Partout en Europe, les résultats électoraux affichent une poussée inédite de l’extrême droite. Fin février 2025, l’Allemagne voyait ainsi l’AfD arriver au deuxième rang des élections fédérales. C’est dans ce contexte que, quelques jours plus tard, les éditions La Dispute ont réuni Saphia Aït Ouarabi, Raphaël Arnault, et Samuel Bouron pour accompagner la sortie de Politiser la haine, le livre qu’a consacré ce dernier à l’extrême droite identitaire. Une militante antiraciste, un député antifasciste et un sociologue : voilà qui n’était pas de trop pour réfléchir aux manières de défaire, dans la rue comme dans les urnes, les positions de groupuscules fascistes qui irriguent désormais le débat public. Comment organiser la riposte ? Nous avons assisté à leur échange animé par l’éditrice et membre de Révolution permanente Marina Garrisi, ce dont nous rendons compte.
Samuel Bouron : Parler des identitaires pourrait paraître anecdotique, mais c’est décisif pour comprendre la façon dont les idées de l’extrême droite se propagent aujourd’hui. Le fait que les thématiques majeures qui font monter le RN électoralement (l’islam, l’immigration, l’insécurité) soient aujourd’hui centrales dans l’espace médiatique doit beaucoup à cette nébuleuse identitaire qui le soutient idéologiquement. En menant une bataille culturelle via les médias, ils installent le RN dans un fauteuil.
Au fond, comment les identitaires se caractérisent-ils sur le plan idéologique et en quoi sont-ils différents du RN ? Ils ne mobilisent pas tellement l’idée qu’il y aurait des morphotypes à hiérarchiser comme le faisaient les nazis, mais ils ont la même logique de séparatisme, qu’on appelle parfois l’ethno-différentialisme, c’est-à-dire l’idée que l’on aurait des racines culturelles différentes. Si on naît Français, qu’on est socialisé à ce qui est défini, de façon très contestable, comme une « culture française », on ne peut pas en assimiler une autre. Au contraire, il faudrait se réenraciner. Selon eux, c’est en renforçant ses racines culturelles et en épurant la société de ses éléments dits « allogènes » que la civilisation occidentale, blanche, européenne, retrouvera son équilibre.
« Elon Musk fait un salut nazi et ça ne choque presque plus. Bayrou parle de
submersion migratoireet c’est considéré comme normal. [Samuel Bouron] »
Depuis vingt ans, leur place a changé. Aujourd’hui, Elon Musk fait un salut nazi et ça ne choque presque plus. Bayrou parle de « submersion migratoire » et c’est considéré comme normal. Pour comparer, en 2002, l’arrivée du FN au second tour de l’élection présidentielle est un immense coup de semonce : tout le monde sort dans la rue. Les identitaires sont à ce moment-là très en marge, dans une filiation quasi-nazie. La même année, quelques mois avant la création des Jeunesses identitaires, un militant, Maxime Brunerie, tente d’assassiner Chirac. Aux vidéos des camps d’été du Renouveau Français ou de l’Action Française, qui faisaient très vieille France, succèdent les premières vidéos des identitaires, qui présentent bien, ont l’air modernes. Quand je commence à enquêter sur ce mouvement en 2010, je cherche à comprendre comment on est socialisé en tant qu’identitaire, comment on apprend à penser comme eux. J’ai donc rejoint le mouvement pendant un an, pour observer les stratégies qu’il développait en direction des médias, puis j’ai continué à le suivre de l’extérieur, plutôt en tant que sociologue des médias, pour travailler sur sa médiatisation, sa filiation idéologique.
Marina Garrisi : La question des médias est centrale dans ton livre. Tu insistes notamment sur le concept de « métapolitique » — l’idée selon laquelle il faut d’abord imposer ses idées, qu’elles fassent consensus, pour façonner l’espace politique et espérer une victoire sur le plan électoral. Peux-tu revenir dessus ?
Samuel Bouron : On a tendance à penser que si les thématiques de l’extrême droite se diffusent autant aujourd’hui, c’est parce qu’il y a des médias qu’elles inspirent — l’empire Bolloré et tous ces polémiqueurs réactionnaires qui circulent sur les plateaux des chaînes d’info. J’ai cherché à aller plus loin et à montrer comment l’extrême droite, et en particulier les identitaires, ont appris à tirer parti de la façon dont se structure aujourd’hui l’écosystème médiatique. Bien sûr, les réseaux sociaux leur permettent de s’exprimer directement dans l’espace public. Mais, à mon avis, il faut repartir d’un peu plus loin.
[José Balmes]
À partir de la privatisation de l’audiovisuel dans les années 1990–2000, l’économie des médias s’est structurée de telle manière qu’on recherche une audience maximale, ce qui a fait monter la proportion de faits divers dans les médias. C’est quelque chose de décisif, car l’extrême droite est devenue bonne cliente pour ceux-ci : leur façon d’exister consiste à organiser une succession de « paniques morales ». CNews, c’est une succession de faits divers commentés en plateau. Les identitaires ont beaucoup fait de l’agit-prop, c’est-à-dire des actions dont l’unique but est d’attirer l’attention pour placer au cœur de l’agenda médiatique leurs thématiques et obliger les différents politiques à se positionner par rapport à eux. Ça a eu pour conséquence d’invisibiliser les thématiques de la gauche : aujourd’hui, on a l’impression de ne jamais pouvoir sortir des cadrages mis en avant par l’extrême droite.
