Texte inédit pour le site de Ballast
Voilà que 95 lieux de la culture sont à présent occupés aux quatre coins de la France. Fermés depuis le début de la pandémie tandis que les métros sont pleins à craquer de salariés, les travailleurs et les travailleuses du monde du spectacle se rebiffent. Ils et elles sont machinistes, techniciens, transporteurs, régisseurs, hôteliers, guides, conférenciers, musiciens, plasticiens ou comédiens… Leurs principales revendications ? Le retrait total du projet de réforme de l’assurance chômage ; une prolongation de l’année blanche1 et son élargissement à tous les précaires ; des moyens pour garantir les droits sociaux. Le théâtre de l’Odéon, à Paris, a ouvert le bal national le 4 mars : la ministre de la Culture trouve la chose « inutile ». Récit d’une nuit d’occupation — des drapeaux syndicaux flottent sur des statues et de lointains souvenirs font de même dans l’air : ceux d’un certain mois de mai 68, l’Odéon occupé. ☰ Par Mélanie Simon-Franza
« Cela fait un an que nous, travailleur·es de la culture, de l’évènementiel et du tourisme, sommes dans l’incapacité de travailler et de vivre de nos métiers. Face à l’engorgement des hôpitaux, conséquence d’une casse systématique du système public de santé, le choix du gouvernement est clair : il privilégie la production, les lieux de grandes consommation tandis qu’il maintient fermés les lieux de vie, de création et de sociabilité. Il apporte un soutien financier massif aux grandes entreprises alors même qu’il compte faire plus d’un milliard d’euros d’économies sur le dos des chômeur·es dont le nombre ne cesse d’augmenter2. »
« Le choix du gouvernement est clair : il privilégie la production, les lieux de grandes consommation tandis qu’il maintient fermés les lieux de vie. »
« Ne soyez pas en retard ! », a prévenu par SMS une occupante il y a quelques jours de ça. C’est que les nouveaux tenanciers de l’Odéon ne manquent pas de rigueur : les roulements sont maîtrisés, les heures d’allées et venues strictes. En permanente négociation avec l’équipe « sécurité » du théâtre, les entrées et les sorties se font à heures fixes : 9 heures, 18 heures. Pas avant, rien après. Le nombre d’occupant·es ne saurait dépasser celui de 42 : pas plus, car « il a fallu négocier avec la direction du théâtre », nous expliquera Rémi, de la CGT Spectacle ; pas moins, « car il faut maintenir une occupation constante ». On comptera 21 femmes et autant d’hommes — cette lutte, feront savoir les occupant·es, est aussi, et forcément, féministe. Nous pénétrons donc à 18 heures, aux côtés de quelques autres primo-occupant·es. La commission accueil était au fait de notre venue : nous sommes là, en manière de soutien, pour projeter le documentaire de David Dufresne, Un Pays qui se tient sage.
Plusieurs commissions sont dédiées à la gestion de l’occupation et de ses revendications : la commission accueil gère la visite des lieux et la transmission des règles aux arrivant·es ; la commission ravitaillement est en charge des denrées alimentaires ; la commission communication s’occupe d’informer celles et ceux qui se trouvent à l’extérieur du théâtre des actions menées sur place, dans la rue ainsi qu’au sein d’autres lieux d’occupation ; la commission coordination s’assure du bon fonctionnement de l’occupation, des AG, des agoras et des diverses actions ; et ainsi de suite. L’occupante qui gère l’accueil nous fait la visite guidée des lieux. Moquette rouge, dorures, escaliers de marbre et de bois, raffinement et poids des années à tous les étages : l’intéressée s’amuse à parler d’une « ZAD cinq étoiles ». Au pied des statues, elle poursuit : « Ici Corneille (qui baille) », « Ici Racine (qui prend) ». Pour la plupart des occupant·es, c’est la première fois de leur vie qu’elles et ils entrent ici. Pour nous aussi.
