Victor Jara : un canto libre

22 octobre 2016


Texte inédit pour le site de Ballast

Des Clash à Zebda, de Ferré à Lavilliers, de Ferrat à U2, nom­breux furent les chan­teurs qui ren­dirent hom­mage au Chilien assas­si­né par les mili­taires au len­de­main du coup d’État qui ren­ver­sa, le 11 sep­tembre 1973, le pré­sident socia­liste Salvador Allende. « Mon chant est une chaîne / Sans com­men­ce­ment ni fin / Et dans chaque chaî­non se trouve / Le chant des autres », lan­çait Jara, membre du Parti com­mu­niste et fervent sou­tien d’Allende. Portrait d’un artiste popu­laire et mili­tant. ☰ Par Maxence Emery


« De celui qui mourra en chantant /
Sortent les vraies vérités » V. Jara

jara1Santiago du Chili, 11 sep­tembre 1973, 14 heures. Le Palais de la Moneda est la cible de l’aviation put­schiste aux mains du géné­ral Pinochet. Les mili­taires mitraillent l’enceinte pré­si­den­tielle et contraignent Salvador Allende et les siens à la capi­tu­la­tion. Sa secré­taire ouvre la marche, une blouse de méde­cin en guise de dra­peau blanc, sui­vie d’une tren­taine d’allendistes. Tandis qu’ils se rendent, le pré­sident remonte les esca­liers jusqu’à son bureau, se sai­sit de l’AK-47 offert par son ami Fidel Castro et place la bouche du canon sous son men­ton. Détonation. Alerté, le doc­teur Jiron quitte la file, monte à toute vitesse et constate le corps sans vie. Le sui­cide du pré­sident élu marque la fin des espoirs d’un socia­lisme démo­cra­tique, por­té par le peuple quelques années aupa­ra­vant et balayé par quelque géné­ral félon avec l’appui des États-Unis. Une semaine plus tard, Joan Jara suit un cer­tain Hector dans les cou­loirs de la morgue : il s’est pré­sen­té à sa porte en dépit des risques encou­rus et affirme avoir décou­vert le cadavre de son com­pa­gnon. Funèbre décou­verte pour cette native d’Angleterre qui voit son par­te­naire, Victor Jara, l’un des chan­teurs les plus popu­laires du Chili, le corps recou­vert de pous­sière et d’hématomes, cri­blé de balles. Quarante-quatre, en tout.

Une enfance paysanne

« Le Palais de la Moneda est la cible de l’aviation put­schiste aux mains du géné­ral Pinochet. »

Remontons le temps de quelques décen­nies. Nous sommes dans les années trente et l’été touche à sa fin dans le vil­lage de Lonquén, au cœur des col­lines de Talagante. À la lueur d’un feu, un groupe de femmes, d’hommes et d’enfants accrou­pis sur la terre sèche ôtent les feuilles des épis de maïs mûrs qu’ils assemblent en énormes piles. Les pay­sans font de cette longue nuit de tra­vail col­lec­tif une fête, accom­pa­gnée de chants et d’histoires contées par des adultes qui en pro­fitent pour boire des gor­gées de chi­cha — une bois­son tra­di­tion­nelle. Les enfants en âge aident les adultes tan­dis que les plus petits jouent autour des piles de maïs sans jamais s’éloigner de la lumière ras­su­rante du feu. Assis à même le sol, Victor, jeune gar­çon, observe la course des étoiles tout en jetant des regards tendres à sa mère Amanda, une petite femme tra­pue aux ori­gines mapuches qui lui sou­rit en chan­tant, les mains sur sa gui­tare. Si le regard du lec­teur se fait fuyant, par trop roman­tique, il se pique­ra de folk­lore, ber­cé par les accords grat­tés et enivré de bois­sons fer­men­tées ; s’il se fait rasant, à hau­teur d’hommes, refu­sant les faux sem­blants, il sai­si­ra alors la misère tra­ver­sière dans les plis des sou­rires et s’attarde sur les san­dales confec­tion­nées à par­tir de pneus usagés.

