Un féminicide différé


Texte inédit | Ballast

Grâce au tra­vail des fémi­nistes, les méca­nismes de l’emprise et de la vio­lence conju­gale sont connus. Nous savons que les vio­lences sexistes et sexuelles se per­pé­tuent en pre­mier lieu au sein des foyers, sur les femmes et les enfants. Le pro­cès en cours de Dominique Pélicot et de son armée de vio­leurs en montre toute l’hor­reur. En France, une femme suc­combe tous les deux à trois jours sous les coups de son com­pa­gnon ou ex : c’est l’in­di­ca­tion qu’un grand nombre d’entre elles sont en sur­sis. Pourtant, ces vio­lences sont bien sou­vent tues, dis­si­mu­lées, dans la sphère fami­liale comme ailleurs. Face au carac­tère social, sys­té­mique, des vio­lences faites aux femmes, l’au­teur de ce texte appelle, en tant qu’­homme, à tou­jours oppo­ser vigi­lance et action col­lec­tive ; à reje­ter la spi­rale des cir­cons­tances qui, tou­jours, contri­buent à mini­mi­ser les actes com­mis ; à refu­ser que l’his­toire de l’a­gres­seur fasse oublier la vic­time. « Je n’en veux plus de ce frère », écrit-il sim­ple­ment. Et de rap­pe­ler : « La pre­mière gifle est un fémi­ni­cide dif­fé­ré. C’est tout. » ☰ Par Vidal Cuervo


Elle ne m’appelle jamais. C’est éton­nant de voir son nom s’afficher. Inquiétant serait plus exact.

C’est inquié­tant de voir son nom s’afficher. Ma belle-sœur. Enfin, la com­pagne de mon frère. Elle ne m’appelle jamais.

J’hésite à prendre la com­mu­ni­ca­tion, l’espace d’un ins­tant où mes yeux s’écarquillent un peu, de peur.

Crainte de l’accident. Crainte de l’annonce. Crainte de la mort. J’ai déjà per­du un frère : jeté contre un pla­tane à toute vitesse. Je vois la lumière bla­farde d’un cou­loir d’hôpital, j’en sens les odeurs, j’en redoute la réalité.

Comme j’imagine qu’elle appelle pour une mau­vaise nou­velle je ne lui demande pas si ça va.

Tourne autour du pot. À peine. Quelques ins­tants à peine confus. Et se jette avec une force inattendue.

— C’est fini, il m’a frap­pé, pas la pre­mière fois, je lui ai dit que je ne pou­vais plus conti­nuer comme ça, il m’a cas­sé la gueule, tu le connais mieux que moi, pas la pre­mière fois, déjà en 2019 il m’a­vait giflée, et plu­sieurs fois depuis : cor­ri­gée, incon­trô­lable, je suis par­tie, sept jours d’arrêt de tra­vail, pro­cès en novembre…

Puis elle remet de l’ordre. Au milieu de sa chro­no­lo­gie elle demande, veut savoir pour­quoi, com­ment, selon moi qui le connais mieux qu’elle.

Non.

Je ne le connais pas mieux qu’elle. Je ne le connais pas qui frappe les femmes. Je ne connais pas ça. Je connais son enfance déstruc­tu­rée avec une deuxième femme de mon père, et son aîné qui a tout fui porte cla­quée en insul­tant tout le monde quand sa béquille de père est tom­bée morte, et le der­nier dans un arbre, jambes sciées comme son esprit schi­zo­phrène avait été scié.

Arrête tout.

Le plus impor­tant à dire : ne t’inquiète pas, je te dis : c’est impar­don­nable, je ne suis pas de son côté, impar­don­nable, je ne par­donne pas. Je ne sais même pas si j’ai la patience de refaire le film de l’enfance, épi­sodes, pour com­prendre. Rien à foutre de comprendre.

On reprend.

Reprends, explique-moi et quand et les épi­sodes pré­cé­dents et le mec à qui il a cas­sé la gueule il y a quelques semaines, et la chambre à part. Elle me la raconte, sa peur vis­sée au ventre, à attendre qu’il soit cou­ché dans le salon pour aller dans sa chambre à son tour. Chaque épi­sode pire. Terreur invi­tée en hôte dis­crète. Et le vide autour d’eux, sa famille à elle, sa famille à lui, mon autre fran­gin res­tant insul­té vomi il y a deux ans, puis moi engueu­lé, bar­ré de sa vie. Nous étions cinq frères, nous ne sommes plus que deux.

Alors je peux voir mieux, à mesure que les phases de vio­lence suc­cèdent à des phases d’incohérence et d’incapacité à mener sa propre vie, et qu’il met entiè­re­ment sur les épaules de ma belle-sœur sa com­pagne. Chaque phase pousse la pré­cé­dente un peu plus loin en arrière, tan­dis que la vio­lence se pousse tou­jours davan­tage en avant en une nou­velle étape, crise, mon­tée, rage, plus forte, plus aveugle. Plus déterminée.

Elle plus char­gée d’angoisse et des res­pon­sa­bi­li­tés du ménage et de culpa­bi­li­té des erreurs, des oublis : les siens. Isolée. Son esprit se frap­pant aux murs qui se res­serrent à mesure que l’es­prit de mon frère s’étrécit dans une boîte grise, se rap­pro­chant des murs.

La pre­mière gifle est un fémi­ni­cide différé.

C’est tout.

La pre­mière gifle est une mort déjà vou­lue, déjà envi­sa­gée. Elle est seule­ment différée.

Il faut que cette immonde chose, que cette honte qui n’a pas de nom entre dans ma vie pour que je mesure, moi, mec, que le fémi­ni­cide est pré­mé­di­té. La pre­mière fois qu’il eut envie de frap­per, de faire mal, il y avait déjà le meurtre.

