« Tout ce qu’attend l’extrême droite, c’est qu’on se résigne »


Partout en Europe, les résul­tats élec­to­raux affichent une pous­sée inédite de l’ex­trême droite. Fin février 2025, l’Allemagne voyait ain­si l’AfD arri­ver au deuxième rang des élec­tions fédé­rales. C’est dans ce contexte que, quelques jours plus tard, les édi­tions La Dispute ont réuni Saphia Aït Ouarabi, Raphaël Arnault, et Samuel Bouron pour accom­pa­gner la sor­tie de Politiser la haine, le livre qu’a consa­cré ce der­nier à l’ex­trême droite iden­ti­taire. Une mili­tante anti­ra­ciste, un dépu­té anti­fas­ciste et un socio­logue : voi­là qui n’é­tait pas de trop pour réflé­chir aux manières de défaire, dans la rue comme dans les urnes, les posi­tions de grou­pus­cules fas­cistes qui irriguent désor­mais le débat public. Comment orga­ni­ser la riposte ? Nous avons assis­té à leur échange ani­mé par l’é­di­trice et membre de Révolution per­ma­nente Marina Garrisi, ce dont nous ren­dons compte. 


Marina Garrisi : Samuel, ton livre résulte non seule­ment d’un tra­vail de socio­logue, mais aus­si d’une immer­sion dans la « nébu­leuse iden­ti­taire » : grou­pus­cules, influen­ceurs, intel­lec­tuels, qui par­ti­cipent au com­bat poli­tique même s’ils res­tent en dehors de l’arène élec­to­rale. Pourquoi faut-il s’intéresser aux marges de l’extrême droite pour com­prendre la pro­gres­sion du RN en France ?

Samuel Bouron : Parler des iden­ti­taires pour­rait paraître anec­do­tique, mais c’est déci­sif pour com­prendre la façon dont les idées de l’extrême droite se pro­pagent aujourd’­hui. Le fait que les thé­ma­tiques majeures qui font mon­ter le RN élec­to­ra­le­ment (l’is­lam, l’im­mi­gra­tion, l’in­sé­cu­ri­té) soient aujourd’­hui cen­trales dans l’espace média­tique doit beau­coup à cette nébu­leuse iden­ti­taire qui le sou­tient idéo­lo­gi­que­ment. En menant une bataille cultu­relle via les médias, ils ins­tallent le RN dans un fauteuil.

Au fond, com­ment les iden­ti­taires se carac­té­risent-ils sur le plan idéo­lo­gique et en quoi sont-ils dif­fé­rents du RN ? Ils ne mobi­lisent pas tel­le­ment l’i­dée qu’il y aurait des mor­pho­types à hié­rar­chi­ser comme le fai­saient les nazis, mais ils ont la même logique de sépa­ra­tisme, qu’on appelle par­fois l’ethno-différentialisme, c’est-à-dire l’idée que l’on aurait des racines cultu­relles dif­fé­rentes. Si on naît Français, qu’on est socia­li­sé à ce qui est défi­ni, de façon très contes­table, comme une « culture fran­çaise », on ne peut pas en assi­mi­ler une autre. Au contraire, il fau­drait se réen­ra­ci­ner. Selon eux, c’est en ren­for­çant ses racines cultu­relles et en épu­rant la socié­té de ses élé­ments dits « allo­gènes » que la civi­li­sa­tion occi­den­tale, blanche, euro­péenne, retrou­ve­ra son équilibre.

« Elon Musk fait un salut nazi et ça ne choque presque plus. Bayrou parle de sub­mer­sion migra­toire et c’est consi­dé­ré comme nor­mal. [Samuel Bouron] »

Depuis vingt ans, leur place a chan­gé. Aujourd’hui, Elon Musk fait un salut nazi et ça ne choque presque plus. Bayrou parle de « sub­mer­sion migra­toire » et c’est consi­dé­ré comme nor­mal. Pour com­pa­rer, en 2002, l’ar­ri­vée du FN au second tour de l’élection pré­si­den­tielle est un immense coup de semonce : tout le monde sort dans la rue. Les iden­ti­taires sont à ce moment-là très en marge, dans une filia­tion qua­si-nazie. La même année, quelques mois avant la créa­tion des Jeunesses iden­ti­taires, un mili­tant, Maxime Brunerie, tente d’as­sas­si­ner Chirac. Aux vidéos des camps d’é­té du Renouveau Français ou de l’Action Française, qui fai­saient très vieille France, suc­cèdent les pre­mières vidéos des iden­ti­taires, qui pré­sentent bien, ont l’air modernes. Quand je com­mence à enquê­ter sur ce mou­ve­ment en 2010, je cherche à com­prendre com­ment on est socia­li­sé en tant qu’i­den­ti­taire, com­ment on apprend à pen­ser comme eux. J’ai donc rejoint le mou­ve­ment pen­dant un an, pour obser­ver les stra­té­gies qu’il déve­lop­pait en direc­tion des médias, puis j’ai conti­nué à le suivre de l’extérieur, plu­tôt en tant que socio­logue des médias, pour tra­vailler sur sa média­ti­sa­tion, sa filia­tion idéologique.

Marina Garrisi : La ques­tion des médias est cen­trale dans ton livre. Tu insistes notam­ment sur le concept de « méta­po­li­tique » — l’i­dée selon laquelle il faut d’a­bord impo­ser ses idées, qu’elles fassent consen­sus, pour façon­ner l’es­pace poli­tique et espé­rer une vic­toire sur le plan élec­to­ral. Peux-tu reve­nir dessus ?

Samuel Bouron : On a ten­dance à pen­ser que si les thé­ma­tiques de l’extrême droite se dif­fusent autant aujourd’­hui, c’est parce qu’il y a des médias qu’elles ins­pirent — l’empire Bolloré et tous ces polé­mi­queurs réac­tion­naires qui cir­culent sur les pla­teaux des chaînes d’in­fo. J’ai cher­ché à aller plus loin et à mon­trer com­ment l’extrême droite, et en par­ti­cu­lier les iden­ti­taires, ont appris à tirer par­ti de la façon dont se struc­ture aujourd’­hui l’é­co­sys­tème média­tique. Bien sûr, les réseaux sociaux leur per­mettent de s’ex­pri­mer direc­te­ment dans l’es­pace public. Mais, à mon avis, il faut repar­tir d’un peu plus loin.

