Traduction d’un article de Tribune pour Ballast
Élections législatives obligent, le départ du Tour de France dans quelques jours ne fera pas les gros titres cette année. Si la course a perdu de son lustre à cause des scandales de dopage qui ont marqué le cyclisme ces dernières décennies, elle reste pourtant massivement suivie et garde sa réputation de grand événement populaire. Depuis sa création en 1902, elle anime chaque début d’été et draine les foules au bord des routes, sur les pentes d’un col ou à l’arrivée d’une étape. Dans un article publié dans Tribune que nous traduisons, Charlotte Jones revient sur l’histoire de la course et, à rebours de la neutralité revendiquée par ses organisateurs, elle l’affirme : le Tour de France est politique.
Le Tour de France est né d’un scandale politique. En 1894, l’officier d’artillerie juif Alfred Dreyfus est reconnu coupable de trahison pour avoir fait passer des secrets militaires à l’ambassade d’Allemagne. Deux années plus tard, l’absence de preuve prouve l’innocence de Dreyfus et la culpabilité d’un officier plus gradé que lui. Les rumeurs selon lesquelles il s’agissait d’un coup monté créent un tollé : l’Affaire Dreyfus divise le pays. À l’époque, Le Vélo est le quotidien sportif le plus diffusé. Pierre Giffard, son rédacteur en chef, est dreyfusard. Il a écrit un article à propos de l’affaire et de la manifestation qui a suivi lors d’une course hippique, au cours de laquelle le Comte Jules-Albert de Dion a été arrêté pour avoir frappé le Président de la République à la tête à coups de canne. Furieux du portrait où Giffard le dépeint, Jules-Albert de Dion décide de lancer un journal concurrent, L’Auto, afin de le mettre sur la paille.
Mais, à la fin de l’année 1902, tandis que Le Vélo vend 80 000 exemplaires chaque jour, L’Auto est en difficulté. À l’occasion d’une réunion de crise, la responsable de la rubrique cycliste du journal explique que si les courses longue distance, très populaires, pouvaient se dérouler sur les routes autour des villages et des villes de France plutôt que sur un circuit, ce serait une aubaine pour encourager les ventes du journal. C’est donc grâce à un coup de pub, suscité par une guerre de diffusion, que la première « Grande boucle » voit le jour en 1903 — une course en six étapes autour de la France, reliant Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes et Paris. On attend des participants qu’ils parcourent près de 2 500 kilomètres en deux semaines.
« L’exploitation féroce des travailleurs de la pédale »
« En 1924, les cyclistes du Tour de France se révoltent contre leurs conditions de travail. »
Le cyclisme n’a jamais été un sport amateur : il est devenu professionnel dès la fin du XIXe siècle, ce qui en fait l’un des premiers sports pratiqués à des fins commerciales. Le cyclisme est aussi depuis longtemps la vocation des Français de la classe ouvrière et le sport est suivi par les ouvriers. Les coureurs, d’ailleurs, sont eux mêmes très majoritairement d’origine paysanne ou ouvrière et vivent à la campagne […].
En 1924, les cyclistes du Tour de France se révoltent contre leurs conditions de travail. Le champion en titre, Henri Pélissier, quitte la course en signe de protestation. Les cyclistes professionnels, déclare-t-il, sont les forçats de la route, une expression incendiaire qui reflète les vastes divisions socio-économiques du pays. Pélissier écrit à L’Humanité pour dire qu’il accepte « l’excès de fatigue, de souffrance, de douleur » de sa profession, mais que lui et ses compagnons de course veulent être « traités comme des hommes et non comme des chiens ». Le journal s’empare de la protestation en titrant sur une « rébellion » des cyclistes brandissant « l’étendard de la révolte ». Les coureurs qui abandonnent sont des « grévistes », le Tour une vaste opération commerciale organisée par des « profiteurs du sport » pour exploiter le « prolétariat cycliste ».
L’Humanité maintient la pression pendant l’entre-deux-guerres. Le journal dénonce « l’exploitation féroce et parfois criminelle » des « travailleurs de la pédale » et exhorte ses lecteurs à reconnaître que la course fait partie de la manipulation cynique des masses laborieuses par le capitalisme bourgeois qui lui offre « du pain et des jeux ». Des analogies ont été établies entre la vie déshumanisante et excessivement réglementée du cycliste et celle de l’ouvrier d’usine moderne, reliant leur protestation à une critique plus large du surmenage, des excès de vitesse et du taylorisme. Les organisateurs du Tour, quant à eux, insistent sur le fait que le cyclisme est un moyen d’ascension sociale. Le coureur cycliste professionnel est un héros populaire de l’époque, les athlètes sont présentés comme des travailleurs modèles : courageux, disciplinés, humbles. En 1925, L’Auto réalise un film muet en plusieurs épisodes, Le Roi de la pédale, qui met en scène un jeune ouvrier gravissant les échelons de la société grâce au Tour.