J’ai aussi essayé de mettre en avant le rôle joué par les affects. L’extrême droite n’a pas un programme politique très clair : on observe d’importantes variations, notamment sur le plan économique. Il y a assez peu de chiffres, et plus largement une forte distance aux faits, comme si tout ça était secondaire pour eux. L’idée est d’avoir un impact émotionnel fort, de créer une division entre un « nous » (les Français de souche, les féministes identitaires, les Blancs) et « eux » (les woke, les féministes progressistes, les personnes racisées). C’est cette ligne de démarcation qui est au cœur de leur projet politique racialisant. Quand on fait ça, on place à l’arrière-plan les clivages traditionnels de la gauche, comme la lutte des classes. Ça autorise des recompositions, notamment entre l’extrême droite et une partie du patronat.
Marina Garrisi : Saphia et Raphaël, en quoi ces idées font-elles écho à la connaissance ou à l’expérience que vous avez de l’extrême droite ?
« La dissolution est une question qui a beaucoup fait débat à gauche : est-ce que l’utilisation de cet outil ne risque pas de retomber sur nos organisations ? [Raphaël Arnault] »
Raphaël Arnault : On dit souvent qu’on combat l’extrême droite, mais il faut bien comprendre que ça recoupe plusieurs courants politiques qui peuvent parfois se livrer de vraies batailles internes entre eux — idéologiques, mais aussi parfois physiques. Il y a des extrêmes droites : des royalistes, qui ne sont pas à proprement parler des fascistes, mais qui participent quand même à ce mouvement ; les nationalistes révolutionnaires, qui sont plus ou moins d’authentiques néonazis ; les identitaires, sur lesquels tu t’es attardé, Samuel, et qui sont devenus hégémoniques à l’extrême droite. Le livre permet de saisir ce que sont les identitaires dans une perspective historique, mais aussi de comprendre comment ils ont gagné, à l’intérieur de l’extrême droite et dans l’ensemble du champ politique et médiatique.
Avec la Jeune Garde, en tant que militants de terrain, on a vécu cette bataille pour l’hégémonie. À Lyon, il y avait toute la faune possible et imaginable de l’extrême droite radicale. Quand on s’est formés en 2018, elle bénéficiait de cinq locaux publics. C’est l’époque où Génération identitaire était en train de s’imposer, notamment sur le terrain, par la violence. Tous les autres groupes politiques d’extrême droite essayaient de les imiter. De notre côté, on s’est d’abord concentrés sur le Bastion social, qui était en pleine ascension. Une fois qu’on a obtenu leur dissolution et la fermeture de leurs locaux on s’en est pris à Génération identitaire. Ça n’a pas été simple parce qu’ils étaient en mesure non seulement de mobiliser beaucoup de gens pour des actions de rue violentes, mais aussi d’influencer le RN. C’était, en quelque sorte, une organisation qui était « bonne » sur tous les sujets et qui devenait hégémonique. On a fini par gagner — pas en termes idéologiques, mais sur le terrain, puisqu’on a également obtenu leur dissolution.
[José Balmes]
La dissolution est une question qui a beaucoup fait débat à gauche : est-ce que l’utilisation de cet outil ne risque pas de retomber sur nos organisations ? Dans notre perspective, on considère que c’est utile dans la mesure où ça sert à détruire des outils organisationnels de l’extrême droite. En cas de prise du pouvoir du RN, s’ils ont à leur disposition une organisation comme Génération identitaire, capable de structurer toute une jeunesse militante en milices organisées qui correspondent à un agenda politique clair, ça n’est pas la même chose qu’un éclatement de groupuscules radicaux. Tu écris Samuel que l’antifascisme est confronté au fait que les identitaires ont remporté des victoires sur le plan de la bataille culturelle, et que l’extrême droite n’aurait donc plus besoin de s’exprimer radicalement dans la rue. C’est nier le fait que l’antifascisme de terrain a réussi à couper le lien entre le RN et ses bases militantes, ce qui fait qu’ils ont aujourd’hui du mal à se structurer nationalement, à ouvrir des locaux à nouveau.
Pour donner un exemple précis, on peut revenir sur le moment où le Bastion social s’est structuré un peu partout sur le territoire. Pour lancer une section du Bastion social, il faut ouvrir un local, être en capacité de le tenir, de le protéger, de mener des activités. À Paris, l’antifascisme a réussi à bloquer ce processus en imposant une telle cadence aux fascistes que le GUD n’est pas parvenu à se muer en Bastion social. Ils ne peuvent plus exister que comme des hooligans néo-nazis, comme avec les Zouaves Paris. Cette victoire peut paraître très minoritaire par rapport à l’immense chantier politique auquel on fait face, mais il faut vraiment la prendre en considération. On rêverait de pouvoir tout faire en même temps, d’avancer sur la question métapolitique, avec les partis électoraux et les structures militantes sur le terrain, mais pour le moment c’est la façon par laquelle on a réussi à les endiguer.