[José Balmes]

À par­tir de la pri­va­ti­sa­tion de l’audiovisuel dans les années 1990–2000, l’é­co­no­mie des médias s’est struc­tu­rée de telle manière qu’on recherche une audience maxi­male, ce qui a fait mon­ter la pro­por­tion de faits divers dans les médias. C’est quelque chose de déci­sif, car l’ex­trême droite est deve­nue bonne cliente pour ceux-ci : leur façon d’exister consiste à orga­ni­ser une suc­ces­sion de « paniques morales ». CNews, c’est une suc­ces­sion de faits divers com­men­tés en pla­teau. Les iden­ti­taires ont beau­coup fait de l’agit-prop, c’est-à-dire des actions dont l’unique but est d’attirer l’at­ten­tion pour pla­cer au cœur de l’a­gen­da média­tique leurs thé­ma­tiques et obli­ger les dif­fé­rents poli­tiques à se posi­tion­ner par rap­port à eux. Ça a eu pour consé­quence d’in­vi­si­bi­li­ser les thé­ma­tiques de la gauche : aujourd’­hui, on a l’im­pres­sion de ne jamais pou­voir sor­tir des cadrages mis en avant par l’ex­trême droite.

J’ai aus­si essayé de mettre en avant le rôle joué par les affects. L’extrême droite n’a pas un pro­gramme poli­tique très clair : on observe d’im­por­tantes varia­tions, notam­ment sur le plan éco­no­mique. Il y a assez peu de chiffres, et plus lar­ge­ment une forte dis­tance aux faits, comme si tout ça était secon­daire pour eux. L’idée est d’avoir un impact émo­tion­nel fort, de créer une divi­sion entre un « nous » (les Français de souche, les fémi­nistes iden­ti­taires, les Blancs) et « eux » (les woke, les fémi­nistes pro­gres­sistes, les per­sonnes raci­sées). C’est cette ligne de démar­ca­tion qui est au cœur de leur pro­jet poli­tique racia­li­sant. Quand on fait ça, on place à l’ar­rière-plan les cli­vages tra­di­tion­nels de la gauche, comme la lutte des classes. Ça auto­rise des recom­po­si­tions, notam­ment entre l’ex­trême droite et une par­tie du patronat. 

Marina Garrisi : Saphia et Raphaël, en quoi ces idées font-elles écho à la connais­sance ou à l’expérience que vous avez de l’extrême droite ?

« La dis­so­lu­tion est une ques­tion qui a beau­coup fait débat à gauche : est-ce que l’u­ti­li­sa­tion de cet outil ne risque pas de retom­ber sur nos orga­ni­sa­tions ? [Raphaël Arnault] »

Raphaël Arnault : On dit sou­vent qu’on com­bat l’extrême droite, mais il faut bien com­prendre que ça recoupe plu­sieurs cou­rants poli­tiques qui peuvent par­fois se livrer de vraies batailles internes entre eux — idéo­lo­giques, mais aus­si par­fois phy­siques. Il y a des extrêmes droites : des roya­listes, qui ne sont pas à pro­pre­ment par­ler des fas­cistes, mais qui par­ti­cipent quand même à ce mou­ve­ment ; les natio­na­listes révo­lu­tion­naires, qui sont plus ou moins d’au­then­tiques néo­na­zis ; les iden­ti­taires, sur les­quels tu t’es attar­dé, Samuel, et qui sont deve­nus hégé­mo­niques à l’ex­trême droite. Le livre per­met de sai­sir ce que sont les iden­ti­taires dans une pers­pec­tive his­to­rique, mais aus­si de com­prendre com­ment ils ont gagné, à l’in­té­rieur de l’ex­trême droite et dans l’en­semble du champ poli­tique et médiatique.

Avec la Jeune Garde, en tant que mili­tants de ter­rain, on a vécu cette bataille pour l’hégémonie. À Lyon, il y avait toute la faune pos­sible et ima­gi­nable de l’extrême droite radi­cale. Quand on s’est for­més en 2018, elle béné­fi­ciait de cinq locaux publics. C’est l’é­poque où Génération iden­ti­taire était en train de s’im­po­ser, notam­ment sur le ter­rain, par la vio­lence. Tous les autres groupes poli­tiques d’ex­trême droite essayaient de les imi­ter. De notre côté, on s’est d’a­bord concen­trés sur le Bastion social, qui était en pleine ascen­sion. Une fois qu’on a obte­nu leur dis­so­lu­tion et la fer­me­ture de leurs locaux on s’en est pris à Génération iden­ti­taire. Ça n’a pas été simple parce qu’ils étaient en mesure non seule­ment de mobi­li­ser beau­coup de gens pour des actions de rue vio­lentes, mais aus­si d’in­fluen­cer le RN. C’était, en quelque sorte, une orga­ni­sa­tion qui était « bonne » sur tous les sujets et qui deve­nait hégé­mo­nique. On a fini par gagner — pas en termes idéo­lo­giques, mais sur le ter­rain, puisqu’on a éga­le­ment obte­nu leur dissolution.

[José Balmes]

La dis­so­lu­tion est une ques­tion qui a beau­coup fait débat à gauche : est-ce que l’u­ti­li­sa­tion de cet outil ne risque pas de retom­ber sur nos orga­ni­sa­tions ? Dans notre pers­pec­tive, on consi­dère que c’est utile dans la mesure où ça sert à détruire des outils orga­ni­sa­tion­nels de l’ex­trême droite. En cas de prise du pou­voir du RN, s’ils ont à leur dis­po­si­tion une orga­ni­sa­tion comme Génération iden­ti­taire, capable de struc­tu­rer toute une jeu­nesse mili­tante en milices orga­ni­sées qui cor­res­pondent à un agen­da poli­tique clair, ça n’est pas la même chose qu’un écla­te­ment de grou­pus­cules radi­caux. Tu écris Samuel que l’an­ti­fas­cisme est confron­té au fait que les iden­ti­taires ont rem­por­té des vic­toires sur le plan de la bataille cultu­relle, et que l’ex­trême droite n’au­rait donc plus besoin de s’ex­pri­mer radi­ca­le­ment dans la rue. C’est nier le fait que l’an­ti­fas­cisme de ter­rain a réus­si à cou­per le lien entre le RN et ses bases mili­tantes, ce qui fait qu’ils ont aujourd’­hui du mal à se struc­tu­rer natio­na­le­ment, à ouvrir des locaux à nouveau.

