Tous des oiseaux


Texte inédit pour le site de Ballast

« On attend de l’art contem­po­rain qu’il dis­perse les émo­tions et les réac­tions, qu’il les par­tage, mais pas qu’il les ras­semble. Je com­prends cela mais cette his­toire ne m’appartient pas. Je ne suis pas Européen. […] Je viens d’une his­toire qui est pré­ci­sé­ment en manque de cohé­sion et de com­mu­nau­té1. » Pour racon­ter la der­nière pièce de Wajdi Mouawad, Tous des oiseaux, il nous faut pas­ser par la voix de ses acteurs, si sin­gu­liè­re­ment habi­tés : leurs par­cours étoffent le sens et la jus­tesse de cette expé­rience de créa­tion col­lec­tive. Plusieurs d’entre eux retracent ici les pre­miers temps de ce pro­jet et nous parlent de l’é­cri­ture inci­sive de son auteur liba­no-cana­dien, qui tra­vaille le réel sans jamais perdre en poé­sie. Sur scène, quatre heures et quatre langues — alle­mand, hébreu, arabe et anglais (sur-titrées en fran­çais) — pour remonter le cours de l’Histoire aux côtés de deux amants, Wahida et Eitan, et d’une famille juive. La pièce nous emporte jus­qu’en Israël et en Palestine : une col­li­sion, racon­tée au Théâtre de la Colline à Paris, où nous étions pré­sents il y a peu. ☰ Par Maya Mihindou


« Il y a quelques jours, il y a eu une attaque chi­mique à Damas. J’étais sur scène, à attendre en cou­lisse. J’ai dit à Wajdi : Il y a des attaques chi­miques, il y a qua­rante per­sonnes qui sont mortes ! Il m’a répon­du d’entrer sur scène pour racon­ter l’histoire de l’Oiseau amphi­bie. Il m’a dit Notre armée, c’est l’art. Pour ces rai­sons, mon his­toire avec Wajdi, avec toute cette équipe, avec La Colline, c’est très per­son­nel, tou­chant et pro­fond », nous racon­te­ra Jalal Altawil, acteur ori­gi­naire de Syrie. Mais quelle est-elle, cette his­toire de l’Oiseau amphi­bie qui éclaire le titre de la pièce ? Celle d’un oiseau qui se trou­vait à ce point fas­ci­né par l’existence des pois­sons qu’il ne son­geait qu’à plon­ger sous l’eau, qu’à s’y lais­ser tom­ber afin d’y décou­vrir leur monde. Ses congé­nères le prirent pour fou et le mirent en garde à de nom­breuses reprises, lui pro­met­tant mort immé­diate : oiseaux et pois­sons ne sau­raient se mélan­ger — aucun ne par­vien­drait à res­pi­rer dans le monde de l’autre. Il vécut long­temps une vie mono­corde, dénuée de rêves, puis n’y tint plus : il plon­gea. Au contact de l’eau, des ouïes pous­sèrent, lui per­met­tant de res­pi­rer ; il devint amphi­bien et fut émer­veillé du bleu du fond de l’eau et des cou­leurs de ces pois­sons dont il igno­rait tout. « C’est moi, je suis l’un des vôtres, je suis l’oiseau amphi­bie », leur dit-il. Il devint celui qui était capable de par­ler aux oiseaux comme aux poissons.

« Un nom sur une pierre ne dit rien des peines et des joies… »

« Que faire d’al-Wazzān dans une pièce d’aujourd’hui racon­tant la vie d’une famille juive et d’un gar­çon juif qui tombe amou­reux d’une fille arabe ? »

Cette para­bole est racon­tée en arabe par Hassan al-Wazzān, ambas­sa­deur et géo­graphe du XVe siècle, incar­né par Jalal Altawil, éga­le­ment tra­duc­teur du récit écrit par Mouawad. Quelques jours après la pre­mière repré­sen­ta­tion, nous ren­con­trons le comé­dien dans un café aux abords du théâtre. Il ne fut pas évident pour lui de com­prendre son rôle, la place de ce diplo­mate musul­man que les décen­nies dépla­cèrent — par­fois de force — de Fez à Tombouctou, de Gao au lac Tchad, de l’Égypte jusqu’à La Mecque, Istanbul, Tripoli ou Tunis pour finir cap­tu­ré par des pirates et ven­du dans l’Europe chré­tienne d’il y a six siècles. « Que faire de ce per­son­nage dans une pièce d’aujourd’hui, racon­tant la vie d’une famille juive et d’un gar­çon juif qui tombe amou­reux d’une fille arabe ? » L’auteur de Description de l’Afrique, ouvrage de réfé­rence de l’époque, dut se conver­tir au chris­tia­nisme — de la main du pape — et se fit lui-même tra­duc­teur : en cette ère de divi­sions et de conquêtes entre chré­tiens et Arabes, il fut une pas­se­relle, por­tant sur les cultures qu’il tra­ver­sait un regard de décou­vreur. « Wajdi m’a expli­qué que sans lui, on per­drait toute la magie du théâtre pour res­ter dans le drame ou le ciné­ma. Al-Wazzān est le mor­ceau de poé­sie de cette pièce. » Présent en fili­grane, c’est en effet par sa parole que se pro­duit l’envol final, per­met­tant de sur­plom­ber l’ensemble des conflits fami­liaux aux­quels le spec­ta­teur est confronté.

De nom­breux tra­duc­teurs furent réqui­si­tion­nés pour la pièce : « C’était un autre chal­lenge pour moi. Je suis pro­fes­seur de théâtre, je tra­vaille la voix et la pro­non­cia­tion en langue arabe, clas­sique et plus ancien. Et je parle ara­méen, langue proche de l’hébreu et de l’arabe. Il m’a fal­lu tra­duire l’écriture de Wajdi Mouawad : ce n’était pas facile ! Puis pas­ser par l’arabe clas­sique pour la réécrire et la connec­ter à la langue d’Hassan al-Wazzān. » Jalal Altawil est, avant tout, un regard ; il a le sou­rire sin­cère et doux, une allure cer­taine et un fran­çais par­fait, piqué de quelque accent syrien. Il se pré­pare une ciga­rette. « Le mono­logue de l’Oiseau amphi­bie a, dans sa ver­sion ori­gi­nale, la musi­ca­li­té de la langue du Coran, qu’il fal­lait res­pec­ter. Il ne s’agissait pas de res­pec­ter seule­ment la langue arabe mais aus­si celle de Wazzān — qui a appris le Coran par cœur et qui par­lait sept langues ! Ce n’était pas un homme nor­mal, c’était un fou ! (rires) » La per­son­na­li­té d’al-Wazzān, un œil bleu et l’autre noir, hante la pièce ; « hante », oui, car il est le seul per­son­nage ayant réel­le­ment exis­té à sillon­ner, avec une étrange bien­veillance, le pla­teau. Il rap­pelle le chœur des tra­gé­dies grecques chères à l’au­teur. « Il était capable de chan­ger la cou­leur de son regard, d’où notre choix des deux cou­leurs pour ses yeux… »