« L’aspect guerrier, viriliste, et la violence en général, sont vraiment inhérents à la mouvance identitaire, à la fois dans leur logiciel idéologique et dans leur mode d’action. [Samuel Bouron] »
Selon moi, l’un des manques de ton livre est justement l’absence de cette perspective de terrain. Tu survoles un peu vite ton immersion au sein de Génération identitaire alors que tu aurais pu relier la question de la violence à celle de la masculinité. C’est une question qu’on a prise à bras le corps avec la Jeune Garde, parce que c’est un très fort vecteur de légitimation à l’extrême droite. Les personnes qui étaient les plus influentes au sein de Génération identitaire étaient celles capables, dans la rue, de mener des commandos, des raids racistes extrêmement violents.
Par ailleurs, la violence portée par ces militants a aussi changé d’attributs, à travers un renouvellement des codes culturels. Tu dis quelque chose qui revient souvent dans les travaux scientifiques et dans l’analyse politique mainstream : que les identitaires ont réussi à se distinguer des skinheads. En réalité, c’est toute l’extrême droite qui s’en est distinguée. Leur dégaine repoussante effraie les identitaires, qui veulent gagner en légitimité auprès d’un certain cercle médiatique et politique. Mais ça n’est pas le seul facteur : la légitimation de la violence passe désormais par d’autres codes vestimentaires. Les codes attribués à la mouvance hooligan, très casual, passe-partout, renvoient désormais une image beaucoup plus violente qu’un skinhead avec toute sa panoplie. Les identitaires, malgré leurs beaux vêtements, leur façon de se présenter presque comme des élèves modèles, sont les plus violents. Être les plus stylés, c’est une façon de s’affirmer comme ceux qui peuvent s’imposer dans la rue, contrairement aux skinheads qui se font battre à chaque fois par les antifascistes.
[José Balmes]
Samuel Bouron : Il y a un discours problématique qui porte sur la dédiabolisation du RN — l’idée selon laquelle l’extrême droite, en quittant les marges, serait devenue moins violente que par le passé et serait aujourd’hui compatible avec l’état de droit. C’est une analyse un peu courte, en tout cas ça n’est pas la mienne, parce que l’aspect guerrier, viriliste, et la violence en général, sont vraiment inhérents à la mouvance identitaire, à la fois dans leur logiciel idéologique et dans leur mode d’action. Quand j’ai été formé en tant qu’identitaire, j’ai été très marqué par le fait que ça ne passe pas vraiment par une formation idéologique. À gauche, on lit un peu, il y a une pensée structurante. Chez les identitaires, il y a bien sûr certains militants qui lisent, mais on m’a très peu parlé de Maurras, de Dominique Venner ou d’Alain de Benoist. Par contre, ces visions du monde passent par des choses très pratiques, et notamment la boxe.
Il y a donc cette idée selon laquelle les identitaires sont du côté de la force, de l’honneur, et qu’à l’opposé la gauche serait du côté du « féminin », de l’homosexualité, de la déviance. Au bout de trois jours, je pouvais assurer une conversation avec des identitaires sans avoir cette formation idéologique. J’ai participé à un camp d’été identitaire qui se terminait par un tournoi de boxe — un rite structurant. Celui qui a des faits d’armes et montre qu’il sait se battre va être valorisé au sein du mouvement. Sur le plan historique, ça n’est pas parce que l’extrême droite arrive au pouvoir que les groupes militants plus marginaux disparaissent et sont aspirés par les partis au pouvoir. C’est même l’inverse. Ça les renforce, ça les légitime. Ce faisant, ils opèrent de façon de plus en plus brutale et à visage découvert.
« L’infrastructure ne va pas dans notre sens. Il faut apprendre à construire une bataille à partir d’un contexte économique, politique, social, qui ne nous est pas favorable. [Saphia Aït Ouarabi] »
Saphia Aït Ouarabi : Ce livre brasse toute la structure idéologique des identitaires en montrant notamment la façon dont celle-ci se recentre autour de l’islamophobie. Le début des années 2000 a marqué un tournant sur cette question. Après le 11 septembre, les États occidentaux, et notamment les États-Unis, mènent une guerre au Moyen-Orient, que les identitaires réinvestissent idéologiquement : pour eux, elle réactive le fantasme de la guerre civilisationnelle entre l’Occident chrétien et le monde musulman — un rappel des croisades, en quelque sorte. Mais si on va un peu plus loin, les années 2000 marquent aussi l’apogée du néolibéralisme, qui a cette particularité de se réapproprier les luttes contre les oppressions. Les États néolibéraux se mettent en scène dans une lutte pour le féminisme et contre l’antisémitisme, afin de se placer en opposition avec les États du Sud, qui seraient barbares et autoritaires. En 1997, la reconnaissance partielle par Jacques Chirac de la responsabilité de l’État de Vichy dans la Shoah engage un tournant médiatique et politique. Dans ce contexte, l’antisémitisme n’est plus compatible avec la quête de respectabilité qui commence à être celle des identitaires. L’antisémitisme passe alors au second plan au profit de l’islamophobie, parce qu’être islamophobe ne fait pas perdre en respectabilité.