Pour don­ner un exemple pré­cis, on peut reve­nir sur le moment où le Bastion social s’est struc­tu­ré un peu par­tout sur le ter­ri­toire. Pour lan­cer une sec­tion du Bastion social, il faut ouvrir un local, être en capa­ci­té de le tenir, de le pro­té­ger, de mener des acti­vi­tés. À Paris, l’an­ti­fas­cisme a réus­si à blo­quer ce pro­ces­sus en impo­sant une telle cadence aux fas­cistes que le GUD n’est pas par­ve­nu à se muer en Bastion social. Ils ne peuvent plus exis­ter que comme des hoo­li­gans néo-nazis, comme avec les Zouaves Paris. Cette vic­toire peut paraître très mino­ri­taire par rap­port à l’im­mense chan­tier poli­tique auquel on fait face, mais il faut vrai­ment la prendre en consi­dé­ra­tion. On rêve­rait de pou­voir tout faire en même temps, d’a­van­cer sur la ques­tion méta­po­li­tique, avec les par­tis élec­to­raux et les struc­tures mili­tantes sur le ter­rain, mais pour le moment c’est la façon par laquelle on a réus­si à les endiguer.

« L’aspect guer­rier, viri­liste, et la vio­lence en géné­ral, sont vrai­ment inhé­rents à la mou­vance iden­ti­taire, à la fois dans leur logi­ciel idéo­lo­gique et dans leur mode d’ac­tion. [Samuel Bouron] »

Selon moi, l’un des manques de ton livre est jus­te­ment l’ab­sence de cette pers­pec­tive de ter­rain. Tu sur­voles un peu vite ton immer­sion au sein de Génération iden­ti­taire alors que tu aurais pu relier la ques­tion de la vio­lence à celle de la mas­cu­li­ni­té. C’est une ques­tion qu’on a prise à bras le corps avec la Jeune Garde, parce que c’est un très fort vec­teur de légi­ti­ma­tion à l’ex­trême droite. Les per­sonnes qui étaient les plus influentes au sein de Génération iden­ti­taire étaient celles capables, dans la rue, de mener des com­man­dos, des raids racistes extrê­me­ment violents.

Par ailleurs, la vio­lence por­tée par ces mili­tants a aus­si chan­gé d’at­tri­buts, à tra­vers un renou­vel­le­ment des codes cultu­rels. Tu dis quelque chose qui revient sou­vent dans les tra­vaux scien­ti­fiques et dans l’a­na­lyse poli­tique mains­tream : que les iden­ti­taires ont réus­si à se dis­tin­guer des skin­heads. En réa­li­té, c’est toute l’extrême droite qui s’en est dis­tin­guée. Leur dégaine repous­sante effraie les iden­ti­taires, qui veulent gagner en légi­ti­mi­té auprès d’un cer­tain cercle média­tique et poli­tique. Mais ça n’est pas le seul fac­teur : la légi­ti­ma­tion de la vio­lence passe désor­mais par d’autres codes ves­ti­men­taires. Les codes attri­bués à la mou­vance hoo­li­gan, très casual, passe-par­tout, ren­voient désor­mais une image beau­coup plus vio­lente qu’un skin­head avec toute sa pano­plie. Les iden­ti­taires, mal­gré leurs beaux vête­ments, leur façon de se pré­sen­ter presque comme des élèves modèles, sont les plus vio­lents. Être les plus sty­lés, c’est une façon de s’af­fir­mer comme ceux qui peuvent s’im­po­ser dans la rue, contrai­re­ment aux skin­heads qui se font battre à chaque fois par les antifascistes.

[José Balmes]

Samuel Bouron : Il y a un dis­cours pro­blé­ma­tique qui porte sur la dédia­bo­li­sa­tion du RN — l’i­dée selon laquelle l’ex­trême droite, en quit­tant les marges, serait deve­nue moins vio­lente que par le pas­sé et serait aujourd’­hui com­pa­tible avec l’é­tat de droit. C’est une ana­lyse un peu courte, en tout cas ça n’est pas la mienne, parce que l’as­pect guer­rier, viri­liste, et la vio­lence en géné­ral, sont vrai­ment inhé­rents à la mou­vance iden­ti­taire, à la fois dans leur logi­ciel idéo­lo­gique et dans leur mode d’ac­tion. Quand j’ai été for­mé en tant qu’i­den­ti­taire, j’ai été très mar­qué par le fait que ça ne passe pas vrai­ment par une for­ma­tion idéo­lo­gique. À gauche, on lit un peu, il y a une pen­sée struc­tu­rante. Chez les iden­ti­taires, il y a bien sûr cer­tains mili­tants qui lisent, mais on m’a très peu par­lé de Maurras, de Dominique Venner ou d’Alain de Benoist. Par contre, ces visions du monde passent par des choses très pra­tiques, et notam­ment la boxe.

Il y a donc cette idée selon laquelle les iden­ti­taires sont du côté de la force, de l’honneur, et qu’à l’opposé la gauche serait du côté du « fémi­nin », de l’homosexualité, de la déviance. Au bout de trois jours, je pou­vais assu­rer une conver­sa­tion avec des iden­ti­taires sans avoir cette for­ma­tion idéo­lo­gique. J’ai par­ti­ci­pé à un camp d’été iden­ti­taire qui se ter­mi­nait par un tour­noi de boxe — un rite struc­tu­rant. Celui qui a des faits d’armes et montre qu’il sait se battre va être valo­ri­sé au sein du mou­ve­ment. Sur le plan his­to­rique, ça n’est pas parce que l’ex­trême droite arrive au pou­voir que les groupes mili­tants plus mar­gi­naux dis­pa­raissent et sont aspi­rés par les par­tis au pou­voir. C’est même l’inverse. Ça les ren­force, ça les légi­time. Ce fai­sant, ils opèrent de façon de plus en plus bru­tale et à visage découvert. 

« L’infrastructure ne va pas dans notre sens. Il faut apprendre à construire une bataille à par­tir d’un contexte éco­no­mique, poli­tique, social, qui ne nous est pas favo­rable. [Saphia Aït Ouarabi] »

Saphia Aït Ouarabi : Ce livre brasse toute la struc­ture idéo­lo­gique des iden­ti­taires en mon­trant notam­ment la façon dont celle-ci se recentre autour de l’is­la­mo­pho­bie. Le début des années 2000 a mar­qué un tour­nant sur cette ques­tion. Après le 11 sep­tembre, les États occi­den­taux, et notam­ment les États-Unis, mènent une guerre au Moyen-Orient, que les iden­ti­taires réin­ves­tissent idéo­lo­gi­que­ment : pour eux, elle réac­tive le fan­tasme de la guerre civi­li­sa­tion­nelle entre l’Occident chré­tien et le monde musul­man — un rap­pel des croi­sades, en quelque sorte. Mais si on va un peu plus loin, les années 2000 marquent aus­si l’apogée du néo­li­bé­ra­lisme, qui a cette par­ti­cu­la­ri­té de se réap­pro­prier les luttes contre les oppres­sions. Les États néo­li­bé­raux se mettent en scène dans une lutte pour le fémi­nisme et contre l’an­ti­sé­mi­tisme, afin de se pla­cer en oppo­si­tion avec les États du Sud, qui seraient bar­bares et auto­ri­taires. En 1997, la recon­nais­sance par­tielle par Jacques Chirac de la res­pon­sa­bi­li­té de l’État de Vichy dans la Shoah engage un tour­nant média­tique et poli­tique. Dans ce contexte, l’an­ti­sé­mi­tisme n’est plus com­pa­tible avec la quête de res­pec­ta­bi­li­té qui com­mence à être celle des iden­ti­taires. L’antisémitisme passe alors au second plan au pro­fit de l’is­la­mo­pho­bie, parce qu’être isla­mo­phobe ne fait pas perdre en respectabilité.