Jalal Altawil par Maya Mihindou

Le par­cours de ce géo­graphe natif de Grenade nour­rit le dra­ma­turge liba­no-cana­dien, qui consa­cra plus de cinq ans à l’écriture de sa pièce, accom­pa­gné par le tra­vail de l’his­to­rienne Nathalie Zemon Davis. « Nous avons trou­vé une clé : qu’est ce que signi­fie l’identité ? Comment passes-tu de l’Est à l’Ouest, de l’islam au chris­tia­nisme en res­tant clair avec toi-même, sans deve­nir schi­zo­phrène ? al-Wazzān trouve la sienne dans le fait d’être vivant et libre, sim­ple­ment. » Le comé­dien ren­ché­rit : « Je suis syrien. Qui est mon enne­mi ? L’Israélien ? Pendant cin­quante ans, les Assad nous ont dit que l’Israélien était l’ennemi. Mais main­te­nant, mon enne­mi c’est Bachar el-Assad. Si je deviens fran­çais sur le papier… cela devien­drait-il mon iden­ti­té ? Non. » Figure recon­nue du théâtre syrien (36 pièces à son actif), ses prises de posi­tion contre la République arabe syrienne le pous­sèrent à fuir son pays. « Cette révo­lu­tion m’a chan­gé pro­fon­dé­ment, a chan­gé mon rap­port à mon métier, lui a don­né un sens. » Jalal Altawil est arri­vé en France en 2015 après être pas­sé par plu­sieurs pays du Moyen-Orient, où il accom­pa­gna, sous forme d’a­te­liers, des enfants syriens vic­times du conflit. « En Syrie, il y a Daech. Il y avait des Syriens dans Daech, il y avait des Américains, des Français… beau­coup de natio­na­li­tés. Alors mon enne­mi, ce ne sont pas les natio­na­li­tés. L’identité régio­nale est extrême, pour moi. Tu es une marion­nette, tu n’es pas libre. » Il se dit aus­si « sur­vi­vant », et il y tient. « Je ne suis pas réfu­gié — ça, c’est pour les papiers fran­çais. Je suis sur­vi­vant, comme les Juifs sont sur­vi­vants de l’Holocauste ; nous, les Syriens, sommes sur­vi­vants de cette guerre que mène Bachar el-Assad. »

« Les murs bougent au fil de la pièce, évo­quant tour à tour ceux d’une biblio­thèque, d’une boîte de nuit, d’un hôpi­tal ou d’une mai­son d’enfance. Puis la cica­trice du mur de Berlin, le mur de sépa­ra­tion, celui des Lamentations. »

L’homme avait répon­du à une annonce : « Recherche acteur fran­çais par­lant arabe. Je suis un acteur arabe qui parle un peu fran­çais ! (rires) Je ne connais­sais ni La Colline, ni le tra­vail de Wajdi. On s’est ren­con­trés tous les deux, on a dis­cu­té qua­rante minutes dans son bureau. Je lui ait dit que ma vie c’était celle d’al-Wazzān dans l’autre sens, comme une boucle. » Il pré­cise : « J’ai voya­gé en Syrie, en Égypte, en Jordanie, en Turquie, au Liban, et je suis arri­vé en France… Lui est pas­sé par l’Afrique pour arri­ver en Italie : on a des­si­né un cercle à nous deux ! J’ai lu à Wajdi un poème d’Ibn Arabi» Poème qu’il pren­dra le temps de nous envoyer : « Avant ce jour, je reniais mon ami / Puisque ma reli­gion dif­fère de la sienne. / Mais mon cœur est deve­nu le cadre / Capable d’accueillir chaque image / Il est pâtu­rage pour les gazelles / Et abbaye pour les moines / Temple pour les idoles / Et Ka´ba pour qui en fait le tour. / Il est les Tables de la Torah / Et les feuilles du Coran / Je crois en la reli­gion de l’amour / Où que se dirigent ses cara­vanes / Car l’a­mour est ma reli­gion et ma foi. » Wajdi Mouawad lui dit alors « que c’était bon, sans test, sans rien : on a juste tis­sé un lien, ensemble ».

« Notre peuple ferait-il subir à un autre ce qu’il a subi lui-même ? »

Savoir pas­ser d’un monde à l’autre, d’une langue à l’autre. Ce sym­bole du pas­seur et du pas­sage est ce qui borde la pièce. L’incarner est aus­si le défi ten­du à cha­cun des per­son­nages — tous ne sau­ront l’honorer. Hassan al-Wazzān consti­tue jus­te­ment le sujet de thèse de la jeune Wahida (jouée par Souheila Yacoub), alors étu­diante dans une uni­ver­si­té de New York ; elle tente de com­prendre les dépla­ce­ments iden­ti­taires du géo­graphe avant d’être inter­rom­pue par une ren­contre — un coup de foudre — avec un cher­cheur pré­nom­mé Eitan (Jérémie Galiana). Pour ce géné­ti­cien, nulle épi­gé­né­tique2, tout se résume, iden­ti­té com­prise, à 46 chro­mo­somes. « Eitan a été ber­cé dans la reli­gion juive. Quand il a com­men­cé à pen­ser pour lui-même, il a vu le monde de façon très car­té­sienne et mathé­ma­tique », nous expli­que­ra son inter­prète. Traversés par l’amour, ils tres­se­ront, pour un temps, leurs deux soli­tudes. Elle est une jeune femme de son temps, d’une beau­té qui prend tout l’es­pace, une Américaine née de parents maro­cains mais orphe­line : « Wahida est celle qui se fiche de tout : elle est cool, au-des­sus des divi­sions de reli­gion, elle dépasse ça. C’est l’extérieur qui l’y ramène. On lui hurle qu’elle est arabe, musul­mane, mais elle s’en fiche : c’est dans un pre­mier temps ce qui fait sa force », nous racon­te­ra Souheila Yacoub dans un res­tau­rant du 10e arron­dis­se­ment de Paris. Sur scène, il ne fau­dra pas attendre vingt-cinq minutes après le début de la pièce pour assis­ter à la nais­sance d’un grand amour en pleine capi­tale amé­ri­caine, reje­té par toute une famille venue de Berlin, ache­vé par une bombe pales­ti­nienne jetée sur un pont. La scé­no­gra­phie d’Emmanuel Clolus arron­di­ra les angles nar­ra­tifs : on passe d’un pays et d’une tem­po­ra­li­té à l’autre dans une flui­di­té toute ciné­ma­to­gra­phique. Les murs bougent au fil de la pièce, évo­quant tour à tour ceux d’une biblio­thèque, d’une boîte de nuit, d’un hôpi­tal ou d’une mai­son d’enfance. Puis la cica­trice du mur de Berlin, le mur de sépa­ra­tion, celui des Lamentations.