Manuel, le père pochard de Victor, se montre bru­tal ; la mère en fait les frais sous l’œil hai­neux de la fra­trie. Amanda tente de sco­la­ri­ser ses enfants, contre la volon­té farouche d’un père cer­tain que ses fils doivent manier la longue char­rue au champ, cer­tain que ses femmes doivent pétrir les galettes et tenir le foyer. Le mal­heur s’acharne et frappe Maria, la grande sœur, tan­dis qu’elle lave le linge : le chau­dron se ren­verse et l’eau bouillante se déverse, la brû­lant griè­ve­ment. Amanda la veille­ra de longs mois à l’hôpital de Santiago, obli­geant la famille à démé­na­ger dans la capi­tale afin de se rap­pro­cher de la conva­les­cente. De lupa­nars en quar­tiers mal­fa­més, la vie grouillante et tré­pi­dante de la grand-ville étonne et sur­prend. Les Jara se retrouvent confi­nés dans un appar­te­ment d’une pièce et dorment sur des mate­las à même le sol. Amanda tient une petite can­tine au mar­ché et Victor vient par­fois l’aider à la sor­tie de l’école catho­lique où celle-ci l’a ins­crit. Le père est absent, pré­fé­rant culti­ver des melons sur un ter­rain ache­té grâce aux reve­nus de son épouse. C’est désor­mais seule, mais loin des coups, qu’elle devra assu­mer la charge des siens.

Allende Moneda

(Salvador Allende, 11 septembre 1973, DR)

Durant ces années de jeu­nesse, Victor ren­contre Omar Pulga : il joue de la gui­tare au fond d’une cour. Sentant l’adolescent inté­res­sé, l’homme se pro­pose de lui don­ner ses pre­mières leçons. La gui­tare ne le lâche­ra plus. Maria, infir­mière, quitte le foyer fami­lial pour se marier ; son frère Lalo devient père à seize ans ; Coca, son autre sœur, tombe enceinte et tente de se sui­ci­der. Victor, plus stu­dieux, se lance dans des études de comp­ta­bi­li­té — qui ne le pas­sionnent guère. Dans sa dix-sep­tième année, on inter­rompt le cours qu’il suit, en classe, afin de le prendre à part pour lui annon­cer le décès de sa mère : une crise car­diaque. Désemparé, le jeune Chilien pense que le récon­fort vien­dra du père Rodriguez, qui décèle chez lui une voca­tion reli­gieuse et lui pro­pose de ren­trer au sémi­naire de l’Ordre des rédemp­to­ristes de San Bernando. Rigueur de l’enseignement, chants gré­go­riens, sacri­fices char­nels et autres génu­flexions éloi­gne­ront bien­tôt — et défi­ni­ti­ve­ment — Victor du sacer­doce. Il rejoint l’école d’infanterie de San Bernardo. Les per­mis­sions sont l’occasion de beu­ve­ries et s’achèvent tard dans la nuit, à la lumière tami­sée des bor­dels à l’entour. Las de cirer les pompes des offi­ciers, et en dépit de leurs com­men­taires élo­gieux sur ses états de ser­vice, il quitte l’armée pour se retrou­ver de nou­veau livré à lui-même. Paquetage au dos, il s’en va deman­der l’hospitalité à sa sœur Marie et son époux — ce der­nier refuse, arguant qu’il n’aurait jamais dû quit­ter ce sémi­naire et l’avenir tout tra­cé qu’il lui pro­met­tait. C’est fina­le­ment dans la pobla­ción Nogales qu’il trou­ve­ra une main ten­due, en la per­sonne de Don Morgado, ami de sa défunte mère. Il accepte de l’héberger.

Les débuts artistiques

« Rigueur de l’enseignement, chants gré­go­riens, sacri­fices char­nels et autres génu­flexions éloi­gne­ront bien­tôt — et défi­ni­ti­ve­ment — Victor du sacerdoce. »