Mais il serait faux de dire que, lors de cette tran­si­tion, l’an­ti­sé­mi­tisme a été mis de côté par l’ex­trême droite. Si on observe son ossa­ture, on iden­ti­fie plu­sieurs choses : une obses­sion pour l’en­ne­mi de l’in­té­rieur, une guerre contre l’i­dée de double allé­geance, une pen­sée com­plo­tiste — autant d’as­pects qui ali­mentent éga­le­ment l’islamophobie. Une phrase du livre m’a beau­coup mar­quée : « Pour les iden­ti­taires, l’Europe blanche se sou­met­trait cultu­rel­le­ment à un islam pré­da­teur et tota­li­taire par nature, avec la com­pli­ci­té des élites cos­mo­po­lites et mul­ti­cul­tu­relles. » Il faut savoir que cette expres­sion d’« élites cos­mo­po­lites et mul­ti­cul­tu­relles » relève d’une logor­rhée extrê­me­ment anti­sé­mite, et notam­ment de l’i­dée selon laquelle les Juifs seraient les arti­sans du « grand rem­pla­ce­ment », puis­qu’ils feraient venir les ex-colo­ni­sés du monde musul­man pour déci­mer les Blancs d’Europe. 

[José Balmes]

Comment arrivent-ils à pla­cer l’antisémitisme au second plan pour mettre au pre­mier plan l’islamophobie ? Ça passe aus­si par une cer­taine conver­gence avec les élites bour­geoises qui créent des paniques morales autour de l’is­lam. L’alignement des gou­ver­ne­ments, de la bour­geoi­sie, du patro­nat sur une poli­tique isla­mo­phobe à grande échelle per­met à l’ex­trême droite de gagner en res­pec­ta­bi­li­té. Il faut rap­pe­ler que la fonc­tion poli­tique de l’islamophobie, et plus géné­ra­le­ment du racisme, c’est sur­tout d’atténuer les conflits de classe. C’est aus­si une manière pour les élites de faire miroi­ter aux classes popu­laires blanches que leur enne­mi c’est leur col­lègue Mohammed, et pas Caroline Fourest, Raphaël Enthoven ou le patron de Total.

Enfin, j’ai­me­rais abor­der cette « fabrique du buzz » par les iden­ti­taires à tra­vers les faits divers. C’est un outil extrê­me­ment pré­cieux pour eux puis­qu’il leur per­met d’opérer un retour­ne­ment vic­ti­maire. C’est en détour­nant les ter­ribles meurtres de Lola, de Thomas, qu’ils ont pu par­ler de « fran­co­cides » et récu­pé­rer la ques­tion des fémi­ni­cides, notam­ment avec Nemesis. Ces faits divers sont, comme tu l’é­cris Samuel, des « rac­cour­cis inter­pré­ta­tifs [qui] auraient peu de chances de s’imposer s’ils n’étaient pas ali­gnés sur cer­tains pré­sup­po­sés idéo­lo­giques déjà pré­sents dans les médias grand public ». J’irai encore plus loin : leur bataille cultu­relle autour des musul­mans et de l’immigration est à même de pros­pé­rer ain­si parce qu’elle repose sur une infra­struc­ture et sur des bases maté­rielles — la divi­sion raciale et inter­na­tio­nale du tra­vail au fon­de­ment du capi­ta­lisme, avec l’his­toire de la colo­ni­sa­tion et de l’impérialisme qu’elle implique. L’infrastructure ne va pas dans notre sens. Il faut apprendre à construire une bataille à par­tir d’un contexte éco­no­mique, poli­tique, social, qui ne nous est pas favorable.

« Nemesis a pour par­ti­cu­la­ri­té d’im­po­ser encore plus effi­ca­ce­ment des ques­tions racistes, notam­ment isla­mo­phobes, par le biais de cette vitrine fémi­niste. [Raphaël Arnault] »

Samuel Bouron : Ton approche, Saphia, dépous­sière les réflexions sur l’ex­trême droite. Il n’y a pas si long­temps, on ana­ly­sait la mon­tée de l’ex­trême droite comme un simple déclas­se­ment social : ils sont racistes parce qu’ils sont pauvres. Une approche misé­ra­bi­liste sur laquelle on est en train de reve­nir, avec une ana­lyse en termes de rap­ports sociaux de race. Même si l’en­ne­mi peut chan­ger au cours du temps (les Italiens, les Juifs, les musul­mans), le logi­ciel reste le même : c’est l’idée que notre civi­li­sa­tion se ren­for­ce­rait par éli­mi­na­tion, en « puri­fiant » en quelque sorte son noyau. Cette dyna­mique racia­li­sante ne s’arrête jamais : il faut tou­jours épu­rer davantage.

On l’ob­serve avec l’op­po­si­tion entre Blancs et raci­sés, mais aus­si avec une dimen­sion gen­rée, qui passe par l’op­po­si­tion entre le genre majo­ri­taire et les genres mino­ri­taires. C’est là qu’on retrouve la ques­tion de la trans­pho­bie et une oppo­si­tion plus géné­rale à ce qu’ils consi­dèrent être des formes de « déviance ». C’est utile aus­si pour com­prendre ce que fait Trump : « Make America Great Again », c’est l’idée qu’on est remis à sa juste place dans l’histoire de la nation et dans la hié­rar­chie raciale. Ça s’oppose à une lec­ture sociale de la socié­té. On peut entrer par dif­fé­rentes voies dans ce que pro­posent les iden­ti­taires aujourd’­hui. Il y a celles ouvertes par les YouTubeurs mas­cu­li­nistes comme Papacito ou Raptor Dissident, qui offrent ce dis­cours guer­rier, violent, anti­fé­mi­niste, auprès d’une popu­la­tion un peu jeune. Mais il y a éga­le­ment celle que le cadre éco­no­mique lit dans le Figaro. Ce qu’il y a en com­mun, c’est cette dyna­mique de purification.