Hassan al-Wazzân et Wahida, par Simon Gosselin

La pièce se découpe en quatre par­ties 3. Deux scènes — une catas­trophe qui en engen­dre­ra une autre — sont à extraire, sans trop en dire, de ces deux pre­miers cha­pitres : le déjeu­ner de Pessah orga­ni­sé par Eitan et le contrôle au check­point à la fron­tière jor­da­nienne. Dans la pre­mière, le jeune scien­ti­fique a fait venir ses parents d’Allemagne : son père David (Raphaël Weinstock), sa mère Norah (Judith Rosmair) et son grand-père Etgar (Rafael Tabor). Il a pris soin de convier un rab­bin (Victor de Oliveira) pour hono­rer les tra­di­tions chères à ses parents et compte leur pré­sen­ter son aimée, qui patiente der­rière la porte d’entrée. Mais tout s’écroule avant la pre­mière bou­chée, sitôt qu’il pro­nonce son pré­nom : Wahida. La mère, une psy­cho­logue alle­mande ayant décou­vert sa judéi­té sur le tard, se décom­pose et peine à sou­te­nir son fils ; le père, fils d’un sur­vi­vant de la Seconde Guerre, est quant à lui pré­oc­cu­pé par l’a­ban­don d’un patri­moine qui, hurle t‑il, se trans­met par la mère. « Vis ta vie avec cette fille et je t’appel­le­rais par­ri­cide », rugit David, reti­rant sa kip­pa. Le grand-père tente de tem­pé­rer les choses, de cal­mer fils et petit-fils ; rien n’y fait. « Auschwitz au com­plet n’a pas affec­té le moindre gène, le plus petit ADN de mon grand-père ! », assène Eitan à David…

« Auschwitz au com­plet n’a pas affec­té le moindre gène, le plus petit ADN de mon grand-père !, assène Eitan à David… »

Un père se lève pour s’en aller ; un fils fait asseoir son père… « Cette scène, on l’a d’abord appro­chée dou­ce­ment, on ne savait pas com­ment la faire. C’est très fort en émo­tion, on l’a jouée une fois puis on s’est arrê­té pour en par­ler », nous dira Raphaël Weinstock, venu d’Israël pour incar­ner ce colosse hai­neux, pétri de cer­ti­tudes et por­tant la dou­leur d’un père res­ca­pé des camps de la mort. « Le jour sui­vant, nous l’avons rejouée, nous l’avons lais­sée nous péné­trer. Et, très dou­ce­ment, Wajdi a rele­vé des moments de grâce qui sont appa­rus — comme celui, trou­vé dès la pre­mière fois, où je prends ma veste, m’en vais, et mon fils m’ordonne de m’asseoir. » Dans la salle, la scène laisse la masse de spec­ta­teurs dans un silence sans souffle. « Nous avions Jérémie et moi la sen­sa­tion d’être en dehors du pla­teau jusqu’à ce que je m’assois. Nous avons com­pris peu à peu ce que repré­sen­tait cet ins­tant. Et la scène devient d’autant plus forte quand on réa­lise qu’il n y a, dans la pièce, aucune scène d’échanges entre David et Eitan, seuls. Il n’y aura pas de récon­ci­lia­tion. »

Tout est en mor­ceaux. À la table de la défaite, Eitan débar­rasse les plats ; il a ce curieux réflexe de pré­le­ver l’ADN de ses parents, de vou­loir les regar­der par le prisme de son micro­scope. Le jeune géné­ti­cien découvre que son père n’est pas le fils d’Etgar, son grand-père. Il décide de rejoindre la seule a déte­nir la clé de ce mys­tère : sa grand-mère incon­nue res­tée en Israël, Leah (Leora Rivlin). Avec Wahida, ils s’en­volent vers Jérusalem. Se font reca­ler par ladite grand-mère, qui fait mine de ne connaître per­sonne. Et c’est à une autre inter­sec­tion géo­gra­phique que tout explose : Eitan et Wahida se trouvent dans la zone de check­point du pont Allenby, ce pont qui connecte les rives jor­da­niennes et pales­ti­niennes du fleuve Jourdain. Il doit, d’un côté, répondre aux ques­tions des mili­taires israé­liens ; Wahida aus­si, de l’autre — la jeune femme a encore le sou­rire aux lèvres : ces choses-là sont des for­ma­li­tés, l’his­toire de cette famille n’est pas la sienne, ce pays non plus. Elle ne se froisse donc pas face à l’Israélienne de son âge, vêtue en tenue mili­taire, mais peine à com­prendre l’a­char­ne­ment des ques­tions comme des sous-enten­dus. « Dans ce face à face, l’une est le bour­reau de l’autre, mais ça pour­rait être l’inverse. Il est là le lien : elles sont le miroir d’une même géné­ra­tion », nous en dira Souheila Yacoub. Pour se faire com­prendre, Wahida parle à la sol­date avec sin­cé­ri­té de son amour pour Eitan, évoque les rai­sons de leur pré­sence sans sai­sir qu’elle n’est per­çue, dans cet espace, que comme « arabe ». Elle lui parle d’Hassan al-Wazzān, qu’elle étu­die et connecte à ce lieu : un pos­sible « ter­ro­riste » pour celle qui la dévisage.

Eitan et Wahida, par Simon Gosselin

La jeune mili­taire israé­lienne — qui jalon­ne­ra le reste du récit — joue la déme­sure, enchaîne les ques­tions de plus en plus indis­crètes, la soup­çonne d’être une espionne, lui impose de se désha­biller pour une fouille au corps. Abuse quelques minutes de sa posi­tion. « Eden, mon per­son­nage, porte un sac à dos depuis tou­jours », nous pré­ci­se­ra celle qui l’in­carne sur scène, Darya Sheizaf. « C’est ain­si que Wajdi me l’a expli­qué : elle a tou­jours fait ce qu’on lui a dit de faire, et l’armée en fait par­tie. Elle veut sin­cè­re­ment défendre son pays car c’est ce qu’on lui a dit qu’il fal­lait faire. Toute sa vie, on a ajou­té des petites pierres à son sac. Elle a 20 ans, se retrouve avec un sac rem­pli de pierres, et c’est lourd. Mais elle est tel­le­ment habi­tuée qu’elle ne les sent plus. Et puis elle ren­contre Wahida. Et à la seconde où elle touche la peau de Wahida, elle veut comme l’aspirer. » De nou­veau, la salle ne res­pire plus. Une bombe vise le check­point. Wahida se rha­bille. Il y a des morts. Eitan est plon­gé dans un pro­fond coma… Nous n’en révé­le­rons pas davantage.