Mais il serait faux de dire que, lors de cette transition, l’antisémitisme a été mis de côté par l’extrême droite. Si on observe son ossature, on identifie plusieurs choses : une obsession pour l’ennemi de l’intérieur, une guerre contre l’idée de double allégeance, une pensée complotiste — autant d’aspects qui alimentent également l’islamophobie. Une phrase du livre m’a beaucoup marquée : « Pour les identitaires, l’Europe blanche se soumettrait culturellement à un islam prédateur et totalitaire par nature, avec la complicité des élites cosmopolites et multiculturelles. » Il faut savoir que cette expression d’« élites cosmopolites et multiculturelles » relève d’une logorrhée extrêmement antisémite, et notamment de l’idée selon laquelle les Juifs seraient les artisans du « grand remplacement », puisqu’ils feraient venir les ex-colonisés du monde musulman pour décimer les Blancs d’Europe.
[José Balmes]
Comment arrivent-ils à placer l’antisémitisme au second plan pour mettre au premier plan l’islamophobie ? Ça passe aussi par une certaine convergence avec les élites bourgeoises qui créent des paniques morales autour de l’islam. L’alignement des gouvernements, de la bourgeoisie, du patronat sur une politique islamophobe à grande échelle permet à l’extrême droite de gagner en respectabilité. Il faut rappeler que la fonction politique de l’islamophobie, et plus généralement du racisme, c’est surtout d’atténuer les conflits de classe. C’est aussi une manière pour les élites de faire miroiter aux classes populaires blanches que leur ennemi c’est leur collègue Mohammed, et pas Caroline Fourest, Raphaël Enthoven ou le patron de Total.
Enfin, j’aimerais aborder cette « fabrique du buzz » par les identitaires à travers les faits divers. C’est un outil extrêmement précieux pour eux puisqu’il leur permet d’opérer un retournement victimaire. C’est en détournant les terribles meurtres de Lola, de Thomas, qu’ils ont pu parler de « francocides » et récupérer la question des féminicides, notamment avec Nemesis. Ces faits divers sont, comme tu l’écris Samuel, des « raccourcis interprétatifs [qui] auraient peu de chances de s’imposer s’ils n’étaient pas alignés sur certains présupposés idéologiques déjà présents dans les médias grand public ». J’irai encore plus loin : leur bataille culturelle autour des musulmans et de l’immigration est à même de prospérer ainsi parce qu’elle repose sur une infrastructure et sur des bases matérielles — la division raciale et internationale du travail au fondement du capitalisme, avec l’histoire de la colonisation et de l’impérialisme qu’elle implique. L’infrastructure ne va pas dans notre sens. Il faut apprendre à construire une bataille à partir d’un contexte économique, politique, social, qui ne nous est pas favorable.
« Nemesis a pour particularité d’imposer encore plus efficacement des questions racistes, notamment islamophobes, par le biais de cette vitrine
féministe. [Raphaël Arnault] »
Samuel Bouron : Ton approche, Saphia, dépoussière les réflexions sur l’extrême droite. Il n’y a pas si longtemps, on analysait la montée de l’extrême droite comme un simple déclassement social : ils sont racistes parce qu’ils sont pauvres. Une approche misérabiliste sur laquelle on est en train de revenir, avec une analyse en termes de rapports sociaux de race. Même si l’ennemi peut changer au cours du temps (les Italiens, les Juifs, les musulmans), le logiciel reste le même : c’est l’idée que notre civilisation se renforcerait par élimination, en « purifiant » en quelque sorte son noyau. Cette dynamique racialisante ne s’arrête jamais : il faut toujours épurer davantage.
On l’observe avec l’opposition entre Blancs et racisés, mais aussi avec une dimension genrée, qui passe par l’opposition entre le genre majoritaire et les genres minoritaires. C’est là qu’on retrouve la question de la transphobie et une opposition plus générale à ce qu’ils considèrent être des formes de « déviance ». C’est utile aussi pour comprendre ce que fait Trump : « Make America Great Again », c’est l’idée qu’on est remis à sa juste place dans l’histoire de la nation et dans la hiérarchie raciale. Ça s’oppose à une lecture sociale de la société. On peut entrer par différentes voies dans ce que proposent les identitaires aujourd’hui. Il y a celles ouvertes par les YouTubeurs masculinistes comme Papacito ou Raptor Dissident, qui offrent ce discours guerrier, violent, antiféministe, auprès d’une population un peu jeune. Mais il y a également celle que le cadre économique lit dans le Figaro. Ce qu’il y a en commun, c’est cette dynamique de purification.