« Le coureur cycliste professionnel est un héros populaire de l’époque, les athlètes sont présentés comme des travailleurs modèles : courageux, disciplinés, humbles. »
En réalité, les revenus des coureurs sont faibles et dépendent totalement des performances individuelles : le Tour offre aux cyclistes une indemnité journalière équivalente au salaire moyen d’un ouvrier d’usine s’ils satisfont aux normes de productivité requises, c’est-à-dire en roulant à une vitesse moyenne minimale de 20 kilomètres/heure. Pour décourager les coureurs enhardis par l’exemple de Pélissier, le règlement de 1925 prévient que tout coureur nuisant à l’image du Tour par son abandon sera banni et que « toute entente entre les coureurs en vue de protestations quelconques, ou contre les décisions des officiels, toute entente pour retarder l’arrivée, etc., sera rigoureusement réprimée ». En interdisant les actions collectives, le Tour prive les cyclistes d’un droit dont jouissent les travailleurs français depuis 1884, date à laquelle la Troisième République a officiellement reconnu la liberté de former des syndicats. Depuis cet épisode, les grèves et les ralentissements des coureurs ont été sporadiques. Le public français semble aussi moins enclin à considérer les coureurs comme des travailleurs. « Si les athlètes commencent à faire grève eux aussi », se demandait un spectateur désabusé en 1978, « où allons-nous ? ».
La politique de la course
Pour un événement sportif de cette ampleur qui se déroule au XXIe siècle, le Tour de France est étonnamment accessible. Dans l’ensemble, il n’y a pas de barrières. La course passe à quelques centimètres des spectateurs qui s’alignent le long des routes pour assister gratuitement à la course. Il n’est donc pas surprenant que le Tour ait aussi régulièrement été un lieu de protestation. L’action directe a été une perturbation récurrente. Citons quelques exemples : en 1974, les groupes d’anarcho-syndicalistes espagnols en exil qui composent Action Révolutionnaires Internationalistes (GARI) ont pris pour cible les infrastructures du Tour et menacé les coureurs espagnols ; en 1988, les ouvriers des chantiers navals de Saint-Nazaire se sont mis en grève pour de meilleurs salaires en 1988 et ont bloqué la caravane publicitaire sur le Pont de Saint-Nazaire tout en laissant passer les coureurs. Le groupe de défense des droits de l’homme de l’Union européenne et le groupe séparatiste basque ETA se sont opposés à l’organisation de la course. Ce dernier a même attaqué le Tour à l’explosif à deux reprises, en 1992 et 1996. Enfin, des manifestants antimondialisation ont cherché à attirer l’attention sur l’emprisonnement de José Bové pour avoir détruit des cultures de maïs et de riz génétiquement modifiés en 2003 en interrompant le Tour sur la route de Marseille. En 1968, cependant, le Tour s’est déroulé comme si la France fonctionnait à son habitude. Des journalistes, ennuyés par les premières étapes, ont organisé leur propre sit-in sur le bord de la route. Un médecin engagé sur le course aurait commenté : « Ah, la Sorbonne des vélos ».
Un groupe en particulier, les agriculteurs, a utilisé le Tour pour faire connaître ses problèmes spécifiques. En 1990, une trentaine d’agriculteurs de la région de Nantes a bloqué la route avec des arbres, mis le feu à des pneus et déversé du fumier, ce qui a incité 200 gendarmes à intervenir avec des voitures blindées. Les coureurs n’étaient pas contents. « Je comprends que les gens aient des problèmes, mais ils ne devraient pas profiter du Tour pour les exprimer », s’est ainsi plaint l’Irlandais Stephen Roche. Aujourd’hui, les coureurs restent largement apolitiques. Le parcours de la course suit pourtant une carte invisible du retrait progressif de l’État des zones rurales : les maternités, les tribunaux d’instance, les bureaux de poste et les commerces disparaissent tous des centres des petites villes.
En 2018, des agriculteurs pyrénéens ont barricadé des routes avec des bottes de foin afin de protester contre les réductions prévues des subventions de l’Union européenne pour les régions agricoles. La police locale a utilisé du gaz lacrymogène pour disperser les manifestants, dont une partie a été projetée au visage des cyclistes. La réaction impitoyable de la police a renforcé l’impression que le Tour était devenu un spectacle dont l’État profite et qu’il protège. Le « sportwashing », en effet, est bien plus visible sur le Tour que sur n’importe quel type de manifestation. L’équipe Ineos Grenadiers (anciennement Team Sky) est financée par une industrie de la chimie qui compte plusieurs milliards de livres à sin capital et qui est dirigée par l’homme le plus riche de Grande-Bretagne, Sir Jim Ratcliffe. L’industriel possède actuellement une licence pour extraire du gaz de schiste par fracturation dans le Yorkshire. Si Ineos n’a pas encore commencé les opérations de fracturation en raison de litiges en matière de planification et à cause de protestations, la compagnie souhaite construire un site d’essai pour montrer que cela peut être fait « en toute sécurité ». Le géant de l’énergie Total soutient pour sa part l’équipe française Direct Energie, tandis que BikeExchange était auparavant sponsorisé par Orica, une multinationale minière liée à des déversements de produits chimiques partout dans le monde. Les équipes soutenues par des États comme Bahrain Victorious, UAE Team Emirates et Astana, ont toutes été critiquées pour avoir reçu des fonds de pays accusés de violations massives des droits de l’homme. Enfin, les entreprises paient entre 200 000 et 500 000 euros pour faire partie de la caravane publicitaire qui précède la course proprement dite et qui s’étend sur dix-neuf kilomètres et se compose de chars publicitaires distribuant des échantillons gratuits.