« On ne sait pas raconter le passé aux enfants sans les traumatiser. »

« Nous nous tenons dans un tableau com­mun, parents de la vieille Europe impé­riale, parents de la Palestine mise à sac, des­cen­dants de colo­ni­sés, de colons, d’ici et d’ailleurs — bour­reaux, vic­times, fils ou filles… »

« Je crois que cette pièce se situe au-delà du poli­tique. Ce que David com­bat avant de décou­vrir sa réelle iden­ti­té, c’est poli­tique. Mais tout le reste est sim­ple­ment humain », avan­ce­ra Raphaël Weinstock lorsque nous le ren­con­tre­rons, avant qu’il n’entre en scène. « La pièce montre très bru­ta­le­ment la dif­fé­rence entre les indi­vi­dus et la poli­tique qui divise les peuples. » C’est en effet la force cen­trale de Tous des oiseaux : la mise en scène est une constel­la­tion de liens, de causes et de consé­quences heu­reuses et mal­heu­reuses — d’ac­ci­dents entre les per­son­nages, cha­cun muni de sa langue et son his­toire. Mouawad se fait fin car­to­graphe de notre époque. Cartographe des nar­ra­tions et des émo­tions qui invitent le spec­ta­teur, très dou­ce­ment, à se défaire de ses réflexes inno­cents et de ses cer­ti­tudes pour che­mi­ner avec lui et rou­vrir, outils en main, le ventre de l’Histoire. Celle de l’Europe colo­niale du XXe siècle qui entra en guerre contre elle-même, colo­ni­sée par l’un de ses membres, ger­ma­nique. « J’entends encore le bruit de leur mas­ti­ca­tion », mono­logue le vieil Etgar en son­geant à ce frère don­né en pâture aux chiens sous ses yeux. De ce sillon, celui des pogroms et des drames engen­drés par l’idéologie nazie, fini­ra par naître l’État d’Israël. De cette urgence un nou­veau foyer natio­nal, ima­gi­né depuis le XIXe siècle, prit défi­ni­ti­ve­ment place sur une terre bel et bien habi­tée : cette jeune nation est aus­si l’enfant de l’Europe à genoux, ago­ni­sante de ses contra­dic­tions fon­da­men­tales. « Sommes-nous condam­nés à repro­duire ce que notre peuple a vécu ? », inter­roge Eitan, révol­té par l’aveuglement de son père à l’amour qu’il porte à une jeune femme que tous ne voient qu’à tra­vers le spectre d’une Palestine qu’elle ne connaît pas.

Sommes-nous, oui, condam­nés à repro­duire l’histoire de nos parents ? Cette inter­ro­ga­tion demeure déses­pé­ré­ment la nôtre. Elle ne nous lâche pas. Le spec­ta­teur se retrouve, chaque soir, en lien pro­fond avec les autres ; parce que ces mémoires à moult voix, langues, géo­gra­phies et géné­ra­tions ne manquent pas d’en rap­pe­ler les enra­ci­ne­ments com­plexes, nous attrapent et nous jettent sur la carte des­si­née par son auteur : en nous ren­dant par­tie inté­grante de la constel­la­tion. Écoutons ici le poète rou­main Benjamin Fondane : « L’écrivain s’a­dresse non au social mais à l’in­di­vi­du, et l’in­di­vi­du, non de pas­sion de sur­face à pas­sion de sur­face, mais de région pro­fonde à région pro­fonde. » Nous y voi­là, en région pro­fonde, et col­lec­ti­ve­ment. Dans la déli­ca­tesse des « bles­sures sacrées » d’un autre poète, Aimé Césaire. Nous nous tenons dans un tableau com­mun, parents de la vieille Europe impé­riale, parents de la Palestine mise à sac, des­cen­dants de colo­ni­sés, de colons, d’ici et d’ailleurs — bour­reaux, vic­times, fils ou filles… À tout ins­tant : inter­chan­geables, broyés par les méca­nismes de la grande Histoire et les caprices des États comme des reli­gions. Cet empi­le­ment d’é­mo­tions col­lec­tives pour­rait se mon­trer par trop épais, mais il n’en est rien : on en rit aus­si, dans Tous des oiseaux. Ironie mai­tri­sée des jeux de l’Israélienne Léora Rivlin (Léah, la grand-mère) et de Judith Rosmair (Norah, la mère de Eitan), comé­dienne à la Schaubühne de Berlin, qui rendent leur souffle aux spec­ta­teurs en pous­sant l’assemblée à rire, même, et sur­tout, du pire.

Jérémie Galiana, par Maya Mihindou

À l’instar de ses grands-parents avant lui, Eitan porte dans son amour pour Wahida cette pos­si­bi­li­té de bâtir autre chose, de rendre féconds ces par­cours d’exilés. « Cette pièce est comme un médi­ca­ment. Je dis médi­ca­ment comme les enfants, mais l’image est forte. Toi et moi, on porte les mala­dies de nos parents, de nos grands-parents. Qu’ils soient noirs, qu’ils soient blancs, qu’ils soient juifs, qu’ils soient arabes. Le mur qu’il y a sur scène, c’est le mur de Berlin, c’est celui entre la Palestine et Israël, c’est le mur entre le Mexique et Trump le fou… ce sont les fron­tières », com­men­te­ra Jalal Altawil. Il sera temps, alors, de retrou­ver la para­bole d’Hassan al-Wazzān, sur­vo­lant la scène de son regard bleu et noir. « C’est un mélange entre une tra­gé­die grecque, une pièce de Tennessee Williams et Rûmî. De la poé­sie. Il y a ce tra­vail des langues, mais ce tra­vail sur les langues qui te laisse ensuite pen­seur. Il y a des ins­tants du spec­tacle tel­le­ment fra­giles : c’est comme deux ins­tru­ments qui jouent un air extrê­me­ment déli­cat », pré­ci­se­ra Raphaël Weinstock. Ce comé­dien nomade (il a sillon­né l’Europe durant vingt ans) est éga­le­ment musi­cien. « Il y a des moments que j’ai beau écou­ter tous les soirs, à l’intérieur des scènes, c’est comme un concert dif­fé­rent à chaque fois, que tu regardes avec le souffle de l’audience, un pas de côté. Une live ses­sion. C’est rare cette inten­si­té-là, aujourd’hui. » Il y a, dans ce bou­le­ver­se­ment, quelque chose à conser­ver. Nos cages tho­ra­ciques s’ouvrent et se font caisses de réso­nance d’un écho, d’une soli­da­ri­té qui tend à nous sor­tir du cer­cueil des ori­gines. Ne res­tent que des motifs appli­cables à chaque famille, indi­vi­du, à chaque exi­lé : pro­prié­tés de tous.

