Tripoli, à la périphérie


Texte inédit | Ballast

La ville liba­naise, mul­ti­mil­lé­naire, s’est vue appe­ler « la Maison de la connais­sance », puis « la Mère des pauvres ». Parcours amer et tour­men­té que celui du chef-lieu du gou­ver­no­rat du Nord du Liban, depuis la créa­tion des fron­tières du pays en 1943 : face au cen­tra­lisme bey­rou­thin, Tripoli reste mar­gi­na­li­sée, frap­pée par le chô­mage de masse et la cor­rup­tion. Tableau, sur place, d’une ville relé­guée qui a vu le conflit syrien, fron­ta­lier, meur­trir ses rues déjà frap­pées, jusqu’en 1990, par la guerre civile liba­naise. ☰ Par Sylvain Mercadier


Dans le lan­gage popu­laire, on l’appelle la place de la Lumière. Ce large rond-point, sur­mon­té du nom d’Allah en pié­des­tal, fait office d’interface entre les dif­fé­rents sec­teurs de Tripoli. Sur ses contours, des ven­deurs ambu­lants pro­posent du maïs en grains, des kaa­kés — sorte de pains grillés au sésame — et autres en-cas dans la caco­pho­nie urbaine, où se mélangent klaxons et moteurs rugis­sants. Face à des devan­tures d’immeubles décré­pies, quelques men­diants glanent des billets auprès des pas­sants sous l’œil indif­fé­rent d’agents de cir­cu­la­tion. Au pre­mier abord, Tripoli n’est plus que le pâle reflet de son glo­rieux pas­sé. Son riche héri­tage archi­tec­tu­ral et cultu­rel s’efface pour céder la place à un habi­tat vétuste et déla­bré. La fatigue et la rési­gna­tion se lit dans le regard de ses habi­tants, les­quels arpentent les rues sales et abî­mées. Derrière ce rond-point, le quar­tier du Tell s’élargit sur deux places : une bouf­fée d’air. Le parc du même nom, seul véri­table espace vert de la ville, a pour par­tie retrou­vé de son esthé­tique d’antan, dis­pa­rue lors de la guerre civile liba­naise (1975-1990). Mais, face à lui, le car­ré de l’ancien Sérail, siège tra­di­tion­nel du pou­voir otto­man, n’a pas reçu la même atten­tion : au sol, les fon­da­tions du bâti­ment rap­pellent à ceux qui les tra­versent que c’est ici, en 1967, qu’une foule en colère a déman­te­lé pièce par pièce le sym­bole d’un gou­ver­ne­ment cen­tral dont ses habi­tants n’ont jamais réel­le­ment voulu.

Entre marginalisation et rébellion

« Au sein de l’opposition au man­dat, de nou­veaux lea­ders poli­tiques appa­raissent : ils s’appuient à la fois sur les masses et leur pres­tige traditionnel. »

Comprendre le rap­port com­plexe et trouble de Tripoli à l’État néces­site un bond en arrière de près d’un siècle — même si, à la fin du XVIIIe, le phi­lo­sophe orien­ta­liste Volney en par­lait déjà comme de la ville rebelle par excel­lence. Mais cette ten­dance prend une ampleur nou­velle à la chute de l’Empire otto­man. Sunnite à plus de 80 %, Tripoli a alors sa place dans un ensemble poli­tique mode­lé sur le sys­tème cali­fal, avec l’islam ortho­doxe pour reli­gion d’État ; ville mari­time, elle fait office de débou­ché natu­rel à Homs, en terres syriennes. Par la suite, l’application du man­dat fran­çais, impo­sé après la bataille de Maysaloun en 1920 contre les forces du roi haché­mite Fayçal, pré­ten­dant au trône sur les ruines de la pro­vince otto­mane de Syrie, est per­çu par les Tripolitains comme une humi­lia­tion col­lec­tive. C’est que les Français ont, depuis long­temps, l’ambition de créer qua­si­ment ex-nihi­lo un État liba­nais où la com­mu­nau­té chré­tienne serait majo­ri­taire et assu­re­rait les inté­rêts fran­çais — on ima­gine la réac­tion des masses tri­po­li­taines… La vieille ville, dédale de ruelles incon­trô­lables, sert dès lors de repère natu­rel à une popu­la­tion hos­tile à l’autorité man­da­taire. Conscients de cela, les Français s’efforcent de conte­nir les dis­si­dents tout en créant de nou­veaux quar­tiers à l’ouest de la ville, en direc­tion de la mer, et ce dès le début des années 1920. Dans ces espaces modernes, larges et ouverts selon le modèle hauss­man­nien, le contrôle des foules s’avère plus aisé. S’y épa­nouissent éga­le­ment les nou­velles élites et la bour­geoi­sie ascen­dante, pen­dant que la vieille ville, popu­laire et tur­bu­lente, demeure défiante à l’endroit de cet élan moder­niste qui les ignore.