Une annonce pla­car­dée dans son uni­ver­si­té. Elle pro­pose une audi­tion afin de chan­ter Carmina Burana avec le chœur de l’établissement. Victor s’y rend et devient le ténor du groupe. Avec la troupe, il décide de par­cou­rir le nord du pays pour recueillir et étu­dier les musiques popu­laires locales. Sa vie s’en va, pas à pas, che­mi­ner vers l’art — il apprend la pan­to­mime et passe avec suc­cès le concours d’entrée de l’École de théâtre de l’université du Chili. Il gagne en assu­rance et n’hésite pas à obser­ver, des heures durant, un ours dans un zoo afin de jouer ledit ani­mal dans une pièce. C’est à cette époque qu’il ren­contre Joan, sa pro­fes­seure d’expression cor­po­relle et future com­pagne. Les Chiliens portent alors, nous sommes en 1958, Jorge Alessandri à la pré­si­dence : ancien lea­der de la Confédération patro­nale chi­lienne, il devance le can­di­dat du Front d’action popu­laire, nom­mé Salvador Allende. Victor mul­ti­plie les voyages à la cam­pagne et par­fait son appren­tis­sage des musiques tra­di­tion­nelles. Il ren­contre la fameuse chan­teuse popu­laire Violeta Parra, qui l’encourage à per­sé­vé­rer dans son appren­tis­sage de la gui­tare et de la chan­son ; elle décèle chez le jeune homme cer­taines pré­dis­po­si­tions. Ce sont des années de bohème que le jeune homme vit là, entre cours de théâtre, café Sao Paulo — où se pro­duit Parra — et soi­rées inter­mi­nables à refaire le monde et jouer de la musique entre artistes et pen­seurs. Par l’intermédiaire de la chan­teuse, Victor ren­contre le groupe Cuncumén — il enre­gis­tre­ra avec lui des chan­sons d’amour, gla­nées lors d’un voyage dans la pro­vince de Nuble. Il appa­raît aus­si sur leur album de chants de Noël et y inter­prète des titres spé­cia­le­ment écrits pour lui, d’une plume de maître, celle de Parra. Il obtient en paral­lèle son diplôme à l’École de théâtre et débute une car­rière pro­li­fique de met­teur en scène — elle sera, comme le veut la for­mule, « cou­ron­née de suc­cès » : sa pièce sera jouée dans de nom­breux pays d’Amérique du Sud.

Joan est une jeune mère sépa­rée de son conjoint ; Victor ne se fait pas prier pour la cour­tiser — et le voi­là qui par­vient à ses fins. Mais il s’absente durant cinq mois, en tour­née à tra­vers l’Europe : une épreuve pour le couple, que leur cor­res­pon­dance per­met de mieux com­prendre. Joan, peu poli­ti­sée, s’inquiète de ne pas être à la hau­teur des idées com­mu­nistes de Victor : « D’abord — écrit-il — tu me demandes de ne pas t’idéaliser, car tu ne penses pas avoir les qua­li­tés humaines pour être la com­pagne d’un com­mu­niste ; je devrais aus­si avoir bien à l’esprit que tu n’es pas sociable, que tu crains les per­sonnes qui vivent avec un idéal très haut et que la posi­tion intel­lec­tuelle du com­mu­nisme t’effraie. […] Mon idéal de com­mu­nisme n’a pas d’autre objec­tif que celui d’appuyer et d’encourager ceux qui croient qu’avec un régime popu­laire, le peuple sera heu­reux. J’essaierai de ne pas être obses­sion­nel et de ne pas oublier que sous mes pieds, il y a de la terre, et que tout autour, les gens ont deux yeux et une bouche comme moi. […] J’ai un pas­sé qui m’aide à res­sen­tir avec plus d’acuité les souf­frances des pauvres, des exploi­tés. Et le fait de connaître de façon aus­si intime cette réa­li­té m’empêche de l’intellectualiser. Si je le fai­sais, je ne serais plus moi-même, je ne pour­rais plus saluer les Morgado, ni Juanito, ni même mes amis d’enfance, mes frères… et je mépri­se­rais aus­si tout ce que m’a légué ma mère. Je dois les aider, je dois me battre pour eux afin qu’ils soient les témoins, je l’espère, d’un monde meilleur. Je crois qu’en cela tu me com­prends et que tu peux m’aider comme tu l’as déjà fait. Mon amour, avec toi je suis com­plet et si je m’éloigne de toi, je n’ai plus d’ailes… »

(Allende, 1972, REVISTA LIFE)