« La diver­si­té lin­guis­tique est à l’image de l’éclatement du récit : elle per­met à des mor­ceaux d’inconscient de dialoguer. »

« En allant dans Forêts — qui est une pièce qui n’est pas moyen-orien­tale mais plus euro­péenne —, j’ai réa­li­sé que, dans l’histoire euro­péenne, on par­ve­nait à nom­mer [les lieux, ndla] parce que le tra­vail euro­péen avait eu lieu : les Allemands ont fait leur tra­vail. Les Français ont fait le tra­vail. Pas par­fai­te­ment, mais il a été ten­té », nous confiait Wajdi Mouawad il y a quelques mois. L’auteur né au Liban écrit sous cette forme constel­lée depuis ses pièces des années 1990. Depuis, nous assis­tons, spec­ta­teurs, au com­bat de tau­reaux entre un sculpteur/écrivain et son bloc de glaise. Il en est ain­si de toute son œuvre : Tous des oiseaux était en germe dès Littoral ; le spectre du conflit israé­lo-pales­ti­nien han­tait Le Sang des pro­messes. Anima, roman qu’il publia en 2012, pré­ci­sait davan­tage les lieux. Cette der­nière pièce jette l’ancre : les États-Unis, l’Allemagne, le Maroc, Israël, la Palestine et le Liban nous font face, par ce choix de conser­ver la langue des per­son­nages (Souheila Yacoub a dû prendre des cours d’arabe et Jérémie Galiana d’hébreu) et par un fin tra­vail tech­nique sur le son. Dans ce théâtre natio­nal, des avions de chasse rasent nos oreilles. Les cris de Sabra et Chatila nous par­viennent en même temps qu’à Léah et Etgar, les grands-parents hor­ri­fiés. Nous devons écou­ter ces bom­bar­de­ments que d’autres vivent. « Personne ne vou­lait racon­ter cette guerre [du Liban, ndla]. J’étais aus­si dans cet état : dans l’impossibilité de la nom­mer. En ne la nom­mant pas, elle est deve­nue innom­mable », nous disait encore le dra­ma­turge. Raconter en met­tant les langues au centre de l’his­toire fut le moyen, pour Mouawad, de se dis­tan­cer de la ques­tion de sa propre légi­ti­mi­té d’auteur ; la diver­si­té lin­guis­tique est à l’image de l’éclatement du récit : elle per­met à des mor­ceaux d’inconscient de dialoguer.

Le poète pales­ti­nien Mahmoud Darwich écri­vit que « la terre se trans­met comme la langue ». Eitan et Wahida se ren­contrent en anglais ; les autres alternent, par­fois dans un même échange, l’al­le­mand et l’hé­breu ; al-Wazzān parle en arabe ; Mouawad achève la pièce avec l’al­le­mand, qui serait, ici, « la langue de la récon­ci­lia­tion ». La pièce ne pou­vait qu’assembler une équipe d’acteurs poly­glottes, ayant, tous, « deux yeux de trop ». La pièce met fine­ment le doigt sur une évi­dence deve­nue amné­sique : cha­cun est, à son échelle, relié à l’histoire du monde. Chaque ren­contre, chaque conflit appar­tient à une chaîne de conflits et de ren­contres plus vastes encore ; le temps ne sau­rait se rele­ver de son hori­zon­ta­li­té. Une déci­sion ne tranche rien : elle crée des excrois­sances. Les pays ne s’arrêtent jamais à la porte des fron­tières, qui sont sans queue ni tête. Dans Tous des oiseaux, les inter­prètes enva­hissent leurs personnages.

Eitan et Wahida, par Simon Gosselin

« Écouter entre les étages l’effondrement des rêves de ma génération. »

En sor­tant du théâtre, nous avons immé­dia­te­ment son­gé au ciné­ma de Ronit Elkabetz, où les pro­ta­go­nistes passent sem­bla­ble­ment d’une langue à l’autre. « En Israël, on vit tous avec plu­sieurs langues sous nos toits. Mes parents viennent de Roumanie, d’autres sont d’Autriche, d’Espagne… », nous rap­pel­le­ra Raphaël Weinstock. « On par­le­ra une langue à la mai­son et dehors on par­le­ra l’hébreu. Tout est mélan­gé. L’hébreu et l’arabe, l’hébreu et l’anglais, l’hébreu et le russe, l’hébreu et le fran­çais… Il y a des choses que nous ne sau­rons dire qu’en arabe. Depuis plu­sieurs siècles, nous nous mélan­geons, nous appre­nons et nous expri­mons dans d’autres langues, nous pen­sons en plu­sieurs langues. » L’enjeu de la tra­duc­tion for­ça l’auteur à chan­ger ses habi­tudes en livrant une forme très avan­cée du script en amont des répé­ti­tions (même s’il en a frag­men­té la qua­trième par­tie quelques jours avant la pre­mière). Les acteurs nous racon­te­ront tous, avec la même inten­si­té, ces quinze jours de par­tage où ils se ren­con­trèrent — comé­diens, tra­duc­teurs et tech­ni­ciens du pro­jet. « Wajdi a été très fort dès le départ, il a inté­gré tout le monde au pro­ces­sus créa­tif : on a appris à se connaître en juin, on a décou­vert le texte tous ensemble après quatre jours. Au milieu de ça, il tenait à ce que tout le monde ait son mot à dire, ça a don­né lieu à des échanges très riches. Ça m’a gal­va­ni­sé », dira Jérémie Galiana, arri­vé dans le pro­jet par l’entremise de Valérie Nègre, assis­tante à la mise en scène. Nous le ren­con­trons dans un café non loin du cime­tière du Père-Lachaise, après quinze jours pas­sés à inter­pré­ter Eitan. « C’est dif­fi­cile d’être impli­qué de la même manière à chaque repré­sen­ta­tion. » Le jeune comé­dien, qui inter­ve­nait la veille dans un col­lège pour par­ler de la pièce, est amé­ri­cain, alle­mand et fran­çais — il sort des cours Florent. « Petit, l’allemand était la langue que je par­lais le mieux ; j’avais un accent quand je par­lais fran­çais. Les autres se moquaient de moi : j’ai fait un blo­cage, du mutisme. J’ai déci­dé de ne par­ler que fran­çais. J’ai désap­pris l’al­le­mand. Il a fal­lu que je revienne à Berlin pour le recons­truire. » Il assure avoir « des racines courtes » et ajoute : « Mais je ne suis pas déra­ci­né. Pour moi c’est une force immense. »

« Là où je rejoins Eitan, c’est qu’on ne peut pas se lais­ser abattre par l’Histoire, même s’il est impor­tant de la connaître, de ne pas l’oublier. Il ne faut pas se lais­ser assom­mer. »