[Benjamin Beraud | Hans Lucas]
Nous avançons dans les couloirs. Des terrasses sont usuellement lancées les revendications — chaque jour, à 14 heures, durant l’agora participative ; au foyer se tiennent quelques AG. La lutte, pourtant, ne concerne pas la seule exigence de réouverture des lieux culturels : en témoigne un slogan inscrit au-dessus d’une carte de France maculée de près de 100 taches rouges, comme autant d’occupations : « Ce n’est qu’un combat, continuons le début ». « À quoi bon rouvrir ces lieux alors que nos droits sont bafoués depuis si longtemps, bien avant la crise sanitaire ? », nous confie un régisseur son, présent depuis le début de l’occupation. « Ce n’est pas que notre lutte, c’est celle de tous les précaires », ajoute-t-il.
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Ce n’est pas que notre lutte, c’est celle de tous les précaires, nous confie un régisseur son. »
Comme nous, un prénommé Gaspard découvre le fonctionnement global de l’occupation. Il va rester plusieurs nuits : « Être là, c’est important », nous dit-il. La commission banderoles a pris place à l’arrière du foyer ; ses membres peignent des slogans qui s’afficheront dans les rues de la capitale et sur la façade du théâtre. Sur un drap blanc posé à même le sol, « L’Odéon prend la rue » s’écrit en lettres noires. Des pots de peinture, rouge, noire, jouxtent les tables organisées par la commission ravitaillement. Des brosses à dents, protections hygiéniques, masques, gels hydroalcooliques ont été collectés par les occupant·es grâce à une cagnotte en ligne et autres dons. Val’, réalisatrice et occupante, s’en réjouit : « Des gens viennent nous glisser quelques vivres à travers les grilles du théâtre. Beaucoup de personnes nous soutiennent à l’extérieur. » Au premier et au deuxième étage, les couloirs sont bordés de loges. Devant les portes battantes des petits espaces rectangulaires, quelques sacs, vêtements et chaussures sont disposés pour signifier la présence d’un·e occupant·e en plein sommeil.
Alors, nous chuchotons — pour ne pas perturber la répétition en cours, aussi. Le metteur en scène et réalisateur Christophe Honoré prépare le filage de sa prochaine pièce, Le Ciel de Nantes. Comme la direction des lieux, ce dernier défend plutôt le « ni-ni » : ni oui, ni non, l’occupation peut rouler tant que les répétitions s’enchaînent. De part et d’autres de l’occupation, des comédien·nes , des régisseur·ses, des technicien·nes. Le directeur du lieu, Stéphane Braunschweig fait montre d’une prudence exemplaire : « Je n’irai pas jusqu’à dire que je soutiens cette action, mais je comprends l’inquiétude du monde de la culture. Maintenant, ça se passe entre eux et le gouvernement », a‑t-il ainsi déclaré à l’AFP le 5 mars dernier, au second jour de l’occupation. Dès lors, la direction dialogue avec des représentant·es de l’occupation afin qu’elle ne perturbe pas les répétitions en place : deux salles, deux ambiances, un fossé.
[David Dufresne]
Une salle d’eau — une douche et deux lavabos — est utilisée par les 42 occupant·es. On s’étonne d’y voir un petit matelas, disposé contre le rebord de la fenêtre ; une chaise maintient la porte ouverte. « L’accès à la douche a été compliqué à négocier avec la direction. Alors, pour s’assurer qu’on pourra toujours l’utiliser, il faut que quelqu’un l’occupe, même la nuit », nous explique-t-on. « En général, seuls les insomniaques occupent ce poste : pour 42 personnes, il faut que la douche soit disponible tous les jours de 6 heures à 1 heure du matin. Ça fait des nuits courtes. » Partout, des messages sont affichés pour inciter à veiller à la propreté des lieux et au respect du vivre-ensemble — pari tenu. Les lustres du théâtre ne sont pas les seuls à briller ; la moindre tache de café est aussitôt effacée.