[José Balmes]
Marina Garrisi : Si l’extrême droite gagne la bataille culturelle, ce n’est pas seulement grâce à des stratégies de communication bien pensées. Raphaël, tu insistes sur la nécessité d’être capable de les combattre dans la rue tandis que Saphia, tu mets en avant la question de l’infrastructure. Dans ce contexte, comment repart-on à l’offensive ?
Raphaël Arnault : J’aimerais qu’on commence par se dire que la bataille culturelle n’est pas gagnée par l’extrême droite : tout ce qu’elle attend, c’est qu’on se résigne. On subit une phase extrêmement violente de propulsion du fascisme, permise par les moyens disproportionnés et des médias qui sont à leur disposition, mais on ne doit pas intégrer l’idée omniprésente selon laquelle l’extrême droite va arriver au pouvoir dans tous les cas. La situation politique est gravissime, mais on n’a pas perdu cette bataille culturelle pour autant. Imaginez des gens qui sont capables de militer, de passer des heures et des heures sur YouTube, de s’engager entièrement, tout cela par pur racisme, et qui sont obligés de se déclarer « pas racistes » ! C’est comme si, avec tout ce que nous faisons, nous étions obligés de dire « ne vous inquiétez pas, on est pour le capitalisme ».
Question du public : D’ailleurs, peut-on revenir sur ce tour de passe-passe qui a consisté à créer du « féminisme » à l’extrême droite. D’où ça vient ?
Samuel Bouron : La question du « féminisme identitaire » est très étrange, parce qu’elle mêle la tradition patriarcale des identitaires et la revendication d’émancipation associée au féminisme. Quand j’entre en immersion chez Génération identitaire, je découvre un groupe où les femmes, qui sont déjà assez minoritaires, ont des vues assez traditionalistes. Ce mouvement reprend beaucoup des écrits comme ceux de Guillaume Faye, qui partent du principe que si la société va mal, c’est parce qu’il y a une forme de dévirilisation. On retrouvait ça aussi chez les pétainistes.
« Sans toutes nos
défaitesantiracistes, le libéralisme n’aurait jamais pu avancer comme il l’a fait dans certains secteurs de la société. [Raphaël Arnault] »
Par contraste, le musulman est dépeint de façon essentialiste comme une figure virile, ce qui fait partie de la capacité de conquête qu’on prête à l’islam. Pour enrayer ce déclin de la civilisation occidentale, il faudrait que les hommes redeviennent vraiment hommes et les femmes vraiment femmes. C’est un discours assez classique dans l’histoire du fascisme. Nemesis apparaît progressivement : il y a d’abord la Manif pour Tous, qui signe la rencontre entre les milieux identitaires et les milieux catho-tradi, et des groupes de femmes non-mixtes qui se développent à l’extrême droite. C’est ça qui va faire émerger Nemesis, qui se réclame parfois de ce qu’on appelle le fémonationalisme.
Raphaël Arnault : À la Jeune Garde, on s’efforce de dire qu’il ne s’agit pas de féminisme mais seulement de groupes féminins, comme il y en a toujours eu à l’extrême droite : sous Pétain, sous le nazisme, sous le fascisme mussolinien, avec toujours un retour à des tâches très genrées. Grâce aux batailles menées par les féministes, ces groupes-là n’ont pas eu d’autre choix que de se dire féministes pour exister. Nemesis a pour particularité d’imposer encore plus efficacement des questions racistes, notamment islamophobes, par le biais de cette vitrine « féministe ». Mais ce sont des gens qui ont été formés à l’Action Française, comme Alice Cordier [présidente de Némésis, ndlr], qui sont antiféministes pure souche, et qui pour exister politiquement ont besoin de reprendre nos codes, notre discours, notre langage. La bataille culturelle n’est pas perdue, et c’est ce récit-là qu’on doit imposer.
[José Balmes]
Dès lors, comment riposter ? Notre principal axe, à la Jeune Garde, c’est de réaffirmer la question de l’autodéfense dans la rue. Mais, dès le départ, on a pris en compte cette question de la bataille culturelle. C’est ce qui fait qu’on a mis en place un porte-parolat, ce qui n’était pas du tout évident à l’époque dans les milieux antifascistes. La question de la députation rentre aussi dans cette logique-là. On va partout où va l’extrême droite : s’ils entrent en nombre à l’Assemblée, on y va aussi.
Je pense qu’il faut s’attaquer à chaque outil organisationnel de l’extrême droite fasciste, et les dégommer un par un, sur le terrain, en obtenant aussi des victoires sociales, antiracistes, féministes. Et surtout, il ne faut pas lâcher sur la bataille des idées, y compris dans notre propre camp : il ne faut pas céder face à ceux qui disent « à trop parler de l’antiracisme, à trop parler de la question palestinienne, on ne parle plus de social », comme si c’était en opposition. La plupart des gens qui disent ça sont les premiers à flancher quand il y a de véritables batailles sociales, notamment lors des retraites. C’est aussi ne pas comprendre que la question antiraciste est intimement liée à la question sociale. Lorsque les libéraux avancent comme ils n’avaient jamais avancé avant, y compris dans les quartiers populaires, en introduisant l’uberisation, c’est aussi à cause d’une incapacité de notre camp à défendre des lignes antiracistes claires, notamment sur la discrimination à l’embauche. Sans toutes nos « défaites » antiracistes, le libéralisme n’aurait jamais pu avancer comme il l’a fait dans certains secteurs de la société.