Jérémie Galiana porte son per­son­nage de car­té­sien ébran­lé par le poids de l’histoire fami­liale avec une jus­tesse rare et sans fausse note. Eitan se refuse à confondre l’identité, vue comme constam­ment en mou­ve­ment, et l’origine, point fixe de l’his­toire de cha­cun. « On ne peut pas un jour se défi­nir comme une chose si le len­de­main, on peut en être un autre. C’est en rela­tion aux ren­contres que l’on fait, aux expé­riences vécues, aux endroits où l’on va. Là où je rejoins Eitan, c’est qu’on ne peut pas se lais­ser abattre par l’Histoire, même s’il est impor­tant de la connaître, de ne pas l’oublier. Il ne faut pas se lais­ser assom­mer », nous livre­ra-t-il. Nous lui deman­dons com­ment il envi­sage la colère écra­sante de son « père », David, en contra­dic­tion avec la bien­veillance du grand-père, pour­tant reve­nu des camps. « Ce sont les fils ou filles de sur­vi­vants de l’Holocauste qui res­sentent une dou­leur et une res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de leurs parents. » Cette Allemagne, c’est aus­si la mère d’Eitan, une Juive éle­vée dans une famille com­mu­niste, qui peine visi­ble­ment à s’en remettre. « Elle a rem­pla­cé les dogmes du com­mu­nisme par les dogmes du judaïsme. » Et, pour le jeune Allemand, c’est la période d’après-guerre qui est encore obs­cure : « Il y a une sorte de can­cer sur la période de la République est-alle­mande. À la chute du Mur, on a peu été fouiller là-dedans… Aujourd’hui, ceux qui votent le plus à l’extrême droite sont ceux qui étaient dans l’ex-Allemagne com­mu­niste. Ce sont des plaies pro­fondes qui n’ont jamais été pan­sées. »

Souheila Yacoub évo­que­ra éga­le­ment ces pre­miers moments en groupe : « On était tous au même niveau avec l’é­quipe des tech­ni­ciens. On a par­lé ensemble de nos par­cours per­son­nels, échan­gé sur Israël pour savoir si ce que Wajdi écri­vait était juste. On s’est sen­tis à l’aise, mais on a tous cra­qué à un moment : il y a eu des larmes ! » La comé­dienne, ancienne gym­naste pro­fes­sion­nelle qui a gran­di en Suisse de parents fla­mand et tuni­sien, est à l’aise dans les langues. Elle a rejoint l’équipe de la pièce une fois pas­sée par le Conservatoire natio­nal. « On ne pour­rait pas jouer cette pièce sans avoir une totale confiance dans les autres. Je me fais gifler, je me fais trai­ter d’arabe, de pute, etc… Je ne pour­rais pas me lais­ser tou­cher par Eden ou insul­ter par le père si je ne savais pas que Raphaël [le père d’Eitan, ndla] me donne, au fond, tout autant d’amour… Il faut s’aimer fort. Ce n’est pas un job par­mi un autre, c’est spé­cial. Ce que le public nous rend per­met de réa­li­ser l’ampleur de ces liens, de cette jus­tesse. Ce que Wahida m’apporte, je ne suis pas la seule à le vivre. »

Souheila Yacoub, par Maya Mihindou

Les spec­ta­teurs appré­hendent l’en­semble du récit à tra­vers le point de vue de Wahida, jusqu’à ce qu’elle-même entre dans le drame qui divise le ter­ri­toire d’Israël où Eitan l’emmène, et s’y perde. Elle porte sur ses épaules la charge sym­bo­lique de la pièce, en sa condi­tion de femme et, plus encore, de femme arabe, dans cette géo­gra­phie tumul­tueuse. Un emblème par­fois lourd pour un seul per­son­nage. « Je suis la seule dans la pièce qui n’a, à aucun moment, sa langue mater­nelle. » La jeune femme, qui s’exprime essen­tiel­le­ment en anglais sur scène, s’inquiétait de ne pas être assez convain­cante. Nul autre n’en dou­ta. « Pendant les quinze jours de tra­vail autour de la table, il a fal­lu tra­vailler à s’écouter. » Pourtant, celle qu’elle incarne ne s’est pas bâtie sans sueur : le che­mi­ne­ment iden­ti­taire de Wahida — « l’unique », en arabe — peut se lire à l’aune de celui de Souheila, qui se retrou­va désem­pa­rée, en quit­tant sa Suisse « mul­ti­cul­tu­relle » où il n’y avait « que des Croates, des Serbes, Portugais, Arabes, Italiens — tous Suisses ! », d’être réduite, lors de cas­tings pari­siens, aux pro­jec­tions liées à son nom… « Je me suis deman­dée pour­quoi j’avais le rôle d’Aïcha, de Yasmine, la meilleure amie étran­gère », nous confie­ra-t-elle. « J’ai même failli chan­ger mon nom. Et les atten­tats n’ont rien arran­gé. Dans la pièce, j’ai cet énorme mono­logue sur le fait d’être arabe — que je vomis presque —, où je dis qu’on ne m’a jamais appris à en être une… C’est proche de ce que je vis. Avoir dû réap­prendre l’arabe pour la pièce, même si je ne le maî­trise pas, m’a ren­du fière de quelque chose que j’avais oublié. » La puis­sance que lui apporte ce pro­jet est aus­si conta­gieuse que marquante.

« Par rap­port à l’armée, il est pro­blé­ma­tique de dire à des per­sonnes aus­si jeunes que ce qu’elles font est mal, quand on leur donne tous les pou­voirs, sans les sur­veiller. »

« Nous avons par­lé, de 9 à 18 heures, tous les jours autour d’une table », com­men­te­ra à son tour Darya Sheizaf (Eden). En ser­vice mili­taire obli­ga­toire, son per­son­nage va entrer, de force, dans l’histoire de Wahida. « Chaque per­sonne est comme un ani­mal sau­vage qui a un besoin tabou », lui expli­qua Wajdi Mouawad. « Le tabou d’Eden est d’a­voir la dou­ceur de Wahida pour elle. Ce n’est pas pour excu­ser le viol ! » Car cette scène s’y appa­rente — les deux actrices ne pose­ront tou­te­fois pas les mêmes mots pour en par­ler. L’étudiante en ciné­ma à la Sorbonne, native de Jaffa, réside en France depuis 2014 : « Je ne sais pas si les situa­tions de viols dans l’armée sont très cou­rantes… Ça doit for­cé­ment arri­ver. Et ça ne paraît pas évident avec des filles. Mais en même temps, et ça, c’est ma réflexion propre par rap­port à l’armée, c’est pro­blé­ma­tique de dire à des per­sonnes aus­si jeunes que ce qu’elles font est mal, quand on leur donne tous les pou­voirs, sans les sur­veiller. »

Darya Sheizaf a refu­sé de faire son ser­vice mili­taire en Israël : « J’ai échap­pé à l’armée de manière tout à fait légale. Mais les rai­sons qui m’ont fait sor­tir de l’armée ne sont pas réel­le­ment les miennes. Ce sont des pré­textes qu’il a fal­lu faire entrer dans leur cadre. Tu peux faire de la pri­son si tu imposes tes rai­sons poli­tiques de déser­ter l’armée en Israël. » Elle res­sent avec « iro­nie » ce rôle à l’opposé de ce qu’elle est dans la vie, alors que ce refus a repré­sen­té pour elle un point de bas­cule. « Quand tu ren­contres quelqu’un pour la pre­mière fois, c’est la pre­mière chose qu’on va te deman­der : que fai­sais-tu dans l’armée ? C’est tel­le­ment ancré dans la culture. Je n’ai pas trou­vé de tra­vail à cause de ça. Je jouais dans une série télé et on me disait de ne pas dire que je n’avais pas fait l’armée. C’est oppres­sant. » Elle envi­sage dans l’avenir de se tour­ner vers la réa­li­sa­tion, davan­tage atti­rée par l’écriture. Son père, repor­ter, lui a per­mis de vivre dans d’autres pays dès son enfance, ce qu’elle conçoit comme un énorme privilège.