[José Balmes]

Marina Garrisi : Si l’ex­trême droite gagne la bataille cultu­relle, ce n’est pas seule­ment grâce à des stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion bien pen­sées. Raphaël, tu insistes sur la néces­si­té d’être capable de les com­battre dans la rue tan­dis que Saphia, tu mets en avant la ques­tion de l’in­fra­struc­ture. Dans ce contexte, com­ment repart-on à l’offensive ?

Raphaël Arnault : J’aimerais qu’on com­mence par se dire que la bataille cultu­relle n’est pas gagnée par l’extrême droite : tout ce qu’elle attend, c’est qu’on se résigne. On subit une phase extrê­me­ment vio­lente de pro­pul­sion du fas­cisme, per­mise par les moyens dis­pro­por­tion­nés et des médias qui sont à leur dis­po­si­tion, mais on ne doit pas inté­grer l’i­dée omni­pré­sente selon laquelle l’ex­trême droite va arri­ver au pou­voir dans tous les cas. La situa­tion poli­tique est gra­vis­sime, mais on n’a pas per­du cette bataille cultu­relle pour autant. Imaginez des gens qui sont capables de mili­ter, de pas­ser des heures et des heures sur YouTube, de s’en­ga­ger entiè­re­ment, tout cela par pur racisme, et qui sont obli­gés de se décla­rer « pas racistes » ! C’est comme si, avec tout ce que nous fai­sons, nous étions obli­gés de dire « ne vous inquié­tez pas, on est pour le capitalisme ».

Question du public : D’ailleurs, peut-on reve­nir sur ce tour de passe-passe qui a consis­té à créer du « fémi­nisme » à l’ex­trême droite. D’où ça vient ?

Samuel Bouron : La ques­tion du « fémi­nisme iden­ti­taire » est très étrange, parce qu’elle mêle la tra­di­tion patriar­cale des iden­ti­taires et la reven­di­ca­tion d’é­man­ci­pa­tion asso­ciée au fémi­nisme. Quand j’entre en immer­sion chez Génération iden­ti­taire, je découvre un groupe où les femmes, qui sont déjà assez mino­ri­taires, ont des vues assez tra­di­tio­na­listes. Ce mou­ve­ment reprend beau­coup des écrits comme ceux de Guillaume Faye, qui partent du prin­cipe que si la socié­té va mal, c’est parce qu’il y a une forme de dévi­ri­li­sa­tion. On retrou­vait ça aus­si chez les pétainistes.

« Sans toutes nos défaites anti­ra­cistes, le libé­ra­lisme n’au­rait jamais pu avan­cer comme il l’a fait dans cer­tains sec­teurs de la socié­té. [Raphaël Arnault] »

Par contraste, le musul­man est dépeint de façon essen­tia­liste comme une figure virile, ce qui fait par­tie de la capa­ci­té de conquête qu’on prête à l’is­lam. Pour enrayer ce déclin de la civi­li­sa­tion occi­den­tale, il fau­drait que les hommes rede­viennent vrai­ment hommes et les femmes vrai­ment femmes. C’est un dis­cours assez clas­sique dans l’his­toire du fas­cisme. Nemesis appa­raît pro­gres­si­ve­ment : il y a d’a­bord la Manif pour Tous, qui signe la ren­contre entre les milieux iden­ti­taires et les milieux catho-tra­di, et des groupes de femmes non-mixtes qui se déve­loppent à l’ex­trême droite. C’est ça qui va faire émer­ger Nemesis, qui se réclame par­fois de ce qu’on appelle le fémo­na­tio­na­lisme.

Raphaël Arnault : À la Jeune Garde, on s’ef­force de dire qu’il ne s’a­git pas de fémi­nisme mais seule­ment de groupes fémi­nins, comme il y en a tou­jours eu à l’ex­trême droite : sous Pétain, sous le nazisme, sous le fas­cisme mus­so­li­nien, avec tou­jours un retour à des tâches très gen­rées. Grâce aux batailles menées par les fémi­nistes, ces groupes-là n’ont pas eu d’autre choix que de se dire fémi­nistes pour exis­ter. Nemesis a pour par­ti­cu­la­ri­té d’im­po­ser encore plus effi­ca­ce­ment des ques­tions racistes, notam­ment isla­mo­phobes, par le biais de cette vitrine « fémi­niste ». Mais ce sont des gens qui ont été for­més à l’Action Française, comme Alice Cordier [pré­si­dente de Némésis, ndlr], qui sont anti­fé­mi­nistes pure souche, et qui pour exis­ter poli­ti­que­ment ont besoin de reprendre nos codes, notre dis­cours, notre lan­gage. La bataille cultu­relle n’est pas per­due, et c’est ce récit-là qu’on doit imposer. 

[José Balmes]

Dès lors, com­ment ripos­ter ? Notre prin­ci­pal axe, à la Jeune Garde, c’est de réaf­fir­mer la ques­tion de l’au­to­dé­fense dans la rue. Mais, dès le départ, on a pris en compte cette ques­tion de la bataille cultu­relle. C’est ce qui fait qu’on a mis en place un porte-paro­lat, ce qui n’é­tait pas du tout évident à l’é­poque dans les milieux anti­fas­cistes. La ques­tion de la dépu­ta­tion rentre aus­si dans cette logique-là. On va par­tout où va l’ex­trême droite : s’ils entrent en nombre à l’Assemblée, on y va aussi.

Je pense qu’il faut s’at­ta­quer à chaque outil orga­ni­sa­tion­nel de l’ex­trême droite fas­ciste, et les dégom­mer un par un, sur le ter­rain, en obte­nant aus­si des vic­toires sociales, anti­ra­cistes, fémi­nistes. Et sur­tout, il ne faut pas lâcher sur la bataille des idées, y com­pris dans notre propre camp : il ne faut pas céder face à ceux qui disent « à trop par­ler de l’an­ti­ra­cisme, à trop par­ler de la ques­tion pales­ti­nienne, on ne parle plus de social », comme si c’é­tait en oppo­si­tion. La plu­part des gens qui disent ça sont les pre­miers à flan­cher quand il y a de véri­tables batailles sociales, notam­ment lors des retraites. C’est aus­si ne pas com­prendre que la ques­tion anti­ra­ciste est inti­me­ment liée à la ques­tion sociale. Lorsque les libé­raux avancent comme ils n’a­vaient jamais avan­cé avant, y com­pris dans les quar­tiers popu­laires, en intro­dui­sant l’u­be­ri­sa­tion, c’est aus­si à cause d’une inca­pa­ci­té de notre camp à défendre des lignes anti­ra­cistes claires, notam­ment sur la dis­cri­mi­na­tion à l’embauche. Sans toutes nos « défaites » anti­ra­cistes, le libé­ra­lisme n’au­rait jamais pu avan­cer comme il l’a fait dans cer­tains sec­teurs de la société.

