autre demeure, plus loin dans la nuit. Un dénommé William Sherman tombe à son tour. On retrouvera son crâne en plusieurs morceaux et sa main gauche tranchée5. Cinq morts dans cette nuit que l’Histoire retiendra comme le « massacre de Pottawatomie ». Brown adresse son message à la nation : le temps des pourparlers et des tractations réformistes est révolu ; on ne quémande pas au pouvoir la libération des esclaves ; on combat les maîtres les armes à la main jusqu’à ce que l’abolition s’ensuive. Trois ans plus tard, il s’empare, aux côtés d’une vingtaine d’hommes, d’un arsenal fédéral du village d’Harper’s Ferry — les Marines attaquent ; Brown refuse de se rendre ; ses fils meurent et quatre agents de l’État perdent la vie. Blessé, l’activiste sera pendu le 2 décembre 1859 vers onze heures du matin, après avoir lu la Bible et écrit à sa femme (une exécution approuvée par Lincoln en dépit des protestations de Victor Hugo).
« Thoreau, bien loin de condamner sa violence, s’affiche comme l’un de ses plus ardents défenseurs. »
Si d’aucuns feront de lui un précurseur du terrorisme moderne (allant jusqu’à le comparer à Oussama Ben Laden), d’autres l’érigeront en initiateur du mouvement des droits civiques et en symbole, héros de la liberté et de l’égalité : ainsi de Malcolm X, déclarant qu’il eût accepté la présence de Brown à ses côtés6. Un hymne du mouvement abolitionniste saluera ainsi sa mémoire : « Le corps de John Brown gît dans la tombe / Son âme, elle, marche parmi nous ».
Bien loin de condamner son recours à la violence, Thoreau s’affiche comme l’un de ses plus ardents défenseurs — de son vivant, en s’élevant contre l’imminence de sa mise à mort, et après cette dernière. On lira pour s’en convaincre deux de ses textes : « Plaidoyer pour le capitaine John Brown » (paru dans Echoes of Harper’s Ferry en 1860) et « Les derniers jours de John Brown » (paru la même année dans The Liberator). Thoreau, alors âgé d’une petite quarantaine d’années, le présente comme un héros et « un homme qui a offert sa vie pour sauver quatre millions d’hommes7 ». Il le compare au Christ et s’aventure à le présenter comme « un ange de lumière8 » et « l’homme le plus courageux et le plus humain du pays9 ». Son existence fut pareille « à un météore, zébrant d’un éclair de lumière le cœur des ténèbres10 » ; il fut « le meilleur des ses citoyens11 ». L’écrivain avance également : « Je ne veux pas tuer ni être tué, mais je puis imaginer les circonstances dans lesquelles les deux seront inévitables pour moi12. » Et, évoquant les représailles menées contre les esclavagistes : « Pour une fois, les fusils Sharp et les revolvers ont servi à une juste cause13. » Qu’on lise encore l’oraison funèbre qu’il fait de lui, le jour de sa pendaison : Brown a perdu la vie pour celle des autres, un martyr qu’il revient d’honorer — et l’auteur de Walden de citer Schiller : « Sa vie fut éclatante, sans la moindre tache. »
Martin Luther King et Malcolm X (DR)
La défense est sans détours ni ambages. Thoreau n’enjoint pas à refuser pacifiquement l’exploitation des Noirs et sa « désobéissance civile » n’a de non-violente que le mythe que l’on façonnera. Entrer de force pour éliminer les propriétaires d’esclaves ? « Je suis d’accord14 », écrit-il, avec pour seul critère : parvient-on ainsi, mieux que par la parole, à obtenir la libération immédiate des dominés ? Si Thoreau et Brown se sont connus (brièvement, puisqu’ils ne se croisèrent qu’à deux reprises), la position abolitionniste du premier s’avère antérieure à leur relation : dans « L’esclavage au Massachusetts » (paru dans The Liberator en juillet 1854), Thoreau assurait déjà qu’ils étaient des hommes avant d’être des Américains, et qu’importait la loi si celle-ci ne garantissait pas la justice. Il exhortait à rompre les liens avec l’État et, en 1849, écrivait : « Le souvenir de mon pays gâche ma promenade. Mes pensées deviennent meurtrières et machinent des complots contre l’État15. »
Mais le Thoreau aux crocs limés ne relève pas nécessairement de la malveillance (lisser, policer, amollir pour mieux récupérer et trahir) : la bévue circule à l’envi dans les espaces amis. L’historien libertaire Michel Ragon en fait un « apôtre de la non-violence16 » dans les pages de son Dictionnaire de l’Anarchie, et José Bové et Gilles Luneau le présentent, dans leur essai Pour la désobéissance civique, comme un précurseur de la « désobéissance civile non-violente », en opposition « à la lutte armée17 ». Une connaissance parcellaire de l’œuvre de l’Américain, dans son cheminement et ses plis, comme la focalisation sur son refus, effectivement non-violent (et stratégiquement puissant si la mesure parvient à s’étendre au sein de l’ensemble de la population), de payer ses impôts sont, pour l’essentiel, à l’origine de ce malentendu.
- Statut Facebook, public, 5 octobre 2015.[↩]
- Selon les études menées par l’université de Virginia.[↩]
- Se reporter, pour plus de détails, aux biographies de Michel Granger, Thierry Gillyboeuf ou Berthoumieu & El Makki.[↩]
- Wilmer L. Jones, Behind Enemy Lines : Civil War Spies, Raiders, and Guerrillas, Rowman & Littlefield, 2015.[↩]
- Voir John Brown’s Virginia Raid de Philip F. Rose, Trafford Publishing, 2013.[↩]
- Pour les rapports entre Brown et les mouvements afro-américains des années 1960 et 70, voir The Making of Harpers Ferry National Historical Park : A Devil, Two Rivers de Teresa S. Moyer et Paul A. Shackel, AltaMira Press, 2007.[↩]
- H. D. Thoreau, De l’esclavage, Mille et une nuits, 2006, p. 81.[↩]
- Ibid., p. 82.[↩]
- Ibid., pp. 82–83.[↩]
- Ibid., p. 85.[↩]
- Ibid., p. 87.[↩]
- Ibid., pp. 75–76.[↩]
- Ibid.[↩]
- H. D. Thoreau, Résistance au gouvernement civil et autres textes, Le mot et le reste, 2011, p. 72.[↩]
- M. Granger, Henry David Thoreau, Belin, 1998, p. 84.[↩]
- M. Ragon, Dictionnaire de l’Anarchie, Albin Michel, 2008, p. 508.[↩]
- J. Bové et G. Luneau, Pour la désobéissance civique, 10|18, 2005, p. 59.[↩]
REBONDS
☰ Lire l’article « Luther King : plus radical qu’on ne le croit ? », Thomas J. Sugrue (traduction), février 2015