Eden et Wahida, par Simon Gosselin

L’un des pro­jets qui lui tient à cœur concerne ces jeunes Israéliens qui font le choix de retour­ner en Europe. « Je me suis inté­res­sée aux rai­sons pour les­quelles j’étais de retour sur ce conti­nent qui a vu la mort de la majo­ri­té de ma famille. » Elle y inter­roge à sa manière les rup­tures de géné­ra­tions : « Celle des grands-parents, qui est sou­vent celle de sur­vi­vants de l’Holocauste, ori­gi­naires d’autres pays qu’Israël ; ils s’y sont ins­tal­lés avec cette idée com­mune du rêve sio­niste. Puis celle de mes parents, qui ne sont plus capables d’é­chap­per aux pro­blé­ma­tiques liées à cette uto­pie, sans pou­voir ni vou­loir faire face à la rup­ture du rêve de leurs parents : ceux-là vivent en majo­ri­té en Israël. Luttant, par­fois, ou fer­mant leurs oreilles. Enfin, il y a ma géné­ra­tion, qui est divi­sée et qui, de plus en plus, démé­nage en Europe — sur­tout à Berlin. » Darya Sheizaf a pris un aller simple pour la France, pays incar­nant à ses yeux une plus grande tolé­rance, une terre étran­gère capable « d’enrichir sa pen­sée ». « Tous les pays au monde ont vécu des guerres atroces, de la vio­lence, mais ces pays existent depuis plus long­temps qu’Israël ; ils ont eu le temps d’ap­prendre de leurs fautes », nous dira-t-elle encore. « Je com­prends, et ça me ren­force, qu’Israël est comme un enfant qui ne connaît rien de la vie et teste sa force — ce qui signi­fie qu’il va chan­ger, que nous allons gran­dir et nous amé­lio­rer. Et en même temps, ma géné­ra­tion, celle qui a 16, 20, 30 ans, il faut qu’on vive, qu’on s’aime, qu’on échappe à la vio­lence et à l’in­jus­tice si on ne peut pas les chan­ger pour le moment. »

« Il faut guérir lentement, consoler lentement. Ne rien jeter trop vite contre le mur de la connaissance. »

« David est le seul per­son­nage de la pièce à qui tout le monde ment. Et il n’arrive pas à mettre le doigt des­sus, et il le sent… Il est comme un aveugle. »

Pour trou­ver les acteurs qui incar­ne­raient David, Leah et Etgar, Wajdi Mouawad s’est ren­du en Israël. Weinstock nous avoue­ra : « J’étais dans un moment de ma vie où j’envisageais pré­ci­sé­ment de reve­nir en Europe, où j’ai déjà vécu vingt ans (en Allemagne, en Suisse et en Autriche). Je me sens à l’étroit en Israël, c’est un pays où tout doit filer droit, être qua­drillé : j’y ai la sen­sa­tion qu’il est impos­sible de sor­tir du rang. » Le comé­dien se réjouit de ce pas­sage en France, pays qu’il connaît peu mais espère y vivre un temps, et de cette pos­si­bi­li­té de rejouer avec des col­lègues qu’il res­pecte, Leora Rivlin et Rafael Tabor. L’homme a une car­rure impo­sante, son aura aux anti­podes de la dure­té du per­son­nage que nous avons décou­vert sur scène. « Nous avons répé­té des jour­nées entières et Wajdi n’a jamais haus­sé le ton. Il reste doux, ferme et te rend libre. Il te pousse hors de tes zones de confort. J’ai tra­vaillé avec tel­le­ment de met­teurs en scène qui ont une vision toute prête, qui te condi­tionnent, te tordent pour leurs besoins au lieu de te par­ler de ce qu’ils veulent, sim­ple­ment. Ils ont besoin de sen­tir que c’est eux qui créent, c’est quelque chose de l’ordre de l’ego. » Nous dis­cu­tons avec un comé­dien ayant près de trente ans de pla­teau der­rière lui, habi­tué des comé­dies musi­cales. Une expé­rience qui le pousse à s’im­pli­quer dans son corps comme dans sa voix. « Dans ce pro­jet, mon agent était ter­ri­fié que je ruine ma voix. Car je parle d’une manière qui est en contra­dic­tion avec tout ce que j’ai appris comme chan­teur, où l’important est pré­ci­sé­ment ta manière de son­ner. Ici, dès que j’attache de l’importance à la tech­nique vocale dans ce pro­jet, je perds aus­si­tôt l’authenticité qui naît. » Pour Tous des oiseaux, il a dû pui­ser dans d’autres res­sources afin d’in­car­ner cet homme étouf­fé de colère, ins­pi­ré, lors de la phase d’é­cri­ture, par le père de Mouawad : « Le moteur a été aus­si, pré­ci­se­ra Weinstock, la rela­tion avec mon propre père, mon propre peuple. Ne pas avoir peur de la tou­cher avec élec­tri­ci­té chaque soir. Ce n’est pas auto­ma­tique, mais je peux la convo­quer sur com­mande. Parfois ça vient tout seul, d’autres fois je dois la construire. C’est ce qui garan­tit que le spec­tacle est tou­jours dif­fé­rent. »

Quand nous échan­geons avec Raphaël Weinstock, celui-ci s’apprête à retour­ner sur scène dans l’heure qui suit. De nom­breuses per­sonnes attendent à l’entrée du théâtre, affi­chant com­plet. Tous les soirs depuis vingt-six jours, 800 per­sonnes vivent, quatre heures durant, l’implosion de cette famille. « David est le seul per­son­nage de la pièce à qui tout le monde ment. Et il n’arrive pas à mettre le doigt des­sus, et il le sent… Il est comme un aveugle. » Il enchaîne : « Dans la pre­mière scène de la biblio­thèque, où tout le monde marche, on passe tous, dégui­sés, avec un élé­ment, une inten­tion. Wajdi m’a deman­dé : com­ment veux-tu entrer ? Je lui ai répon­du que je vou­lais mar­cher avec mon bâton d’aveugle, entrer en aveugle. Il a été sur­pris et m’a dit : ″Dans une biblio­thèque ?!″ On pense à Œdipe roi, à Antigone… Il y a un conflit pro­fond entre ce qu’il res­sent et ce qu’il vit. Et ce conflit lui est très dou­lou­reux. » Weinstock le rap­pel­le­ra : sur scène se nouent des liens qui pour­raient dif­fi­ci­le­ment exis­ter ailleurs. Le man­tra de Mouawad — « Écrire pour ceux qu’on lui a appris à détes­ter » — pèse son poids dans ces régions du monde et devient le ciment qui lie les acteurs entre eux. Leora Rivlin, actrice israé­lienne qui porte la « vieille sor­cière » pince-sans-rire de la pièce, confie­ra au jour­nal Libération qu’« entre l’équipe syrienne et les Israéliens, il y avait une réti­cence. J’avais peur de la sus­pi­cion que je croyais déce­ler. Le vrai lien s’est éta­bli ensuite, insé­cable ».