« On ne doit pas délé­guer notre pou­voir de résis­ter et d’a­gir. Il faut se rap­pe­ler qu’on est plus nom­breux, qu’on est puis­sants. [Saphia Aït Ouarabi] »

Saphia Aït Ouarabi : Il n’y a pas lieu de dis­tin­guer genre, race et classe. Le racisme et le sexisme per­mettent au capi­ta­lisme de se pré­ser­ver. Selon moi, la stra­té­gie consiste à mettre toutes nos forces sur le capi­ta­lisme, en tant que cette infra­struc­ture fait tenir les idéo­lo­gies domi­nantes. L’idéologie d’ex­trême droite n’est qu’une décli­nai­son de toutes ces idéo­lo­gies bour­geoises qui vont per­mettre au capi­ta­lisme de pou­voir pros­pé­rer. Je cite un pas­sage du livre qui va dans ce sens :

« Le pro­blème musul­man, qui est en même temps construit comme le pro­blème de l’im­mi­gra­tion, émerge bien avant le mou­ve­ment iden­ti­taire. La stig­ma­ti­sa­tion des musul­mans inter­vient dès les années 1980, dans le contexte des grèves ouvrières contre les licen­cie­ments mas­sifs dans l’in­dus­trie auto­mo­bile. Pour décré­di­bi­li­ser les reven­di­ca­tions de ces ouvriers gré­vistes, le patro­nat les désigne comme inté­gristes et les médias dif­fusent des images de prières col­lec­tives. Ce pro­blème musul­man est pro­gres­si­ve­ment construit comme un pro­blème public, auquel s’ad­joint le Bloc iden­ti­taire. »

On voit bien com­ment les élites bour­geoises, le patro­nat et l’ex­trême droite parlent d’une même voix dans les médias : quand des che­mi­nots se mettent en grève, ils sont pré­sen­tés comme pares­seux ; si en plus ils sont musul­mans, c’est la fin des hari­cots. Quand la jeu­nesse et les tra­vailleurs sortent de la rési­gna­tion et com­prennent qu’ils peuvent se mettre en marche, comme pen­dant la réforme des retraites, c’est un moment où l’ex­trême droite ne peut pas s’ex­pri­mer dans les médias, ne peut même pas venir en mani­fes­ta­tion. Qu’est-ce qui nous fait gagner, qu’est-ce qui nous fait perdre ? Pourquoi est-ce que nos darons avaient peur de faire des grèves per­lées parce qu’ils allaient perdre leurs salaires, mais vou­laient que les grèves conti­nuent ? C’est là qu’on voit l’im­por­tance de se remettre à par­ler stra­té­gie, d’a­voir des vic­toires à reven­di­quer, parce que c’est aus­si comme ça que la ques­tion de l’an­ti­ra­cisme et de l’an­ti­fas­cisme va pou­voir gagner.

[José Balmes]

Samuel montre qu’au sein de ces réseaux iden­ti­taires, des per­sonnes ont beau­coup pen­sé la ques­tion de l’u­nion des droites. On a vu ça récem­ment avec la fusion entre Ciotti et le RN, mais ça fait des décen­nies que des idéo­logues argu­mentent pour la fusion de la droite et de l’ex­trême droite afin d’al­ler encore plus loin dans l’a­gen­da poli­tique. Dans le monde étu­diant, l’or­ga­ni­sa­tion qui incarne cette idée est l’UNI. Ils se pré­sentent comme des fillo­nistes, des Républicains, mais beau­coup d’entre eux sont deve­nus col­la­bo­ra­teurs du RN. Si der­niè­re­ment l’UNI s’est sen­tie aus­si légi­time d’a­gir sur nos facs, comme d’autres groupes d’ex­trême-droite qui ont fait des com­man­dos, à Toulouse ou encore à Bordeaux, c’est parce qu’ils voient les pré­si­dences d’u­ni­ver­si­té orga­ni­ser la casse de l’u­ni­ver­si­té, ren­for­cer les poli­tiques de sélec­tion, aug­men­ter les frais d’ins­crip­tions pour les étu­diants étran­gers non-euro­péens. Le gou­ver­ne­ment et les pré­si­dences d’u­ni­ver­si­té mettent en place leur pro­jet d’u­ni­ver­si­té à leur place.

C’est là que j’ai un désac­cord avec Raphaël, car je consi­dère qu’on ne peut comp­ter que sur nous-mêmes. On ne peut pas comp­ter sur les pré­si­dences d’u­ni­ver­si­té, on ne peut pas deman­der des dis­so­lu­tions à Darmanin ou à Retailleau. Je suis aus­si extrê­me­ment dubi­ta­tive sur la ques­tion des alliances élec­to­rales, y com­pris avec le PS, avec Hollande, avec des gens qui ont contri­bué à des débats xéno­phobes pen­dant des années. Quand ils ont cas­sé les condi­tions de tra­vail, ça a contri­bué au fait que des gens des classes popu­laires se disent que la gauche n’a plus rien à offrir et donc aillent voter à l’ex­trême droite. On ne doit pas délé­guer notre pou­voir de résis­ter et d’a­gir. Il faut se rap­pe­ler qu’on est plus nom­breux, qu’on est puis­sants. On doit pou­voir faire en sorte que les orga­ni­sa­tions se réunissent, que les mili­tants forment un front uni face à l’ex­trême droite. À Bordeaux, par exemple, il y a eu un énorme vil­lage anti­fas­ciste auquel beau­coup d’or­ga­ni­sa­tions, beau­coup d’é­tu­diants et de tra­vailleurs de la fac ont par­ti­ci­pé, pour mon­trer que les fachos n’é­taient pas les bien­ve­nus. Des étu­diants pas for­cé­ment mili­tants vont finir par avoir été tel­le­ment sen­si­bi­li­sés contre l’ex­trême droite qu’ils vont sor­tir d’eux-mêmes de la fac pour déga­ger les fachos. Quand bien même l’ex­trême droite pro­gresse en termes de bataille cultu­relle, notre anti­dote c’est la lutte des classes et sur­tout le fait de comp­ter sur nos propres forces pour pou­voir les dégager.