Reconfiguration du leadership

Au sein de l’opposition au man­dat, de nou­veaux lea­ders poli­tiques appa­raissent : ils s’appuient à la fois sur les masses et leur pres­tige tra­di­tion­nel. À Tripoli, la famille des Karameh en est l’expression la plus abou­tie. Capitalisant sur le mécon­ten­te­ment popu­laire et sa filia­tion reli­gieuse (savant reli­gieux de père en fils), Abdel Hamid Karameh élec­trise les foules, pas­sant volon­tiers au-devant des mani­fes­tants qui sortent de la vieille ville pour dénon­cer, au Tell, les poli­tiques man­da­taires éma­nant du Sérail. Inspirée du pan­ara­bisme, qui entend ras­sem­bler les États arabes en une enti­té puis­sante à même de concur­ren­cer les puis­sances régio­nales et l’ingérence étran­gère, son hos­ti­li­té lui vaut quelques séjours en pri­son — ce qui, bien sûr, ne fera qu’accroître son aura. Et c’est para­doxa­le­ment en pri­son qu’il se lie à d’autres oppo­sants, les­quels l’enjoignent à lut­ter contre la pré­sence fran­çaise tout en sou­te­nant un pro­jet natio­na­liste à l’échelle liba­naise : les élites du futur Liban ont en effet rapi­de­ment vu l’intérêt qu’il y avait à asseoir leur pou­voir dans une enti­té réduite, au détri­ment, fina­le­ment, des causes qui les avaient mises sur le devant de la scène. Tout en pré­ser­vant leur rôle d’élite, les lea­ders de l’opposition aban­donnent l’esprit pan­arabe pour venir ins­crire leur com­bat poli­tique dans un registre nationaliste.

Tripoli (Emrah Oprukcu)

L’indépendance acquise en 1943, l’économie du Liban se construit autour de Beyrouth. Les autres centres urbains se retrouvent de plus en plus mar­gi­na­li­sés — cela ne sera jamais aus­si réel et res­sen­ti qu’à Tripoli, dont les liens antiques avec Homs se voient for­te­ment amoin­dris. Abdel Hamid Karameh affirme son lea­der­ship sur Tripoli tan­dis que se pour­suit le déve­lop­pe­ment de quar­tiers modernes. Les masses, en pleine dés­illu­sion, se tournent chaque jour davan­tage en direc­tion de cou­rants de pen­sée poli­tiques « radi­caux » : com­mu­nistes, baa­thistes et nas­sé­riens s’organisent et mobi­lisent à leur tour, forts d’idéologies révo­lu­tion­naires et défiant les nota­bi­li­tés tra­di­tion­nelles. Ces cou­rants laïcs et pro­gres­sistes par­viennent ain­si à bri­ser les cli­vages com­mu­nau­taires : à tra­vers eux, chré­tiens et musul­mans se retrouvent pour contrer l’élite qui défend ses pri­vi­lèges et la bour­geoi­sie mer­can­ti­liste nais­sante. Dans Tripoli, la dia­lec­tique entre le centre de pou­voir (situé aux extré­mi­tés occi­den­tales) et les forces contes­ta­taires (rési­dant dans les quar­tiers popu­laires de la vieille ville et de ses exten­sions orien­tales) demeurent.

« Communistes, baa­thistes et nas­sé­riens s’organisent et mobi­lisent à leur tour. »

À la mort d’Abdel Hamid Karameh, en 1950, son fils Rachid reprend le flam­beau. Vivant son apo­gée, la « Zaâma Karameh », la famille du lea­der poli­tique, veut immor­ta­li­ser le rôle pri­mor­dial qu’a joué le père en ins­tal­lant une sta­tue à l’effigie de ce der­nier sur le nou­veau rond-point de la place, qui prend son nom à l’entrée sud de la ville. S’ensuivent les cri­tiques d’une part encore mar­gi­nale de la popu­la­tion tri­po­li­taine : les isla­mistes s’insurgent notam­ment devant cette figure humaine aux allures ido­lâtres ; pis, la sta­tue du Zaïm, le lea­der, tourne le dos à la ville et épie l’horizon en direc­tion de Beyrouth, cœur du nou­veau pou­voir poli­tique. Les Karameh ins­tallent leur palais fami­lial sur les hau­teurs du rond-point, qu’ils aspirent à voir incar­ner le renou­veau de leur fief : une page tour­née vers un ave­nir où leur zaâ­ma a su trou­ver une place de choix.