Il est frap­pé par l’Union sovié­tique et revien­dra char­gé de cadeaux pour Manuela, la fille de Joan, qu’il aime d’une ten­dresse pater­nelle. C’est lors de cette tour­née que Victor com­pose pour l’aimée la célèbre chan­son « Paloma quie­ro contarte » (« Paloma, je veux te dire »). Ses suc­cès de met­teur en scène l’amènent à ren­con­trer Allende au détour d’une repré­sen­ta­tion. Victor témoigne déjà d’un vif inté­rêt pour l’homme qui à ses yeux incarne l’avenir socia­liste du pays — le seul à même de ren­ver­ser les conser­va­teurs et les libé­raux qui dirigent le Chili. Il devient père d’une petite fille, Amanda. Les années passent et la nou­velle cam­pagne pré­si­den­tielle bat son plein. La FRAP, l’alliance de gauche pour les élec­tions, por­tée par le can­di­dat Allende, est vic­time d’une cam­pagne de calom­nies. Des affiches sont pla­car­dées dans les rues, mon­trant des tanks russes filant droit vers le Palais pré­si­den­tiel et des gosses éplo­rés. Clichés écu­lés d’une droite à bout de souffle qui tente par tous les moyens de jeter le dis­cré­dit sur l’opposition. On entend même que les enfants seront envoyés à Cuba afin d’y être endoc­tri­nés et que le pays se ver­ra sou­mis à l’Union sovié­tique. Certains chi­liens voient dans cette cam­pagne de dif­fa­ma­tion la main des États-Unis, par le tru­che­ment de la CIA.

« Des affiches sont pla­car­dées dans les rues, mon­trant des tanks russes filant droit vers le Palais pré­si­den­tiel et des gosses éplorés. »

Il est vrai que la révo­lu­tion cubaine est dans tous les esprits : la bour­geoi­sie craint chaque jour un peu plus de perdre ses pri­vi­lèges. Victor ren­contre même quelques dif­fi­cul­tés avec ses pièces, jugées trop mar­xistes par d’aucuns. La socié­té s’affiche pro­fon­dé­ment divi­sée. L’artiste com­pose de plus en plus, pui­sant son ins­pi­ra­tion dans l’amour, les classes popu­laires et la lutte poli­tique. Avec la chan­son « Cancion del mine­ro » , il raconte ain­si la vie d’un mineur : « J’ouvre / J’extrais / Je trans­pire / du sang / Tout pour le patron / Rien pour la dou­leur / Mineur je suis / À la mine je vais / À la mort je vais / Mineur je suis ». Le socia­lisme devra attendre : en 1964, Allende perd une nou­velle fois les élec­tions au pro­fit du repré­sen­tant de la Démocratie chré­tienne Frei Montalva, qui béné­fi­cie du report des voix obte­nues par le can­di­dat du Parti radi­cal. Victor déses­père de voir un jour le Chili gou­ver­né par un homme proche du peuple.

À l’ère du disc jockey et des musiques for­ma­tées, les Parra ouvrent la Peña, une petite salle de concert, rue Carmen. Le lieu ne tarde pas à deve­nir incon­tour­nable pour tous les ama­teurs de musiques folk­lo­riques du pays comme de l’Amérique latine toute entière. En plus de son tra­vail au théâtre, Victor accepte de venir jouer quelques soirs par semaine. La Peña devient un labo­ra­toire qui lui per­met­tra de tes­ter ses nou­velles com­po­si­tions devant un public cri­tique. À la ques­tion d’un jour­na­liste qui voyait Victor en digne repré­sen­tant de la nou­velle chan­son chi­lienne, ce der­nier lui répon­dra : « Il y en a assez de cette musique étran­gère qui ne nous aide pas à vivre, qui ne nous dit rien, qui nous amuse un moment et nous laisse aus­si vides qu’avant. »  Sa noto­rié­té gran­dis­sante, les gens com­mencent à le recon­naître dans la rue, ses musiques passent à la radio et les fes­ti­vals l’invitent. Une simple chan­son qu’il avait écrite devient une affaire d’État : il y contait la pas­sion d’une bigote pour un curé à qui elle confes­sait ses péchés. Une per­sonne mali­cieuse l’aurait dif­fu­sée à la radio au moment où la sta­tion émet­tait sur tout le ter­ri­toire natio­nal. Le bureau de l’information de la pré­si­dence ordonne son retrait et la des­truc­tion de l’original. Le père Espinoza, rec­teur du monas­tère de San Francisco, déclare dans la presse : « Je ne veux ni lire, ni écou­ter cette chan­son, mais je sais de quoi elle traite. On a bien fait de la cen­su­rer car elle est scan­da­leuse. Je répète les mots du Christ : Malheur au monde à cause des scan­dales […] et à l’homme par qui le scan­dale arrive. ».