L’idée, le soup­çon que le meurtre peut s’envisager.

Il n’y a pas de « C’est juste une gifle ». Il n’y a pas de gra­da­tion ou de gifle avec nuances.

Ma belle-sœur dit « Il m’a cas­sé la gueule ».

Il en faut beau­coup pour oser dire la sale­té de « Il m’a cas­sé la gueule ».

Et puis, ce meurtre est vou­lu par une socié­té toute entière par le père salaud qui t’apprend le mépris des femmes, et qu’elles sont dif­fé­rentes et moindres, et piètres, rem­pla­çables assu­ré­ment, et la grand-mère mère du père qui l’encourage, qui orga­nise qu’on enlève l’enfant à sa mère, car les mères, ces femmes pour­tant n’est-ce pas, n’est-ce pas ? ne sau­raient éle­ver un enfant aus­si bien que la mère du père, ce fils qui est son petit mari, qui orga­nise la sys­té­ma­tique tor­ture de la bru, la constante nul­li­fi­ca­tion des filles, enseigne à son fils la haine des femmes qui l’enseigne à ses fils-les-vic­times-des-femmes-les-pauvres qui un jour frappent leur com­pagne. Première gifle.

Féminicide dif­fé­ré.

Les mères les pères, les fils, les fils les pères, les mères les fils, les mères, les pères les pères les fils.

Ma belle-sœur me dit que la mère de mon frère lui envoie des mes­sages télé­pho­niques pour lui dire de répondre au moins aux mes­sages de son fils mon frère, le pauvre. « Au moins ».

Quand même.

Il veut com­prendre tu com­prends ? Tu peux au moins faire ça, dit la mère qui pour­tant sait que ça n’est pas la pre­mière fois que son fils a déjà frap­pé, bat­tu, s’est déjà achar­né sur les meubles et sur sa com­pagne ensuite.

Un monde qui aime à tuer les femmes.

Là.

Vu là : dans la pros­tra­tion de mon frère sui­vie d’exaltations, signes de sa folie déra­ci­née. Folie nor­male. Admise par une socié­té qui tue les femmes. Qui les frappe et les laisse à la place la plus vile. Déracinement fou.

Déracinement nor­ma­li­sé.

Je veux dire l’isolement de l’ensemble des per­sonnes d’une socié­té les un∙es des autres et du sol et de leurs paroles et de leurs ancien∙nes et de la nature, volon­tai­re­ment arraché∙es et jeté∙es au dehors sans ordre, rendu∙es au chaos, ou plu­tôt à la boue, une boue secouée des spasmes de monstres qu’on ne voit pas.
Folie admise et aus­si­tôt on regarde de l’autre côté. Folie, mais aus­si­tôt on la plie à quelques rai­sons confor­tables. Explications pour la folie des hommes, et igno­rance pour la soli­tude des femmes.

Ce frère, pour com­mettre son crime, qu’on peut encore vou­loir confor­ta­ble­ment expli­quer par la folie qui agite toute une socié­té, a iso­lé sa com­pagne des ami∙es, des proches, des familles. Il est évident qu’il y a pré­mé­di­ta­tion, quel que soit le niveau de conscience-incons­cience qu’il en a.

L’acte d’isoler — préméditation.

L’absence d’excuses — pré­mé­di­ta­tion et jus­ti­fi­ca­tion, cruelle justice.

(Pourquoi s’excuserait-il d’un acte qui est tout-natu­rel, tout-évident : qu’il doive punir, reca­drer, mori­gé­ner, battre-se plaindre, frap­per-obli­gé, cor­ri­ger-for­cé. Tu-vois-ce-que-tu-me-fais-faire)

Le rituel chaque fois plus appro­fon­di, de l’acte, tou­jours plus loin, chaque fois plus dangereux.

Prémédité. Il s’entraîne.

Ce frère s’est isolé.

Alors j’acte.

Car je n’en veux plus. Je n’en veux plus de ce frère.

Je me sou­viens qu’en lisant le livre de Shlomo Sands (Comment j’ai ces­sé d’être juif), j’ai réa­li­sé que nous pou­vions mettre fin à des déter­mi­nismes sociaux s’ils nous fai­saient du mal. Frère, sans amour, ou sans plus recon­naître qui se tient là devant nous, ou… peu importe. Parmi toutes ces déter­mi­na­tions, puis­qu’elles sont illu­soires, autant faire son tri et gar­der ce qui nous fait de la joie, de la force.

Je ne suis pas de ce monde-à-part qui m’a déjà tué un frère, arra­ché à ma mère, qui aurait aimé et conspi­ré à ce que je n’aime pas mes enfants, mais que j’aime en dépit de ses manœuvres. Qui aurait aimé que se pour­suive la lita­nie des scé­na­rios connus remon­tés jusqu’à un aïeul funeste en 1830. Avec répé­ti­tion à chaque géné­ra­tion, ban­nis­se­ments, enfants reti­rés aux mères, frères écon­duits, portes cla­quées, les meurtres réels suc­cé­dant un jour aux meurtres sym­bo­liques, aux relé­ga­tions à la misère et à la soli­tude, famille d’ogres.

Ils partent avec leur haine. Nous y gagnons une sœur, pour autant que « gagner » soit un apte vocable. Car nous ne per­dons pas un frère. Non : nous lais­sons s’échapper de l’attelage ce qui l’entrave, l’avilit, le risque de perdre encore de la beau­té et de l’amour dans ce monde qui crie à nous fra­cas­ser l’âme.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Maya Mihindou


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Vidal Cuervo

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