« On ne doit pas déléguer notre pouvoir de résister et d’agir. Il faut se rappeler qu’on est plus nombreux, qu’on est puissants. [Saphia Aït Ouarabi] »
Saphia Aït Ouarabi : Il n’y a pas lieu de distinguer genre, race et classe. Le racisme et le sexisme permettent au capitalisme de se préserver. Selon moi, la stratégie consiste à mettre toutes nos forces sur le capitalisme, en tant que cette infrastructure fait tenir les idéologies dominantes. L’idéologie d’extrême droite n’est qu’une déclinaison de toutes ces idéologies bourgeoises qui vont permettre au capitalisme de pouvoir prospérer. Je cite un passage du livre qui va dans ce sens :
« Le problème musulman
, qui est en même temps construit comme le problème de l’immigration, émerge bien avant le mouvement identitaire. La stigmatisation des musulmans intervient dès les années 1980, dans le contexte des grèves ouvrières contre les licenciements massifs dans l’industrie automobile. Pour décrédibiliser les revendications de ces ouvriers grévistes, le patronat les désigne comme intégristes et les médias diffusent des images de prières collectives. Ce problème musulman
est progressivement construit comme un problème public, auquel s’adjoint le Bloc identitaire. »
On voit bien comment les élites bourgeoises, le patronat et l’extrême droite parlent d’une même voix dans les médias : quand des cheminots se mettent en grève, ils sont présentés comme paresseux ; si en plus ils sont musulmans, c’est la fin des haricots. Quand la jeunesse et les travailleurs sortent de la résignation et comprennent qu’ils peuvent se mettre en marche, comme pendant la réforme des retraites, c’est un moment où l’extrême droite ne peut pas s’exprimer dans les médias, ne peut même pas venir en manifestation. Qu’est-ce qui nous fait gagner, qu’est-ce qui nous fait perdre ? Pourquoi est-ce que nos darons avaient peur de faire des grèves perlées parce qu’ils allaient perdre leurs salaires, mais voulaient que les grèves continuent ? C’est là qu’on voit l’importance de se remettre à parler stratégie, d’avoir des victoires à revendiquer, parce que c’est aussi comme ça que la question de l’antiracisme et de l’antifascisme va pouvoir gagner.
[José Balmes]
Samuel montre qu’au sein de ces réseaux identitaires, des personnes ont beaucoup pensé la question de l’union des droites. On a vu ça récemment avec la fusion entre Ciotti et le RN, mais ça fait des décennies que des idéologues argumentent pour la fusion de la droite et de l’extrême droite afin d’aller encore plus loin dans l’agenda politique. Dans le monde étudiant, l’organisation qui incarne cette idée est l’UNI. Ils se présentent comme des fillonistes, des Républicains, mais beaucoup d’entre eux sont devenus collaborateurs du RN. Si dernièrement l’UNI s’est sentie aussi légitime d’agir sur nos facs, comme d’autres groupes d’extrême-droite qui ont fait des commandos, à Toulouse ou encore à Bordeaux, c’est parce qu’ils voient les présidences d’université organiser la casse de l’université, renforcer les politiques de sélection, augmenter les frais d’inscriptions pour les étudiants étrangers non-européens. Le gouvernement et les présidences d’université mettent en place leur projet d’université à leur place.
C’est là que j’ai un désaccord avec Raphaël, car je considère qu’on ne peut compter que sur nous-mêmes. On ne peut pas compter sur les présidences d’université, on ne peut pas demander des dissolutions à Darmanin ou à Retailleau. Je suis aussi extrêmement dubitative sur la question des alliances électorales, y compris avec le PS, avec Hollande, avec des gens qui ont contribué à des débats xénophobes pendant des années. Quand ils ont cassé les conditions de travail, ça a contribué au fait que des gens des classes populaires se disent que la gauche n’a plus rien à offrir et donc aillent voter à l’extrême droite. On ne doit pas déléguer notre pouvoir de résister et d’agir. Il faut se rappeler qu’on est plus nombreux, qu’on est puissants. On doit pouvoir faire en sorte que les organisations se réunissent, que les militants forment un front uni face à l’extrême droite. À Bordeaux, par exemple, il y a eu un énorme village antifasciste auquel beaucoup d’organisations, beaucoup d’étudiants et de travailleurs de la fac ont participé, pour montrer que les fachos n’étaient pas les bienvenus. Des étudiants pas forcément militants vont finir par avoir été tellement sensibilisés contre l’extrême droite qu’ils vont sortir d’eux-mêmes de la fac pour dégager les fachos. Quand bien même l’extrême droite progresse en termes de bataille culturelle, notre antidote c’est la lutte des classes et surtout le fait de compter sur nos propres forces pour pouvoir les dégager.