« Cette extrême droite avance en repre­nant des mots et des concepts qui viennent de la gauche — la laï­ci­té, la répu­blique. Il faut aus­si les recon­qué­rir parce qu’ils ont tou­jours du sens. [Samuel Bouron] »

Samuel Bouron : Merci, ça fait du bien de l’en­tendre. Ce qu’at­tend l’ex­trême droite, c’est aus­si qu’on se résigne. Je suis d’ac­cord sur l’i­dée qu’on ne doit pas enté­ri­ner le récit d’une hégé­mo­nie gagnée par l’ex­trême droite. Leur dis­cours consiste jus­te­ment à dire « on a repris Gramsci et on fait de la méta­po­li­tique » — en réa­li­té, on en est loin. Le RN monte très vite au début des élec­tions, mais dès qu’on se mobi­lise un peu, ça retombe. On l’a encore vu à la suite de la dis­so­lu­tion de l’Assemblée natio­nale, cette capa­ci­té à faire corps contre l’ex­trême droite reste très impor­tante. Mais la posi­tion défen­sive face au fas­cisme est insuf­fi­sante, il faut aus­si être offen­sif et impo­ser ses idées. Cette extrême droite avance en repre­nant des mots et des concepts qui viennent de la gauche — la laï­ci­té, la répu­blique. Il faut aus­si les recon­qué­rir parce qu’ils ont tou­jours du sens. C’est ce cli­mat de post-véri­té, notam­ment à tra­vers les médias Bolloré, qui per­met de créer une telle confu­sion. Il faut s’ins­pi­rer de cette humeur ou de ce geste anti­fas­ciste qui repose sur l’au­to­ges­tion, sur la capa­ci­té d’au­to­dé­fense — phy­sique, dans cer­tains cas, car le mou­ve­ment anti­fas­ciste se crée en réac­tion à des milices fascistes.

Ce qui est inté­res­sant, c’est que la réflexion sur l’an­ti­fas­cisme est désor­mais sai­sie par dif­fé­rentes causes : la revue Socialter a fait un numé­ro sur l’an­ti­fas­cisme dans les cam­pagnes, La Déferlante en a publié un sur l’ap­pro­pria­tion des ques­tions fémi­nistes par l’ex­trême droite et la façon dont on peut y résis­ter. L’antifascisme peut aus­si être un ter­rain de conver­gence des luttes. Il y a aus­si toute une tra­di­tion de connexion avec des contre-cultures, des contre-socié­tés. C’est aus­si la joie de la créa­ti­vi­té qu’on trouve dans la musique, dans le sport. En termes artis­tiques et cultu­rels, l’a­vant-garde vient de la gauche. Si les iden­ti­taires sont à l’a­vant-garde de quelque chose, c’est juste de l’ex­trême droite. Ils ont aus­si peu de connexions avec le monde scien­ti­fique et uni­ver­si­taire — le cli­ma­tos­cep­tisme, ça vient d’eux. Ils n’ont pas les faits de leur côté. La post-véri­té, c’est une façon de nous affai­blir : à par­tir du moment où il n’y a plus de démar­ca­tion entre les faits et les opi­nions, on ne peut plus prendre appui sur une cri­tique pour les désarmer.

[José Balmes]

Mais ils n’ont pas la réso­nance de la gauche avec le mou­ve­ment ouvrier, le syn­di­ca­lisme. C’est pour ça que leur arme, c’est les médias. Leur essor ne repose pas sur des struc­tures mili­tantes. Ils avancent sur la défaite du néo­li­bé­ra­lisme. Il faut être fier de la gauche, d’être en rup­ture avec le capi­ta­lisme. Il me semble qu’on peut aus­si faire des ponts avec tout ce qui relève de la cri­tique des médias. S’ils sont ren­dus visibles, c’est aus­si un choix des pou­voirs publics de leur consa­crer des aides à la presse, de faire en sorte qu’ils aient des antennes. C8 est désor­mais dépro­gram­mée, mais il a fal­lu de nom­breuses entorses, de nom­breuses formes de dis­cri­mi­na­tion, de poli­ti­sa­tion de la haine avant que ça arrive. Il faut se deman­der com­ment faire pour prendre soin de notre espace public, pour res­tau­rer des vrais espaces de liber­té d’expression.

Question du public : On voit que la post-véri­té est la stra­té­gie mise en œuvre depuis quelques années par l’ex­trême droite. On ne peut plus s’ap­puyer sur des choses fac­tuelles, pour contrer le racisme ou à pro­pos de l’im­mi­gra­tion. C’est extrê­me­ment impor­tant qu’on ait les faits de notre côté, qu’on ne les lâche pas, mais j’ai l’im­pres­sion que ça n’est plus vrai­ment le centre de la bataille.

Samuel Bouron : Trump a com­plè­te­ment réus­si à pola­ri­ser l’es­pace public. Soit vous êtes un média d’in­for­ma­tion qui res­pecte une sorte d’é­thique jour­na­lis­tique, soit vous êtes un média d’o­pi­nion qui sou­tient la com­mu­ni­ca­tion de Trump. C’est pré­ci­sé­ment ce qu’es­saie de faire Bolloré, à la fois en ayant dif­fé­rents médias, en presse écrite, en radio, dans l’au­dio-visuel, mais aus­si des réseaux de dis­tri­bu­tion — il a rache­té les Relay. Il a aus­si par­ti­ci­pé au rachat d’une école de jour­na­lisme. Le but est de créer son éco­sys­tème propre et d’o­pé­rer une sorte de sépa­ra­tisme par rap­port aux médias d’in­for­ma­tion. CNews, c’est le modèle Fox News : on cherche à enfer­mer le public.

