Entretien inédit pour le site de Ballast
Ainsi, le féminisme serait à la mode ? Au point d’être devenu « cool ». Ce serait là, nous dit la militante et essayiste Valérie Rey-Robert — à qui l’on doit deux ouvrages parus aux éditions Libertalia —, le signe de sa perte de radicalité. Et c’est précisément de radicalité dont il est question dans sa dernière publication, Le Sexisme, une affaire d’hommes, puisque Rey-Robert entend remonter à la source : comment se perpétue cette « guerre » menée contre les femmes au nom d’un système idéologique structuré, articulé, connu sous le nom de « patriarcat » ? Tandis que le confinement se double d’une augmentation des violences domestiques, nous revenons avec elle sur la réflexion qu’elle porte, comme blogueuse initialement, depuis près de 15 ans.
La situation actuelle est particulière. Violences intra-conjugales favorisées par le confinement, déclassement des avortements au rang d’interventions « non-urgentes » dans certains hôpitaux ou États, augmentation du travail domestique… Est-ce à dire que les situations de crise exacerbent la violence patriarcale ?
Un article au titre évocateur, « Le Coronavirus est un désastre pour le féminisme », a paru récemment. Les femmes, à cause des structures patriarcales qui font entre autres qu’elles sont moins payées et plus souvent à temps partiel, sont en temps d’épidémie encore davantage en charge des malades, des personnes âgées et des enfants qui ne vont plus à l’école — et ce sans être rémunérées. La majeure partie des familles monoparentales ont à leur tête des femmes, très souvent précaires, que la fermeture des écoles et des crèches met en grande difficulté. Un autre article a d’ailleurs montré que de nombreuses mères, qui s’étaient arrêtées de travailler pour garder leurs enfants, n’avaient finalement pas eu de maintien de salaire, contrairement aux promesses gouvernementales.
« Les mères élevant seules leurs enfants n’ont pas attendu le confinement pour dénoncer leur précarité. »
On sait également que les violences patriarcales ont augmenté : le secrétaire général de l’ONU a appelé les gouvernements à réagir face à ces faits. Le collectif NousToutes, qui a lancé une initiative « Parentalité et confinement », a également souligné que la majorité des personnes présentes dans leurs groupes WhatsApp était des femmes. Donc, effectivement, le confinement ne règle pas les problèmes d’inégalités domestiques et économiques dans le couple hétérosexuel — il les accentue plutôt, à tous les niveaux. On aurait été naïfs de croire l’inverse : de même que pour la crise sanitaire elle-même, cela fait des années que les militantes féministes revendiquent des moyens pour résoudre le problème des violences patriarcales (des foyers d’hébergement, des mesures d’éloignement du conjoint, etc.), et l’argent n’a jamais été mis sur la table. Pourtant, plus encore que la pandémie, l’augmentation de ces violences en temps de crise étaient hautement prévisible. Quelques mesures ont tout de même été prises : en Seine-Saint-Denis, par exemple, des hôtels ont été réquisitionnés pour éloigner et héberger les maris violents. On se demande pourquoi cette initiative n’est pas généralisée sur tout le territoire et pourquoi elle a été créée uniquement pendant le confinement.
Il convient d’être attentifs : beaucoup de médias ont tendance à parler des violences patriarcales ou des difficultés liées au fait d’être une femme à la tête d’une famille monoparentale comme de phénomènes étant apparus avec le confinement. Pourtant, les mères élevant seules leurs enfants n’ont pas attendu le confinement pour dénoncer leur précarité, leurs conditions de vie et les violences économiques qui y sont liées.
Vous êtes très présente sur les réseaux sociaux — Twitter, notamment — et vous êtes également l’animatrice du blog Crêpe Georgette depuis janvier 2008. Comment concevez-vous le rôle d’Internet dans votre engagement féministe ?