« Dans le foyer du théâtre, les statues de Corneille et de Racine sont affublées de drapeaux syndicaux. »
Voici plus de 500 heures que le théâtre est occupé. Un chiffre symbolique qui correspond au nombre d’heures de travail requis — 507 — pour bénéficier des allocations chômage du régime des intermittents du spectacle. On fête également quelques anniversaires. Ceux des trois semaines d’occupation et de Rémi et Salomé : cette dernière est dans les murs depuis le début. La commission ravitaillement a prévu un gâteau ; une banderole, confectionnée par la commission adéquate, déploie un « Merci Salomé » en lettres d’or sur drap blanc. La jeune occupante, assistante opérateur de métier, se voit même remporter le César de l’occupation, fabriqué en papier doré : c’est elle qui, au cours de la cérémonie des Césars du cinéma, a pris la parole pour expliquer, sur scène, les objectifs de leur mouvement. Les bougies d’anniversaires sont étouffées sous une spatule (gestes barrières obligent).
Dans les couloirs, entre les tables, toutes les personnes qui se croisent se saluent et se présentent. Chacun paraît trouver sa place — une place nécessaire au collectif. Dans le foyer du théâtre, les statues de Corneille et de Racine sont affublées de drapeaux syndicaux : le père du Cid porte celui du Syndicat national des professionnels du théâtre et des activités culturelles (Synptac) ; celui d’Andromaque celui de l’Union nationale des syndicats d’artistes musiciens de France (Snam). Les grands aînés surplombent les instruments de musique dédiés aux moments collectifs, entre bœufs et assemblées. On nous signale les coordonnées d’une avocate : « Ça peut toujours être utile, je vous conseille de les recopier. Au cas où. » Dans un couloir, un buste noir arbore une couronne : on se demande ce qu’elle décerne, avec ses airs de bonnet d’âne. Dessus, il est inscrit : « Je suis journaliste ».
[Benjamin Beraud | Hans Lucas]
Nous sommes venus projeter Un Pays qui se tient sage ; très vite, pourtant, face à l’ampleur de la mobilisation, cette projection nous apparaît être un détail. Quoiqu’un détail nécessaire : il nous permet de revenir sur ce qui s’est joué, le 18 mars dernier, à quelques rues de là, au Sénat — l’adoption du la loi Sécurité globale (248 voix pour, 97 voix contre). Drones pour tous, et pour tout ; reconnaissance faciale qu’on s’interdit d’interdire (donc, qu’on autorise) ; bras ouverts à la surveillance massive et intensive ; forces de l’ordre qui, armées, pourront désormais se rendre hors service aux concerts, théâtres, cinémas. Ce 18 mars, la loi a changé de nom : « loi pour un nouveau pacte de sécurité respectueux des libertés ». Son contenu, lui, reste inchangé… ou presque. L’article 24, réécrit par les sénateurs suite aux nombreuses contestations, crée en réalité un nouveau délit de « provocation à l’identification », lequel risque fort de contribuer à la dissimulation des violences policières. Parmi les occupant·es, ce soir, on compte d’ailleurs des membres de la coordination Stop loi Sécurité globale.
« Drones pour tous, et pour tout ; reconnaissance faciale qu’on s’interdit d’interdire (donc, qu’on autorise) ; bras ouverts à la surveillance massive et intensive. »
Aux côtés d’un technicien occupant, nous déployons un immense drap blanc, bientôt lesté entre les colonnes, en contrebas d’un escalier en marbre. Son couteau multi-outils est d’un précieux secours. Des occupant·es ont déjà vu le film en salle, et souhaitent le revoir ; d’autres le découvriront au sortir de l’AG. L’ordre du jour concerne le texte qui devra être lu demain, place du Palais-Royal, ainsi que les éventuelles venues au théâtre les jours prochains : « personnalités » et quidams. Chaque temps est millimétré ; tout est soumis au vote. Au-dessus de nous, une immense banderole barre la vue ; on lit « O Q P ». C’est beau. En face, une autre exhorte « Réapproprions-nous l’avenir ». Ça l’est plus encore.