« La crise vient du fait que le capi­ta­lisme est en muta­tion et que les bour­geoi­sies sont en dif­fi­cul­té. Nous ne sommes pas les res­pon­sables, nous n’a­vons pas à payer pour la crise qu’ils ont créée. [Saphia Aït Ouarabi] »

Raphaël Arnault : La post-véri­té est l’une des choses les plus dures à sup­por­ter. Tous nos repères sont broyés. Une des attaques les plus vio­lentes qu’on a subies les der­niers mois concerne l’an­ti­sé­mi­tisme, ces accu­sa­tions qui sont faites à chaque fois qu’on se pro­nonce en sou­tien au peuple pales­ti­nien. À l’Assemblée natio­nale, Caroline Yadan inter­vient en poin­tant l’ex­trême gauche de l’hé­mi­cycle, en disant que les vrais anti­sé­mites, aujourd’­hui, c’est nous. Et là, le Rassemblement natio­nal se lève comme un seul homme pour applau­dir, eux qui sont les anti­sé­mites de la pre­mière heure et tenaient il y a encore quelques mois des librai­ries néga­tion­nistes. Il ne faut pas lâcher, sur aucune de ces attaques, car on va en subir plein, à mesure que l’ex­trême droite va avan­cer. Ça a été une énorme erreur que de lais­ser entre­te­nir l’i­dée que fina­le­ment, on serait un peu anti­sé­mites. Attention, il ne faut évi­dem­ment pas nier que nos orga­ni­sa­tions puissent être tra­ver­sés par l’an­ti­sé­mi­tisme. Aucune orga­ni­sa­tion n’est éman­ci­pée de la lutte contre le sexisme, contre l’an­ti­sé­mi­tisme, contre l’is­la­mo­pho­bie : ça infuse dans toute la socié­té. Mais il faut rap­pe­ler à l’ordre tous ceux qui com­mencent à flan­cher parce que ça ouvre des brèches. Maintenant, l’i­dée selon laquelle l’an­ti­sé­mi­tisme c’est la gauche, s’est ancrée dans le logi­ciel glo­bal de la société.

Saphia Aït Ouarabi : Je vou­drais ajou­ter que ça a eu des consé­quences extrê­me­ment concrètes, avec des per­sonnes dans nos facs, dans le milieu ouvrier, par­fois chez des lycéens, qui ont pris des pro­cès pour apo­lo­gie du ter­ro­risme. Le 18 juin pro­chain, par exemple, se tien­dra le pro­cès d’Anasse Kazib. Il faut voir com­ment l’ex­trême droite a pro­fi­té du fait que l’État a répri­mé aus­si dure­ment tout sou­tien à la Palestine. Les iden­ti­taires, qui étaient à l’o­ri­gine pro-pales­ti­niens, ont retour­né leur veste pour deve­nir pro-israé­liens, parce qu’Israël est ali­gné avec les inté­rêts impé­ria­listes occi­den­taux et per­met­trait de défendre la « civi­li­sa­tion judéo-chrétienne ».

[José Balmes]

Question du public : Pour mieux appré­hen­der cette bataille cultu­relle, il faut qu’on réflé­chisse au pro­jet qu’on peut por­ter à gauche et qui pour­rait convaincre. Là où l’ex­trême droite a un avan­tage, c’est qu’elle s’ap­puie sur un mou­ve­ment de recul, qui lui per­met de ras­su­rer. Nous, notre pro­jet est plus ambi­tieux, se place en rup­ture, mais dans une période de crise et de réces­sion très dures, les gens ont du mal à y croire.

Raphaël Arnault : Il faut ren­trer en oppo­si­tion fron­tale avec le capi­ta­lisme de manière géné­rale. Le fas­cisme est un outil pour les classes pos­sé­dantes. Il se déve­loppe en période de crise éco­no­mique, puis sociale, puis poli­tique. C’est à ce moment-là que l’ex­trême droite réap­pa­raît comme une solu­tion pos­sible. D’un point de vue maté­ria­liste, il faut com­prendre que le capi­ta­lisme est en pleine muta­tion, confron­té à une situa­tion dans laquelle il ne pour­ra bien­tôt plus exploi­ter comme avant des res­sources natu­relles, mais aus­si humaines. À cause de la crise éco­lo­gique, il y a des zones sur la pla­nète qui ne seront plus exploi­tables, per­sonne ne pour­ra plus y habi­ter. À ce moment-là res­sur­git la ques­tion du supré­ma­cisme et donc de l’é­pu­ra­tion, car les grandes puis­sances se disent qu’il va fal­loir faire le tri. Le racisme apporte une solu­tion toute faite.

Pour finir sur une touche d’es­poir, il faut recon­naître qu’il se passe quelque chose dans la jeu­nesse. On a été capables de se mobi­li­ser sur la ques­tion pales­ti­nienne. Il y a une décon­nexion avec le champ poli­tique. L’extrême droite arrive à y infu­ser en par­tie, mais ça ne prend pas autant qu’ils le vou­draient. Si on arrive à s’or­ga­ni­ser et à lut­ter effi­ca­ce­ment, on a une capa­ci­té à pro­po­ser d’autres alter­na­tives. Aujourd’hui, les idées pro­gres­sistes sont majo­ri­taires dans la socié­té. De la même manière, on n’a jamais été aus­si conscients de l’ab­sur­di­té du monde du tra­vail, de l’ex­ploi­ta­tion. Le rap­port à l’a­lié­na­tion au tra­vail est extrê­me­ment fort. C’est vrai­ment sur cette capa­ci­té de la jeu­nesse à se mobi­li­ser qu’il faut qu’on s’appuie.

Saphia Aït Ouarabi : On est dans un temps de crise éco­no­mique, poli­tique. On va peut-être pas­ser par un moment de crise mili­taire. Mais la crise, elle ne nous est pas impu­table. La crise vient du fait que le capi­ta­lisme est en muta­tion et que les bour­geoi­sies sont en dif­fi­cul­té. Trump arrive au pou­voir parce qu’il essaie de se posi­tion­ner comme la solu­tion pour un pays en déclin, autant à l’in­té­rieur qu’à l’ex­té­rieur de ses fron­tières. Nous ne sommes pas les res­pon­sables, nous n’a­vons pas à payer pour la crise qu’ils ont créée. Il faut qu’on défi­nisse notre pro­jet pour le mettre en confron­ta­tion avec le leur. Il faut qu’on arrive à recréer des espaces où on peut par­ler de ce qu’on veut pour le monde du tra­vail, pour l’u­ni­ver­si­té, etc. Pourquoi est-ce que, quand on nous impose la casse de l’u­ni­ver­si­té, on ne dit rien ? On doit deman­der une uni­ver­si­té où on n’est pas pré­caires, où les enfants d’ou­vriers et d’im­mi­grés ont le droit d’al­ler, où les CROUS ne sont pas rem­plis de cafards. En 1917, la Révolution russe s’est déclen­chée en pleine Première Guerre mon­diale, por­tée par le refus de com­battre pour les puis­sants. Il s’est pas­sé la même chose lors des déco­lo­ni­sa­tions. À chaque fois, il a fal­lu prendre le temps de s’or­ga­ni­ser pour lutter.


Retranscription et édi­tion par la rédac­tion de Ballast d’une dis­cus­sion orga­ni­sée par les édi­tions La Dispute à La Flèche d’or, Paris, XXe arron­dis­se­ment, le 26 février 2025


Illustrations de vignette et de ban­nière : José Balmes


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