Internet m’a d’abord permis, en 1999, de me rendre compte que j’étais féministe ! Il m’a permis de mettre des mots sur mon engagement et de me rendre compte que je n’étais pas seule, que les situations que je vivais étaient anormales. Lorsque je suis arrivée sur le forum des Chiennes de garde vers 2000 — qui était alors l’un des trois espaces de discussion féministe francophone —, une intervenante a ouvert un fil de discussion intitulé « Banalité des violences physiques et sexuelles » : ça m’a permis, comme à bien d’autres, de me rendre compte d’à quel point les violences envers les femmes étaient banales et répandues. Je pense que beaucoup de femmes ont connu cette expérience via Internet : s’allier avec d’autres femmes, confronter des expériences communes, mettre au jour des phénomènes dont on n’avait pas conscience, mais aussi voir qu’ils ont été théorisés et expliqués par d’autres. C’est le cas par exemple des violences gynécologiques et obstétricales, qui ont commencé à être documentées il y a quatre ou cinq ans : des femmes ont d’abord témoigné — entre autres parce que le pseudonymat le leur permettait — des violences gynécologiques qu’elles avaient connues, et elles se sont rendues compte qu’elles étaient nombreuses à en avoir vécu, que ces expériences étaient souvent très similaires. Donc systémiques. Cela a ensuite rendu possible de théoriser ce sujet.
« On ne peut pas dissocier de manière radicale le virtuel et le réel : les menaces virtuelles ont une existence et un impact bien réel. »
Mais Internet permet aussi de toucher des gens qui ne l’auraient jamais été autrement, et notamment par des livres. On peut y discuter avec des personnes qu’on ne fréquenterait pas forcément dans la vie réelle, on est amené à lire sur des sujets ne nous intéressant pas nécessairement de prime abord. À l’origine, mon blog Crêpe Georgette n’était pas féministe ; je l’avais ouvert pour me créer un espace plus léger face au forum féministe dont je m’occupais à l’époque. Mais beaucoup de gens qui avaient commencé à me lire à ce moment-là ont continué à le faire lorsque j’ai décidé de parler davantage de féminisme. Pour certain·es, cela a participé à leur prise de conscience féministe.
Vous travaillez en particulier sur la question des violences sexistes et sexuelles. Par ailleurs, vous êtes modératrice de contenus sur Internet : vous êtes donc directement confrontée à la violence en ligne. Les réseaux sociaux sont-ils un espace propice pour combattre cette violence ou bien l’alimentent-ils surtout ?
D’abord, il faut rappeler qu’on ne peut pas dissocier de manière radicale le virtuel et le réel : les menaces virtuelles ont une existence et un impact bien réel sur la vie des personnes visées, sur leur travail, leur santé. On l’a vu dans le cas des membres du forum « 18–25 » qui ont harcelé la journaliste Nadia Daam : ça a eu un impact clair dans sa vie personnelle et professionnelle ! Pour ce qui est de la possibilité de combattre cette violence sur Internet, il faut distinguer ce qui est de l’ordre de l’idée reçue (par exemple, l’idée qu’un viol se passe toujours dans une rue sombre, avec un inconnu, etc.) et ce qui relève du préjugé ou du fantasme (par exemple, que les féministes voudraient tuer tous les hommes). Une idée reçue peut être battue en brèche par le raisonnement. Mais c’est bien plus compliqué dans le cas du préjugé ou du fantasme — qu’il soit sexiste, antisémite, raciste —, parce qu’il n’existe pas, tout simplement. De même que je ne peux pas vous prouver définitivement qu’une licorne n’existe pas, je ne peux pas non plus vous prouver que les féministes ne souhaitent pas tuer tous les hommes — et, à vrai dire, ça ne m’intéresse pas vraiment de le faire…
Et chercher à démanteler, en ligne, les préjugés ?
C’est non seulement une perte de temps, mais ça produit souvent l’effet inverse. J’ai pu l’observer très clairement, dans le cadre de mon travail de modération, concernant la propagande antisémite : lorsque des journaux s’efforcent de démonter des préjugés antisémites, ils contribuent finalement à les alimenter et à en faire la publicité, car ça ne convainc que les convaincus. C’est aussi très clair dans le cas des théories du complot. C’est l’une des limites d’Internet : lorsque des gens tiennent ouvertement des propos correspondant peu ou prou à votre pensée, cela vous donne de la légitimité. Et plus ils sont virulents, plus cela vous fait passer pour quelqu’un de modéré et donc vous autorise et vous conforte dans votre pensée. C’est même une technique qui a été directement utilisée par des groupes d’extrême droite ou des groupes masculinistes : envoyer d’abord dans les médias les militants tenant les propos les plus virulents pour choquer, puis envoyer ceux qui semblent plus modérés pour que leurs discours paraissent bien plus audibles.