Une instabilité grandissante

Mais le Liban subit les effets d’une insta­bi­li­té de plus en plus forte, qui carac­té­rise déjà le Moyen-Orient de l’époque. Malgré les efforts de réforme et de ren­for­ce­ment de l’État cen­tral du pré­sident Fouad Chéhab (1958-1964), le pays s’enfonce inexo­ra­ble­ment dans la tour­mente de la guerre froide — un phé­no­mène accen­tué par le conflit israé­lo-pales­ti­nien. L’énorme espoir qu’ont pla­cé les Tripolitains en Gamal Abdel Nasser, héraut égyp­tien du pan­ara­bisme et fer-de-lance de la lutte contre « l’entité sio­niste », a cris­tal­li­sé l’attention et élec­tri­sé les foules jusqu’en juin 1967. Date à laquelle, au len­de­main de la débâcle de la guerre des Six jours, une foule en colère sort de la vieille ville puis s’engouffre sur la place du Tell pour s’en prendre au sym­bole du pou­voir : le Sérail. Dans un élan de rage col­lec­tive, elle déman­tèle le bâti­ment pierre par pierre — il ne retrou­ve­ra plus sa splen­deur. Un geste comme une pré­fi­gu­ra­tion de la guerre civile qui vien­dra anéan­tir les espoirs d’une gauche tri­po­li­taine pour­tant déter­mi­née à conduire le pays vers son des­tin révolutionnaire.

Tripoli (Emrah Oprukcu)

Huit ans plus tard, la guerre civile liba­naise débute. Tripoli est dès le départ un bas­tion de fac­tions de gauche, alliées au camp pro-pales­ti­nien. La ville sera un front impor­tant, notam­ment dans les com­bats contre les milices chré­tiennes de Zghorta, ville maro­nite située à quelques kilo­mètres à l’est. Dès le début de la guerre, les com­bats font tom­ber la sta­tue du Zaïm Abdel Hamid Karameh : franche méta­phore du déclin qui attend la dynas­tie. Assassiné en 1987, Rachid aura, tout au long du conflit, ten­té de jouer un rôle de média­teur, de figure incon­tour­nable et consen­suelle sou­te­nant par oppor­tu­nisme la gauche pro­gres­siste sans tou­te­fois aban­don­ner ses réflexes de classe. Omar, le frère de Rachid, lui suc­cède rapi­de­ment — sans par­ve­nir à endi­guer le déclin de sa famille. Entretemps, d’autres figures poli­ti­co-mili­taires, pro­fi­tant du chaos de la guerre, sont mon­tées sur le devant de la scène. Si les mou­vances pro­gres­sistes et les fac­tions pales­ti­niennes dominent un temps Tripoli, la déli­ques­cence du cou­rant pan­arabe les affai­blit d’un point de vue idéo­lo­gique. Enfin, la révo­lu­tion isla­mique d’Iran fera bien­tôt tour­ner les regards vers l’est et confé­re­ra un élan impré­vu aux mou­ve­ments isla­mistes, déjà sou­te­nus finan­ciè­re­ment et idéo­lo­gi­que­ment par la très conser­va­trice Arabie Saoudite. L’heure de l’unification isla­mique a sonné.

Sous la bannière de l’islam politique

« Des dizaines de mar­xistes sont exé­cu­tés. Plus affai­blis que jamais, la gauche liba­naise s’effondre. »

Profitant de l’évacuation des contin­gents pales­ti­niens en 1986, le cheikh1 Saïd Shaaban par­vient à fon­der une coa­li­tion musul­mane radi­cale en inté­grant des mou­ve­ments isla­mistes ain­si que cer­tains pro­gres­sistes recon­ver­tis. Le cali­fat est pro­cla­mé sur la ville, avec son lot de pres­crip­tions reli­gieuses : cha­ria, réis­la­mi­sa­tion de la socié­té et chasse aux mécréants (entendre les mar­xistes). Des dizaines d’entre eux sont exé­cu­tés. Plus affai­blis que jamais, la gauche liba­naise s’effondre. C’est à cette époque que l’on érige l’insigne d’Allah sur la place, inci­dem­ment renom­mée place de la Lumière — ou Illumination, selon les tra­duc­tions. Le radi­ca­lisme reli­gieux triomphe.