« Cette extrême droite avance en reprenant des mots et des concepts qui viennent de la gauche — la laïcité, la république. Il faut aussi les reconquérir parce qu’ils ont toujours du sens. [Samuel Bouron] »
Samuel Bouron : Merci, ça fait du bien de l’entendre. Ce qu’attend l’extrême droite, c’est aussi qu’on se résigne. Je suis d’accord sur l’idée qu’on ne doit pas entériner le récit d’une hégémonie gagnée par l’extrême droite. Leur discours consiste justement à dire « on a repris Gramsci et on fait de la métapolitique » — en réalité, on en est loin. Le RN monte très vite au début des élections, mais dès qu’on se mobilise un peu, ça retombe. On l’a encore vu à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale, cette capacité à faire corps contre l’extrême droite reste très importante. Mais la position défensive face au fascisme est insuffisante, il faut aussi être offensif et imposer ses idées. Cette extrême droite avance en reprenant des mots et des concepts qui viennent de la gauche — la laïcité, la république. Il faut aussi les reconquérir parce qu’ils ont toujours du sens. C’est ce climat de post-vérité, notamment à travers les médias Bolloré, qui permet de créer une telle confusion. Il faut s’inspirer de cette humeur ou de ce geste antifasciste qui repose sur l’autogestion, sur la capacité d’autodéfense — physique, dans certains cas, car le mouvement antifasciste se crée en réaction à des milices fascistes.
Ce qui est intéressant, c’est que la réflexion sur l’antifascisme est désormais saisie par différentes causes : la revue Socialter a fait un numéro sur l’antifascisme dans les campagnes, La Déferlante en a publié un sur l’appropriation des questions féministes par l’extrême droite et la façon dont on peut y résister. L’antifascisme peut aussi être un terrain de convergence des luttes. Il y a aussi toute une tradition de connexion avec des contre-cultures, des contre-sociétés. C’est aussi la joie de la créativité qu’on trouve dans la musique, dans le sport. En termes artistiques et culturels, l’avant-garde vient de la gauche. Si les identitaires sont à l’avant-garde de quelque chose, c’est juste de l’extrême droite. Ils ont aussi peu de connexions avec le monde scientifique et universitaire — le climatosceptisme, ça vient d’eux. Ils n’ont pas les faits de leur côté. La post-vérité, c’est une façon de nous affaiblir : à partir du moment où il n’y a plus de démarcation entre les faits et les opinions, on ne peut plus prendre appui sur une critique pour les désarmer.
[José Balmes]
Mais ils n’ont pas la résonance de la gauche avec le mouvement ouvrier, le syndicalisme. C’est pour ça que leur arme, c’est les médias. Leur essor ne repose pas sur des structures militantes. Ils avancent sur la défaite du néolibéralisme. Il faut être fier de la gauche, d’être en rupture avec le capitalisme. Il me semble qu’on peut aussi faire des ponts avec tout ce qui relève de la critique des médias. S’ils sont rendus visibles, c’est aussi un choix des pouvoirs publics de leur consacrer des aides à la presse, de faire en sorte qu’ils aient des antennes. C8 est désormais déprogrammée, mais il a fallu de nombreuses entorses, de nombreuses formes de discrimination, de politisation de la haine avant que ça arrive. Il faut se demander comment faire pour prendre soin de notre espace public, pour restaurer des vrais espaces de liberté d’expression.
Question du public : On voit que la post-vérité est la stratégie mise en œuvre depuis quelques années par l’extrême droite. On ne peut plus s’appuyer sur des choses factuelles, pour contrer le racisme ou à propos de l’immigration. C’est extrêmement important qu’on ait les faits de notre côté, qu’on ne les lâche pas, mais j’ai l’impression que ça n’est plus vraiment le centre de la bataille.
Samuel Bouron : Trump a complètement réussi à polariser l’espace public. Soit vous êtes un média d’information qui respecte une sorte d’éthique journalistique, soit vous êtes un média d’opinion qui soutient la communication de Trump. C’est précisément ce qu’essaie de faire Bolloré, à la fois en ayant différents médias, en presse écrite, en radio, dans l’audio-visuel, mais aussi des réseaux de distribution — il a racheté les Relay. Il a aussi participé au rachat d’une école de journalisme. Le but est de créer son écosystème propre et d’opérer une sorte de séparatisme par rapport aux médias d’information. CNews, c’est le modèle Fox News : on cherche à enfermer le public.