« La violence masculiniste est une doctrine politique. Ce n’est pas une histoire de bêtise ou de manque de réflexion. »
Or il faut bien voir que, souvent, les opposants au féminisme cherchent dans les médias la parole qui les confortera dans ce qu’ils pensent. Prenons un sujet comme la galanterie : si des féministes leur disent que c’est une forme de sexisme, ils chercheront jusqu’à trouver une interlocutrice leur disant qu’elle adore les hommes galants et, alors, ils se sentiront assurés dans leurs positions. Internet sert également à fédérer ces groupes-là, et c’est notamment grâce à lui qu’ils se renforcent et sont de plus en plus violents. Il faut comprendre que la violence masculiniste — à l’instar de la violence homophobe ou raciste — est une doctrine politique où des gens pensent sincèrement que les femmes — ou les homosexuel·les, les personnes racisées — ne doivent pas avoir les mêmes droits qu’eux. Ce n’est pas une histoire de bêtise, de manque de réflexion…
Internet contribue-t-il à perpétuer cette « culture du viol » dont vous parlez dans votre premier livre ?
Il est un vecteur de la culture du viol. Mais il faut préciser ce que signifie ce terme : si on parle de « culture », c’est pour désigner l’ensemble des idées reçues autour du viol, des violeurs et des victimes qui imprègnent tous les pans d’une société et se transmettent de génération en génération. Le terme est apparu dans les années 1970 aux États-Unis : à ce moment-là, les féministes commençaient à produire de la théorie autour des violences sexuelles et ont employé le terme « rape culture » afin de dénoncer le fait que les violences sexuelles étaient extrêmement présentes dans la société américaine. Le terme a peu à peu disparu, pour réapparaître au début des années 2010.
Vous avez travaillé sur sa singularité nationale : « à la française », dites-vous…
En tant que « culture », la culture du viol est forcément liée à un lieu particulier, de sorte qu’il y a une culture du viol à l’américaine, à l’italienne… Et donc une culture du viol à la française, avec chacune leurs spécificités. En France, les activistes qui dénoncent des violences sexuelles se voient systématiquement expliquer qu’elles se trompent, qu’il ne s’agit pas de violences sexuelles mais qu’il s’agit d’une manière typiquement française d’envisager les relations entre hommes et femmes — laquelle serait intrinsèquement inégalitaire et violente. On l’a particulièrement observé en 2011 quand les défenseurs de Dominique Strauss-Kahn ont déclaré qu’avec son procès, c’était « l’amour courtois » et donc le patrimoine français que les Américains — qui n’y connaissaient rien ! — attaquaient. Ce qui revient toujours, c’est que la dénonciation des violences sexuelles serait, au fond, une dénonciation de l’esprit proprement « gaulois » et de l’idée de « galanterie à la française ». C’est d’ailleurs cette idée qui a rendu possible la comparaison parfois établie entre les féministes accusant les agresseurs sexuels et les violeurs, d’une part, et les collaborateurs dénonçant les Juifs pendant la guerre, d’autre part : les unes comme les autres seraient des traîtres à la nation.
« Les éditorialistes n’hésitent pas à rappeler que la France est le pays qui aurait inventé l’amour et que ce prototype du séducteur
à la françaiseaurait derrière lui 500 ans de littérature. »
Pour comprendre en quoi cela est spécifique à la France, on peut prendre les exemples de Silvio Berlusconi et de Donald Trump, tous deux accusés de violences sexuelles mais venant de pays fondamentalement différents. On pourrait penser que, culturellement, l’Italie est plus proche de la France que les États-Unis ; pourtant, lorsqu’on analyse les discours de ceux qui les ont défendus, on observe que les arguments étaient au fond assez similaires — et assez différents de ceux qu’on entend en France : « Ce sont des hommes », « Ils sont comme ça », « On ne peut pas en attendre beaucoup d’eux », etc. On n’a pas invoqué la culture nationale, on n’est pas allés chercher Dante ou Casanova pour défendre Berlusconi. Ici, en revanche, les éditorialistes n’hésitent pas à rappeler que la France est le pays qui aurait inventé l’amour et que ce prototype du séducteur « à la française » aurait derrière lui 500 ans de littérature pour le légitimer. Les violeurs de tous les pays trouvent leurs défenseurs mais c’est seulement en France qu’ils le font en convoquant une idée fantasmée de l’identité nationale.