Si la ques­tion pales­ti­nienne est éva­cuée, le pro­blème syrien s’installe rapi­de­ment. Damas, qui a obte­nu de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale un « man­dat » pour conte­nir les vio­lences dans le nord et l’est du Liban, voit d’un mau­vais œil l’instauration de ce cali­fat urbain à ses portes, qui plus est ren­for­cé par les exi­lés isla­mistes qui ont pris d’assaut Hama en 1982. Le siège s’installe. Il est bru­tal. Un nou­veau front voit le jour dans la ville, repre­nant gros­siè­re­ment des cli­vages com­mu­nau­taires jusque-là absents : le quar­tier de Baal Mohsen, abri­tant prin­ci­pa­le­ment des alaouites — la com­mu­nau­té du lea­der­ship syrien —, sert de tête-de-pont aux assié­geurs. Ensemble, ils affrontent les isla­mistes de Bab el-Tebbaneh, quar­tier à pré­do­mi­nance sun­nite. Ce cli­vage sin­gu­lier, étu­dié en pro­fon­deur par le socio­logue Michel Seurat dans une étude du CERMOC, a retrou­vé une cer­taine per­ti­nence avec l’avènement du conflit syrien en 2011.

Tripoli (Emrah Oprukcu)

L’alternative capitaliste

À la fin de la guerre civile liba­naise en 1990, la sala­fi­sa­tion de la com­mu­nau­té sun­nite se pour­suit — en paral­lèle du déve­lop­pe­ment d’une élite poli­ti­co-mer­can­ti­liste, qui va pro­fi­tant de l’effort de recons­truc­tion et de pro­jets immo­bi­liers sur­di­men­sion­nés. Les grands ver­gers d’orangers qui fai­saient la renom­mée de la ville sont détruits. Une mer d’immeubles les rem­place et finit par réunir Tripoli au port d’al Mina. L’ambition, voire la pré­da­tion finan­cière et immo­bi­lière, prend le pas sur l’idéologie poli­tique. L’ère de Rafiq Hariri est venue. Cet homme d’affaire ren­tré mil­liar­daire d’Arabie Saoudite, prône un déve­lop­pe­ment éco­no­mique fon­dé sur le néo­li­bé­ra­lisme : peu por­té sur les frac­tures confes­sion­nelles, il réus­sit à s’allier avec des lea­ders de tous bords. Mais les poli­tiques néo­li­bé­rales de son gou­ver­ne­ment ne par­viennent pas à relan­cer en pro­fon­deur l’économie du pays — tout au plus enri­chit-il les entre­pre­neurs et les poli­ti­ciens influents et clientélistes.

« Des milices revoient le jour, ain­si que des ban­de­roles et des sym­boles com­mu­nau­taires à l’image de ceux que l’on trouve en Syrie. »

C’est là le para­doxe de Tripoli : trois mil­liar­daires y vivent mais elle demeure, plus que jamais, asso­ciée à son sur­nom de « Mère des pauvres ». Excepté un fond de l’UNESCO pour la réno­va­tion du souk de la vieille ville et une exten­sion du port (qui n’a pas vrai­ment sti­mu­lé les échanges com­mer­ciaux), les pro­jets de déve­lop­pe­ment ont presque exclu­si­ve­ment concer­né les nou­veaux espaces alloués aux pro­jets immo­bi­liers. S’y déve­loppent des sys­tèmes infor­mels de sous-trai­tance où la cor­rup­tion faci­lite la construc­tion d’un bâti aus­si laid qu’éphémère, ne res­pec­tant, en outre, aucune norme de l’habitat. Pis, les ten­sions héri­tées de la guerre civile res­sur­gissent brus­que­ment au moment de la guerre en Syrie. Entre 2011 et 2015, les quar­tiers Bab el-Tebbaneh et Baal Mohsen, îlots de pau­vre­té accrue, se retranchent et s’affrontent à nou­veau. Des milices revoient le jour, ain­si que des ban­de­roles et des sym­boles com­mu­nau­taires à l’image de ceux que l’on trouve en Syrie. À l’occasion de mani­fes­ta­tions, la place de la Lumière est dere­chef inves­tie par des isla­mistes, par­fois armés et cagou­lés, sor­tis de la vieille ville et de ses mos­quées adja­centes. Leurs slo­gans reprennent les dis­cours des groupes armés syriens les plus radi­caux — plu­sieurs d’entre eux rejoin­dront les insur­gés en Syrie.