Norah, David, Etgar, par Simon Gosselin

En Israël, en Syrie ou au Liban, il serait com­pli­qué de croi­ser l’une ou l’autre de ces natio­na­li­tés : cela va par­fois à l’encontre des lois. D’ailleurs, chaque acteur nous dira espé­rer que la pièce tourne dans son propre pays. « Les fron­tières sont de papier. Mais pour le com­prendre per­son­nel­le­ment, il faut ren­con­trer quelqu’un de Syrie, comme Jalal. Il faut com­prendre, après quelques jours de répé­ti­tions, que nous sommes frères. Je ne sais pas com­bien de Juifs il avait côtoyé avant, mais de mon côté, j’ai tou­jours côtoyé des per­sonnes arabes — j’ai vécu à Haïfa, à Jaffa, à Tel Aviv, où les com­mu­nau­tés ara­bo­phones sont impor­tantes. Ce n’est pas « exo­tique » pour moi, l’arabe. » Weinstock, tou­jours. Cette langue est depuis quelques années ensei­gnée dans les écoles d’Israël, nous appren­dra d’ailleurs le comé­dien. « Pourtant, c’est au contact de Jalal que l’a­rabe m’est reve­nu, sou­dai­ne­ment. »

« L’égalité est le seul moyen d’évoluer en tant qu’espèce. De la faire gran­dir et de la sou­te­nir. »

Jalal Altawil s’en sou­vien­dra : le pre­mier titre de la pièce était Le Chant de l’oiseau amphi­bie. « Wajdi l’a chan­gé. Nous sommes tous des oiseaux, et si un oiseau tombe, on tombe tous. Cette réa­li­té est lourde et pro­fonde. » Weinstock com­plè­te­ra : « J’ai vécu près d’une forêt pen­dant long­temps. Chaque plante ne pour­rait vivre sans les autres : elles sont toutes connec­tées. Les feuilles de l’une seront la nour­ri­ture de l’autre. C’est cette chaîne, extrê­me­ment orga­nique, qui nous lie dans la pièce. » Une grande tran­quilli­té se dégage de ce comé­dien qui assume nour­rir son jeu, pour­tant, de ses propres démons. « Je ne crois pas que la mort soit ce que l’on pense. Je ne pense pas que ce soit triste ; il me semble que ça l’est de pen­ser que c’est triste. Ce que je vois, c’est que la seule chose que nous ayons, ce sont fina­le­ment ces quelques pro­chains pas. Rien d’autre n’est cer­tain. Tout ce que nous avons, c’est le pro­chain souffle, le pro­chain choix. Et cela inclut de pou­voir regar­der le monde de cette manière, ou d’une autre. Ce choix peut chan­ger à chaque seconde, et c’est très bien ! Il n y a pas à se sen­tir cou­pable de chan­ger d’avis ou de manière de pen­ser. Blâmer cela, c’est encore de l’ego. » L’équipe de comé­diens se retrouve régu­liè­re­ment après les repré­sen­ta­tions dans ce café, à l’angle du théâtre ; un ser­veur pro­pose à l’ac­teur des frites, ils rient ensemble. « Il y a des choses sacrées : l’égalité en est une. L’égalité est le seul moyen d’évoluer en tant qu’espèce. De la faire gran­dir et de la sou­te­nir. » Le comé­dien se pré­pare ; c’est bien­tôt son tour de maquillage. « La seule chose dont nous soyons res­pon­sables, c’est de nous-mêmes. De per­sonne d’autre. On ne peut être res­pon­sable que de nos propres choix, comme ces pas que fait David dans la pièce. Ces pas que nous fai­sons : sont-ils com­man­dés par la peur ou par l’amour ? Les fai­sons-nous parce que nous fuyons quelque chose ou parce que nous allons vers quelque chose ? ″Je dois le faire″ ou ″Je veux le faire″ ? »

La pièce tour­ne­ra t‑elle au Moyen-Orient ? En février, les comé­diens se retrou­ve­ront sur scène à Villeurbanne. En atten­dant, Jérémie Galiana et Judith Rosmair retour­ne­ront à Berlin, Souheila Yacoub s’envolera pour l’Inde avec sa classe du Conservatoire. Darya Sheizaf, ache­vant ses par­tiels révi­sés dans les cou­lisses, s’en ira retrou­ver sa famille pour les vacances. Raphaël Weinstock, Leora Rivlin et Rafit Tabor ren­tre­ront en Israël. Quant à celui qui incarne al-Wazzān, il se pré­pare à la dif­fu­sion d’une série de la réa­li­sa­trice Farah Allameh, pro­duite clan­des­ti­ne­ment au Liban (contre le régime d’Assad et Daech) : Amal (« l’espoir », en arabe). En atten­dant, Jalal Altawil ren­tre­ra chez lui, à une soixan­taine de kilo­mètres de Paris. « Il y a quelque chose de ras­sem­blé autour d’une trace qui témoigne que ce monde qu’on avait en tête existe, aurait exis­té, peut exis­ter, existe encore. Et, ensemble, il faut le refaire. Et de plus en plus pré­ci­ser, d’œuvre en œuvre, de pièce en pièce, de ren­contre en ren­contre, ce qu’était cette ancienne trace sur le mur » ; pour Mouawad, écrire des pièces de théâtre, c’est aller à la recherche d’un tableau perdu.


Photographie de cou­ver­ture : Simon Gosselin
Illustration de vignette : Maya Mihindou

REBONDS

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  1. Tout est écri­ture, Actes Sud, 2017, entre­tien avec Sylvain Diaz.[]
  2. « La mise en lumière récente de ces moyens épi­gé­né­tiques d’a­dap­ta­tion d’une espèce à son envi­ron­ne­ment est selon Joël de Rosnay en 2011 la grande révo­lu­tion de la bio­lo­gie de ces 5 der­nières années car elle montre que dans cer­tains cas, notre com­por­te­ment agit sur l’ex­pres­sion de nos gènes. »[]
  3. « L’Oiseau de beau­té », « L’Oiseau de hasard », « L’Oiseau de mal­heur », « L’Oiseau amphi­bie ».[]
Maya Mihindou

Illustratrice et autrice franco-gabonaise.

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