Dans vos deux livres, vous vous efforcez de décrire et de battre en brèche les idées reçues encore trop attachées à l’image du violeur, de la victime, de l’identité masculine ou féminine. Est-ce que le problème — et du coup la solution — vous semble devoir être cherché avant tout du côté des représentations ?
Pas seulement : le problème principal contre lequel il faut lutter, c’est le patriarcat, et les représentations ne sont que l’un de ses avatars. Mais il y a beaucoup à faire du côté des représentations. C’est parce que nous avons une certaine image des femmes (qui seraient par exemple manipulatrices, vicieuses, menteuses — à l’instar du personnage mythologique d’Eve) que nombre d’entre nous pensons que beaucoup de femmes mentent lorsqu’elles disent avoir été violées. C’est la représentation particulière que nous avons des hommes et des femmes qui fait que nous nous attendons à ce qu’ils et elles agissent de telle ou telle manière. Et c’est ainsi qu’on se retrouve à légitimer le viol : « Les hommes sont comme ça. » On a tendance à considérer que la culture serait une sorte de hors-champ, sur lequel il ne servirait à rien de travailler parce que ça n’aurait pas d’impact sur nous : c’est faux. Les lois elles-mêmes sont représentatives de ce qu’on imagine du viol, et on voit bien qu’il y a un problème lorsque l’application de la loi sur le viol continue de considérer que s’il n’y a pas eu de contrainte physique, alors cela veut dire que la victime était consentante. Même les manières de lutter contre les violences sexistes et sexuelles en sont imprégnées, puisque l’une des seules solutions envisagées est la prison, c’est-à-dire une punition empreinte de violence.
Justement : on a pu lire dans la presse française que la condamnation d’Harvey Weinstein, en février dernier, incarnait le « succès de l’ère #MeeToo ». Vous vous montrez quant à vous très critique à l’endroit de la solution carcérale…
On avait déjà entendu ce type de réjouissances à propos de la condamnation de deux policiers accusés du viol collectif d’une touriste canadienne — il est à noter qu’ils ont fait appel derrière. Mais on ne peut pas se fier à une seule décision de justice pour juger d’une situation globale. Harvey Weinstein a violé un nombre incalculable de femmes pendant 30 ou 40 ans et n’a finalement été condamné que pour un ou deux viols. Il me semble que la notion de « succès », dans ce cas, est pour le moins relative, et même complètement exagérée dès lors qu’il s’agit simplement d’une résolution judiciaire normale — qu’un homme soit condamné pour avoir violé. C’est tout de même très révélateur qu’on en soit à se réjouir qu’un homme ait fini par être condamné alors qu’il a violé en toute impunité des dizaines de femmes pendant plusieurs décennies !
« Les délinquants sexuels sont le deuxième plus gros contingent de détenus. Force est de constater que leur présence en prison ne dissuade pas ceux qui, bien plus nombreux, sont en liberté. »
Si #MeeToo a révélé quelque chose — ce dont on pourrait discuter —, c’est que de nombreuses femmes avaient vécu des violences sexuelles, violences dont on voudrait bien qu’elles cessent, même si elles ne sont pas réprimées par la loi. Le témoignage de Sandra Muller, l’initiatrice du mouvement #BalanceTonPorc en France, en est le parfait exemple. Il y a donc une part des violences sexuelles qui ne doit, selon moi, pas être judiciarisée (parce qu’on ne peut pas judiciariser tous les comportements, encore moins lorsque la justice n’est pas apte à les traiter derrière) mais qui doivent être réglées par l’éducation et ce que j’appellerais la crainte de la réprobation sociale. Concernant les violences sexuelles qui sont judiciairement punies, on ne manque pas d’études qui démontrent que la politique carcérale ne fonctionne pas. Actuellement, derrière les personnes incarcérées pour violences volontaires, les délinquants sexuels sont le deuxième plus gros contingent de détenus. Force est de constater que leur présence en prison ne dissuade pas ceux qui, bien plus nombreux, sont en liberté, de violer ou d’agresser sexuellement. Le livre récent de Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes : femmes contre la prison, le montre bien : mettre les violeurs en prison n’éradiquera pas le viol. Au contraire même, puisque cela revient à ajouter de la virilité à la virilité — l’emprisonnement étant la punition virile par excellence. Or on sait que le problème principal du patriarcat, c’est justement la manière dont les hommes deviennent des hommes. C’est sur cela qu’il faut travailler.