Traditionnellement, les lea­ders poli­tiques liba­nais s’appuient sur des hommes de mains capables d’influer sur le ter­rain. À Tripoli, ils financent et arment ces groupes, entre 2011 et 2015, sans que ne se pro­file la moindre sor­tie de crise. Cette résur­gence de la vio­lence à Tripoli est conco­mi­tante à la riva­li­té entre la coa­li­tion du 8-Mars, menée par un Hezbollah pro-Damas, et celle du 14-Mars, menée par Saad Hariri, fils de Rafiq Hariri et proche des inté­rêts occi­den­taux et saou­diens. Sitôt que ces deux coa­li­tions sont par­ve­nues à se mettre d’accord sur un par­tage des por­te­feuilles minis­té­riels, les com­bats ont ces­sé et le désar­me­ment des milices a sou­dai­ne­ment été envi­sa­gé puis mis en place. Les mili­ciens ont dépo­sé les armes, cer­tains ont pris la fuite. Le calme est reve­nu mais la misère se perpétue.

Tripoli (Emrah Oprukcu)

Ahmed, un com­bat­tant que nous avions ren­con­tré en 2014 à Bab el-Tebbaneh, accro au Captagon2, ne nous par­lait alors que de libé­rer le pays des « nos­say­ris » — un terme péjo­ra­tif pour dési­gner les alaouites. L’index poin­té en l’air, réci­tant quelque litur­gie reli­gieuse devant une rue bar­rée d’un drap mas­quant la vue aux sni­pers, il ne man­quait pas de nous récon­for­ter dans les rues misé­rables de son quar­tier, assu­rant que des abris étaient à dis­po­si­tion pour les civils et que nous pour­rions ain­si échap­per aux inévi­tables com­bats. Ahmed tenait entre ses mains une arme qui valait plu­sieurs mil­liers de dol­lars, mais Ahmed ne pou­vait offrir à sa famille qu’un plat de pâte par jour, sans condi­ment aucun pour les agré­men­ter. En 2019, lorsque nous le recroi­sons, il ne prend plus de Captagon : s’il est tou­jours pauvre et au chô­mage, il par­vient à offrir à sa famille des plats plus consistants.

Les entre­pre­neurs liba­nais ont conti­nué de spé­cu­ler sur l’avenir de la ville. Le der­nier pro­jet, tout droit ins­pi­ré des folies immo­bi­lières émi­ra­ties, pré­voit de rogner plus d’un mil­lion de mètres car­rés sur le bord de mer pour créer une zone bal­néaire sur le modèle des pal­miers de Dubaï. Bien qu’il soit absurde d’imaginer sti­mu­ler le tou­risme de luxe dans la ville la plus pauvre du pays, le tout dans un envi­ron­ne­ment mar­qué par l’instabilité, les pro­mo­teurs du pro­jet ren­ché­rissent, arguant qu’il offri­ra des emplois locaux d’entretien et de gar­dien­nage une fois les tra­vaux ter­mi­nés. Le déca­lage et l’aveuglement de cette caste achè­ve­ront-t-ils de déna­tu­rer Tripoli, délais­sant ses masses dans des quar­tiers insa­lubres pour­tant rem­plis de richesses his­to­riques et cultu­relles ? Mosquées mame­loukes, vieux cara­van­sé­rails, ham­mams et autres joyaux par­sèment la vieille ville qui tombe en mor­ceaux. L’âme de Tripoli est pour­tant dans ces lieux et ces rues. Le géo­graphe Bruno Dewailly, dont les tra­vaux ont mis en lumière les pro­blèmes inhé­rents aux méca­nismes de pou­voir et d’urbanisme à Tripoli, résume la situa­tion avec élo­quence : « En l’absence d’une cita­di­ni­té fon­dée sur une huma­ni­té par­ta­gée, il n’est plus ques­tion de faire corps avec la cité selon un rap­port à un objet idéel, voire idéa­li­sé, il semble que ce soit désor­mais l’immeuble qui ait fini par être incor­po­ré — ou bien qui ait fini par s’incorporer — aux agents sociaux en deve­nant l’objet phare de l’assujettissement des indi­vi­dus3. »


Photographies de ban­nière et de vignette : Emrah Oprukcu


  1. Leader s’appuyant sur son pres­tige de savant reli­gieux.[]
  2. Amphétamine uti­li­sée durant les com­bats.[]
  3. Bruno Dewailly, « Pouvoir et pro­duc­tion urbaine à Tripoli al Fayha’a (Liban) : quand la rente fon­cière et immo­bi­lière se mue en impe­rium », Université de Tours, 2015.[]

REBONDS

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Sylvain Mercadier

Journaliste indépendant ayant vécu dans plusieurs pays du Moyen-Orient. En privilégiant l'immersion dans ces sociétés souvent incomprises, il essaie de donner un visage nuancé et désorientalisé de la réalité des hommes et femmes qui y vivent.

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