Le son stéréo sort d’une enceinte mono et l’image flotte parfois, au gré des courants d’air. Humble magie de l’image projetée et de l’expérience partagée. Durant les deux heures qui suivent la séance, nous discutons en cercle des stratégies du maintien de l’ordre, de la nécessité de conter, raconter. La parole est distribuée par un certain Léan : il veille à ce que chacun, chacune, puisse interroger, s’exprimer. Le fantôme de Malik Oussekine, tué en décembre 1986 par les voltigeurs de la République à deux rues de là, fait un pas dans le cercle. Puis une ombre de s’approcher. Derrière elle, un homme sur un fauteuil roulant : il pousse une marionnette de CRS — un policier à calot et machette. Des rires fusent ; le créateur ne cache pas sa joie. « Le film parle de la violence légitime. Mais sommes-nous, nous, légitimes ? », fait ensuite une voix. Petit brouhaha. Une jeune femme s’en va fouiller l’étymologie sur Wikipédia : « légal », « légitime », qui combat quoi, et avec quelles armes ? Le débat roule.
[Benjamin Beraud | Hans Lucas]
Certain·es préparent les lendemains qui chantent et qui occupent : dans les couloirs, on affiche la liste des lieux occupés qui, chaque jour, s’allonge. 95, en ce jour. « Occupons, occupons », répète-t-on. Mais combien de lieux faudra-t-il rayer de cette liste ? Mardi 23 mars, la Manufacture d’Arts, ancienne école des Beaux-Arts de Saint-Étienne, a été délogée par les forces de l’ordre — sur ordre de la Direction des actions culturelles de la ville. À Bordeaux, deux jours plus tard, la mairie a mis fin à l’occupation de l’opéra : ce qui a commencé comme une occupation « tolérée » s’est terminé en gaz lacrymogènes. À Alès, la lutte ne faiblit pas : des intermittents et des précaires, délogés de l’agence Pôle Emploi qu’ils souhaitaient occuper, ont déplacé l’occupation au Cratère-Théâtre de la sous-préfecture du Gard. Denis Lafaurie, directeur du lieu, accepte. Ou, plutôt, il tolère — tant que « la machine tourne ». Un air de déjà entendu.
« Demain sera une nouvelle journée d’occupation ; comme chaque nuit, le tour de garde a été organisé. »
Il est trois heures du matin. Plus un bruit, dans la grande salle de l’Odéon–Théâtre de l’Europe. Plus un bruit, si ce n’est quelques ronflements venus des loges investies par les occupant·es. Dans les couloirs, on entend des pas feutrés et les murmures de celles et ceux qui veillent sur les camarades endormi·es. Demain sera une nouvelle journée d’occupation ; comme chaque nuit, le tour de garde a été organisé. Et, demain, vendredi 26 mars, se tiendra donc le troisième « vendredi de la colère », place du Palais-Royal, afin de lutter contre le projet de réforme de l’assurance chômage. « On ne fait pas de chambrées non-mixtes, mais on pourrait faire des nuits non-mixtes pour les gros ronfleurs ! », s’amuse Val’, qui, la nuit durant, ne se départira pas de son sourire.
Au matin, sur le fronton de l’édifice, le collectif Black Lines vient apporter sa pierre : un graff « Libérez les artistes » met en scène les lycéens de Mantes-La-Jolie, agenouillés, entravés, une-classe-qui-se-tient-sage. À gauche, une banderole fête à sa façon les 150 ans de la Commune : « Ce que le peuple obtient, il le prend ». Signée Louise Michel.
Photographie de bannière : Benjamin Beraud | Hans Lucas
Photographie de vignette : David Dufresne | Ballast
- L’année blanche est une prolongation des droits d’un an au chômage, obtenue par les intermittents du spectacle — artistes et techniciens du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel — au début de la crise sanitaire. Cette année se termine le 31 août 2021. Or, à cette date, très peu de personnes auront pu travailler assez pour renouveler leurs droits au chômage : elles se retrouverons dans les mêmes difficultés que les intermittents de l’emploi.[↩]
- Extrait du communiqué des occupant·es de l’Odéon, 5 mars 2021.[↩]
REBONDS
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