C’est là tout l’enjeu de votre dernier livre, Le Sexisme, une affaire d’hommes. Comment empêche-t-on ça, alors ?
Il faut dégenrer l’éducation. Il faut apprendre à considérer que seules les aspirations des enfants comptent et qu’il n’y a pas de jeu, de loisir, de sport, d’activité, de métier proprement « masculin » ou « féminin ». En somme, il faut éduquer les garçons à ne pas être virils. La virilité se constitue de plusieurs éléments, comme le fait de n’exprimer aucune émotion à l’exception de la dureté et de l’agressivité, d’être en compétition permanente avec les autres hommes, de toujours chercher et vouloir des relations sexuelles avec des femmes, d’éviter tout ce qui est considéré comme « féminin » afin qu’il n’y ait aucune confusion quant à sa masculinité et, enfin, de refuser l’homosexualité. Les jeunes garçons apprennent très rapidement à mépriser les femmes, à considérer qu’ils valent mieux qu’elles. Pensez que le plus grand compliment qu’on peut faire à une femme qui fait très bien une tâche considérée comme masculine est de lui dire qu’elle est « aussi bonne qu’un homme » ou est « un vrai garçon manqué ». À l’inverse, jamais on ne considérera comme positif de dire à un homme qu’il est « une fille manquée » — ce sera vécu comme une insulte. C’est cette binarité qui entretient le sexisme.
Ce livre s’adresse-t-il d’abord aux hommes ?
« Beaucoup d’hommes revendiquent le fait d’être féministes et déclarent vouloir contribuer à cette lutte : qu’ils se chargent donc d’éduquer leurs amis, collègues, frères, pères ! »
J’ai été très frappée — quoique pas étonnée — de constater que lorsque je faisais des présentations de mon premier livre, le public était composé en quasi-totalité de femmes. Je me souviens même d’une intervention dans un café associatif où un homme présent avant la présentation a dit à une femme qu’il ne comptait pas rester car il ne se sentait pas concerné. Je me suis alors demandé pourquoi, dans notre société, toutes les femmes — même si elles n’ont pas été violées elles-mêmes — devraient se sentir concernées par la question des violences sexistes et sexuelles et lutter contre elles, tandis qu’aucun homme — ni ceux qui ont violé, ni ceux qui n’ont pas violé — ne le devrait. Après tout, puisque ce type de crimes et de délits est majoritairement commis pas des hommes, c’est bien à eux de s’y confronter ! En ce moment, beaucoup d’hommes revendiquent le fait d’être féministes et déclarent vouloir contribuer à cette lutte : qu’ils se chargent donc d’éduquer leurs amis, collègues, frères, pères ! La construction de la virilité passe notamment par l’humiliation des femmes et des hommes homosexuels. C’est le fameux « Bros before Hoes » [« Les potes avant les putes »]. Les hommes hétérosexuels qui prétendent être concernés par les violences faites aux femmes, par le sexisme, par l’homophobie, peuvent donc commencer par rompre toute amitié, camaraderie et lien avec les hommes sexistes ou homophobes de leur entourage. Ils peuvent refuser les plaisanteries sexistes autour de la machine à café, refuser de se taire devant une énième blague homophobe — même si celui qui la profère « est sympa par ailleurs ». Ils peuvent, au lieu de continuer à fréquenter un homme qu’ils disent être « lourd » avec les femmes, rompre tout contact avec lui, le confronter à ses actes, lui expliquer qu’ils ne les approuvent pas — car on sait ce que veut dire « lourd » : c’est un agresseur sexuel. Puisque la première réaction des hommes lorsqu’on parle de sexisme ou de violences sexuelles est d’expliquer qu’eux « ne sont pas comme ça », à eux de le démontrer par l’exemple, en éduquant ceux qui « sont comme ça ».
Mais que répondez-vous à celles qui vous diraient qu’on ne doit pas gaspiller son énergie à tenter d’éduquer les hommes, de les « réformer », et qu’il vaut mieux se consacrer à la construction d’espaces féministes et d’autodéfense ?