(Re)construire la France
L’influence des entreprises n’est pas inhabituelle dans les événements sportifs modernes. Ce qui l’est un peu plus, c’est le lien étroit qui existe entre le Tour de France et l’identité française moderne. C’est dû en partie à l’objectif initial de la course, qui était de renforcer, dans le sillage de l’affaire Dreyfus, un certain sens de la cohésion nationale. Il a été dit que jusqu’à ce que L’Auto commence à publier des cartes pour illustrer le parcours du Tour, peu de Français avaient en fait une idée de ce à quoi ressemblait leur pays sur le papier : c’est l’un des outils qui, selon la célèbre expression de l’historien Eugen Weber, ont participé à la « transformation des paysans en Français ».
« Reste à voir si l’image du Tour comme fabrique d’unité nationale et d’accord bipartisan —
la trêve de juillet, comme on l’appelle parfois — résistera aux bouleversements. »
Le succès continu du Tour s’explique en partie par le fait qu’il fait appel à la mémoire collective du pays. Le Tour de 1989 offrait ainsi 17 890 francs au 1 789e kilomètre pour célébrer le deux-centième anniversaire de la Révolution française. Inévitablement, les hommes politiques ont cherché à s’approprier la popularité du Tour afin d’améliorer leur propre image. C’est Jacques Chirac, alors maire de Paris, qui a instauré la course sur les Champs-Élysées — le seul autre jour de l’année où la grande avenue est fermée à la circulation est le 14 juillet, pour le défilé militaire. En 1985, François Mitterrand a regardé le peloton traverser le Vercors appareil photo à la main, dans un massif qui, comme par hasard, a été un lieu emblématique de la Résistance française. Chirac a souvent dégusté des bières le long du parcours, tandis que Nicolas Sarkozy a passé une étape entière la tête à la fenêtre d’une voiture officielle à commenter la course en direct. Enfin, en 2019, Macron est apparu dans la ville pyrénéenne de Bagnères-de-Bigorre dans le but de féliciter Julian Alaphilippe pour sa victoire ce jour-là. Il s’est ensuite lancé dans des interviews avec la presse, où il a défendu les actions de la police lors des manifestations des gilets jaunes.
Au XXIe siècle, la polarisation politique est plus que jamais liée au lieu. Dès sa création, la Grande boucle a rappelé que la politique commence et finit à Paris. Les déboires électoraux de Macron aux législatives [de 2022] et le terrain gagné dans la capitale par la gauche et, ailleurs, par l’extrême droite, suggèrent que le consensus libéral représenté par ce point focal s’est effondré. Macron essaie de parler à tout le monde et d’aller partout, en présentant des mesures de son « agenda rural » et d’autres plans qui ont été conçus à la hâte dans le sillage des manifestations des gilets jaunes, autant de réformes tardives dont peu de gens pensent qu’elles feront quelque chose pour la France rurale. Lors du second tour de l’élection présidentielle 2022, Macron a obtenu une large majorité dans les grandes villes, tandis que Marine Le Pen l’a emporté dans les petites villes, les municipalités rurales et les anciennes zones industrielles en déclin. Reste à voir désormais si l’image du Tour comme fabrique d’unité nationale et d’accord bipartisan — « la trêve de juillet », comme on l’appelle parfois — résistera aux bouleversements.
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En 1957, le critique culturel Roland Barthes affirmait que le Tour de France était un rituel épique autant qu’un événement sportif. Pour Barthes, la course traverse « une véritable géographie homérique », son aura mythique permettant de cartographier les frontières d’une nation et de célébrer la ténacité héroïque de ceux qui pédalent à l’intérieur de ces frontières. « Ce qui est vicié dans le Tour », écrivait-il, « c’est la base, les mobiles économiques, le profit ultime de l’épreuve, générateur d’alibis idéologiques » […].
Photographie de bannière : Tour de France 1936, Grenoble-Briançon, Jean-Marie Goassmat met pied à terre | Agence de presse Meurisse
Photographie de vignette : Tour de France 1923, Bayon-Luchon, Henri Pelissier et Robert Jacquinot lors d’une ascension | L’Équipe
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