« La crise vient du fait que le capitalisme est en mutation et que les bourgeoisies sont en difficulté. Nous ne sommes pas les responsables, nous n’avons pas à payer pour la crise qu’ils ont créée. [Saphia Aït Ouarabi] »
Raphaël Arnault : La post-vérité est l’une des choses les plus dures à supporter. Tous nos repères sont broyés. Une des attaques les plus violentes qu’on a subies les derniers mois concerne l’antisémitisme, ces accusations qui sont faites à chaque fois qu’on se prononce en soutien au peuple palestinien. À l’Assemblée nationale, Caroline Yadan intervient en pointant l’extrême gauche de l’hémicycle, en disant que les vrais antisémites, aujourd’hui, c’est nous. Et là, le Rassemblement national se lève comme un seul homme pour applaudir, eux qui sont les antisémites de la première heure et tenaient il y a encore quelques mois des librairies négationnistes. Il ne faut pas lâcher, sur aucune de ces attaques, car on va en subir plein, à mesure que l’extrême droite va avancer. Ça a été une énorme erreur que de laisser entretenir l’idée que finalement, on serait un peu antisémites. Attention, il ne faut évidemment pas nier que nos organisations puissent être traversés par l’antisémitisme. Aucune organisation n’est émancipée de la lutte contre le sexisme, contre l’antisémitisme, contre l’islamophobie : ça infuse dans toute la société. Mais il faut rappeler à l’ordre tous ceux qui commencent à flancher parce que ça ouvre des brèches. Maintenant, l’idée selon laquelle l’antisémitisme c’est la gauche, s’est ancrée dans le logiciel global de la société.
Saphia Aït Ouarabi : Je voudrais ajouter que ça a eu des conséquences extrêmement concrètes, avec des personnes dans nos facs, dans le milieu ouvrier, parfois chez des lycéens, qui ont pris des procès pour apologie du terrorisme. Le 18 juin prochain, par exemple, se tiendra le procès d’Anasse Kazib. Il faut voir comment l’extrême droite a profité du fait que l’État a réprimé aussi durement tout soutien à la Palestine. Les identitaires, qui étaient à l’origine pro-palestiniens, ont retourné leur veste pour devenir pro-israéliens, parce qu’Israël est aligné avec les intérêts impérialistes occidentaux et permettrait de défendre la « civilisation judéo-chrétienne ».
[José Balmes]
Question du public : Pour mieux appréhender cette bataille culturelle, il faut qu’on réfléchisse au projet qu’on peut porter à gauche et qui pourrait convaincre. Là où l’extrême droite a un avantage, c’est qu’elle s’appuie sur un mouvement de recul, qui lui permet de rassurer. Nous, notre projet est plus ambitieux, se place en rupture, mais dans une période de crise et de récession très dures, les gens ont du mal à y croire.
Raphaël Arnault : Il faut rentrer en opposition frontale avec le capitalisme de manière générale. Le fascisme est un outil pour les classes possédantes. Il se développe en période de crise économique, puis sociale, puis politique. C’est à ce moment-là que l’extrême droite réapparaît comme une solution possible. D’un point de vue matérialiste, il faut comprendre que le capitalisme est en pleine mutation, confronté à une situation dans laquelle il ne pourra bientôt plus exploiter comme avant des ressources naturelles, mais aussi humaines. À cause de la crise écologique, il y a des zones sur la planète qui ne seront plus exploitables, personne ne pourra plus y habiter. À ce moment-là ressurgit la question du suprémacisme et donc de l’épuration, car les grandes puissances se disent qu’il va falloir faire le tri. Le racisme apporte une solution toute faite.
Pour finir sur une touche d’espoir, il faut reconnaître qu’il se passe quelque chose dans la jeunesse. On a été capables de se mobiliser sur la question palestinienne. Il y a une déconnexion avec le champ politique. L’extrême droite arrive à y infuser en partie, mais ça ne prend pas autant qu’ils le voudraient. Si on arrive à s’organiser et à lutter efficacement, on a une capacité à proposer d’autres alternatives. Aujourd’hui, les idées progressistes sont majoritaires dans la société. De la même manière, on n’a jamais été aussi conscients de l’absurdité du monde du travail, de l’exploitation. Le rapport à l’aliénation au travail est extrêmement fort. C’est vraiment sur cette capacité de la jeunesse à se mobiliser qu’il faut qu’on s’appuie.
Saphia Aït Ouarabi : On est dans un temps de crise économique, politique. On va peut-être passer par un moment de crise militaire. Mais la crise, elle ne nous est pas imputable. La crise vient du fait que le capitalisme est en mutation et que les bourgeoisies sont en difficulté. Trump arrive au pouvoir parce qu’il essaie de se positionner comme la solution pour un pays en déclin, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières. Nous ne sommes pas les responsables, nous n’avons pas à payer pour la crise qu’ils ont créée. Il faut qu’on définisse notre projet pour le mettre en confrontation avec le leur. Il faut qu’on arrive à recréer des espaces où on peut parler de ce qu’on veut pour le monde du travail, pour l’université, etc. Pourquoi est-ce que, quand on nous impose la casse de l’université, on ne dit rien ? On doit demander une université où on n’est pas précaires, où les enfants d’ouvriers et d’immigrés ont le droit d’aller, où les CROUS ne sont pas remplis de cafards. En 1917, la Révolution russe s’est déclenchée en pleine Première Guerre mondiale, portée par le refus de combattre pour les puissants. Il s’est passé la même chose lors des décolonisations. À chaque fois, il a fallu prendre le temps de s’organiser pour lutter.
Retranscription et édition par la rédaction de Ballast d’une discussion organisée par les éditions La Dispute à La Flèche d’or, Paris, XXe arrondissement, le 26 février 2025
Illustrations de vignette et de bannière : José Balmes
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