Les deux sont indispensables et complémentaires. Lorsque je parle d’éducation, je pense avant tout aux enfants, filles comme garçons, que nous éduquons tous collectivement — que nous ayons ou non des enfants, d’ailleurs. Si nous nous comportons de manière sexiste, alors les enfants intégreront que c’est normal de le faire. Une campagne publicitaire australienne dénonçant les violences patriarcales montre en quelques minutes comment elles commencent : en expliquant que les petits garçons qui font mal aux petites filles le font « parce qu’ils les aiment bien ». Et les hommes adultes se disant féministes doivent aussi éduquer les autres hommes, ils ne doivent pas les lâcher, ne leur autoriser aucun comportement, blague, attitude sexiste. C’est là qu’ils montreront qu’ils sont de vrais alliés. Mais, bien évidemment, le féminisme est là pour empuissanter, pour donner du pouvoir, de la puissance aux femmes ; il est là pour leur donner suffisamment d’autonomie (tant financière que morale, si je puis dire) pour ne pas avoir à compter sur les hommes, en instaurant des liens de sororité forts — chose que le patriarcat nous empêche de faire.
Vous dénoncez régulièrement le « feminism washing », autrement dit l’instrumentalisation et la dépolitisation conduites par des personnalités ou des entreprises…
Tout mouvement est récupérable : le féminisme l’est donc aussi. Quand une entreprise capitaliste comme H&M, qui a des usines où des femmes et parfois des enfants travaillent dans des conditions sanitaires déplorables, produit des t‑shirt pour la Journée internationale des femmes du 8 mars, elle fait du « feminism washing », c’est-à-dire qu’elle utilise le féminisme pour être bien vue tout en n’ayant aucune conscience féministe. Lorsque Karl Lagerfeld fait défiler en 2014 pour Chanel des mannequins portant des slogans féministes, il le fait parce qu’il sait que le féminisme a le vent en poupe et qu’il n’est plus de bon ton de se dire ouvertement anti-féministe — même si dans ses déclarations il montre qu’il était profondément sexiste et misogyne. On pourrait se réjouir que le féminisme ait désormais cette image « cool », mais s’il l’est, c’est qu’il n’est plus radical. Il ne faut pas forcément souhaiter que le féminisme plaise au plus grand nombre, car être féministe c’est avoir le projet radical de changer la société. Or les hommes n’ont aucun intérêt à ce qu’elle change. Le féminisme ne servira jamais les intérêts masculins — si les femmes sont plus fortes, alors mécaniquement les hommes le seront moins. Ils vont donc y perdre. Et il ne sert à rien de prétendre que le féminisme va leur servir à eux également : c’est faux.
Le féminisme ne doit donc pas être un vain mot. Il doit être inclusif. S’intéresse-t-il aux droits de toutes les femmes ? En oublie-t-il sur le carreau ? A‑t-il pris en compte qu’en combattant telle discrimination, il efface telles revendications d’autres femmes ? Nous devons sans cesse interroger notre féminisme, le questionner. Je parlais précédemment des violences gynécologiques et obstétricales, qui sont un combat féministe récent : ce combat ne peut être mené sans tenir compte des discriminations croisées — si on est une femme trans, une femme grosse, une femme racisée, une lesbienne, alors on est encore plus susceptible d’être victime de discriminations par le corps médical. Le dire, contrairement à ce qu’affirment certains féministes dites « universalistes », n’efface en rien le sexisme vécu ; cela aide à mieux cibler les combats.
Illustration de bannière : Ulrike Föst| https://www.instagram.com/ulrikefost
Photographie de vignette : Yann Levy | Hans Lucas | https://www.yannlevy.fr
REBONDS
☰ Lire notre traduction « Sylvia Federici : Le féminisme d’État est au service du développement capitaliste
», avril 2020
☰ Lire les bonnes feuilles « Not All Men
: vraiment ? », Valérie Rey-Robert, mars 2020
☰ Lire notre témoignage « À l’assaut des murs », C.M., mars 2020
☰ Lire notre article « Boxer contre les stéréotypes de genre », Yann Renoult, février 2020
☰ Lire notre entretien avec Mélissa Blais : « Le masculinisme est un contre mouvement social », décembre 2019
☰ Lire notre article « Audre Lorde : le savoir des opprimées », Hourya Bentouhami, mai 2019