(Violeta Parra, DR)

À ce sujet, Victor dira à un jour­na­liste : « Jamais je n’aurais pu pen­ser que cette his­toire que j’avais enten­due à Concepcion, et qui a plus d’une cen­taine d’années d’existence, allait pro­vo­quer une telle réac­tion. Ceux qui consi­dèrent qu’une chan­son espiègle et mali­cieuse comme celle-là, est irré­vé­ren­cieuse et inso­lente, sont en train de nier la décence de la créa­tion popu­laire qui déter­mine nos tra­di­tions. […] Que pensent donc ces mêmes détrac­teurs des chants de Carl Orff, le com­po­si­teur alle­mand, qui a emprun­té des élé­ments des jeux médié­vaux pour Carmina Burana ? Ceci est un cri­tère caduc qui ne sied pas à notre siècle. L’Église elle-même a évo­lué. Partout dans le monde, le folk­lore mélange dans ses thèmes divins, le reli­gieux et le pro­fane. C’est cela l’esprit popu­laire. » Les appels télé­pho­niques inju­rieux ne man­que­ront pas durant cette période de cen­sure. La socié­té est chaque jour plus scin­dée. Ne serait-ce qu’à l’université où Joan donne des cours, les étu­diants issus des couches aisées pri­vi­lé­gient les com­po­si­tions clas­siques quand les élèves plus mar­qués à gauche espèrent déve­lop­per un style réso­lu­ment plus moderne. La cam­pagne témoigne tou­jours autant des inéga­li­tés entre les pro­prié­taires ter­riens et les pay­sans. Quelques temps après, la famille, cho­quée, apprend le sui­cide de Violeta Parra. C’est aus­si l’époque où Fidel Castro annonce que le Che est par­ti com­battre sous d’autres lati­tudes pour étendre la révolution…

L’engagement

« C’est aus­si l’époque où Fidel Castro annonce que le Che est par­ti com­battre sous d’autres lati­tudes pour étendre la révolution… »

Victor s’engage de plus en plus : « L’invasion cultu­relle est comme un arbre feuillu qui nous empêche de voir notre propre soleil, notre propre ciel, nos propres étoiles. Par consé­quent, notre com­bat pour voir le ciel qui nous abrite nous impose de cou­per cet arbre à la racine. L’impérialisme nord-amé­ri­cain a com­pris la magie de la musique et fait en sorte que notre jeu­nesse soit gavée de tout type de musique com­mer­ciale. Les spé­cia­listes de la ques­tion ont pris cer­taines mesures : pre­miè­re­ment, indus­tria­li­ser et com­mer­cia­li­ser la chan­son de pro­tes­ta­tion ; deuxiè­me­ment, éri­ger des idoles qui ser­vi­ront ses inté­rêts en endor­mant la rébel­lion inhé­rente à la jeu­nesse. Ce sont des idoles qui subissent le même sort que les autres idoles de la chan­son de consom­ma­tion : elles sub­sistent un temps puis dis­pa­raissent. Voilà pour­quoi nous sommes plus des chan­teurs révo­lu­tion­naires que de pro­tes­ta­tion, parce que ce terme nous semble ambi­gu et parce qu’il est déjà uti­li­sé par l’impérialisme. » Le chan­teur a conscience qu’un artiste peut être un homme aus­si « dan­ge­reux » qu’un gué­rille­ro grâce à son pou­voir de com­mu­ni­ca­tion, mais il demeure réa­liste et sait que cela reste insuffisant. 

Le 9 mars 1969, à 7 heures du matin, des poli­ciers attaquent un cam­pe­ment occu­pé illé­ga­le­ment par des pay­sans. De cette confron­ta­tion bru­tale, sept pay­sans et un nour­ris­son perdent la vie. On appel­le­ra cet épi­sode funeste « le mas­sacre de Puerto Montt ». Les pay­sans n’avaient pas d’autres foyers et ces baraques de for­tune, qui les pro­té­geaient à peine des averses, repo­saient sur un ter­rain déjà ren­du extrê­me­ment boueux par les pluies d’automne. Une vague de pro­tes­ta­tion s’ensuit. Policiers et étu­diants s’affrontent. En sou­tien aux pay­sans, une grande mani­fes­ta­tion orga­ni­sée par la Fédération des étu­diants et des syn­di­cats réunit plus de 100 000 per­sonnes. Instants de grandes émo­tions durant les­quelles Victor inter­pré­te­ra une chan­son écrite suite au mas­sacre : « Preguntas por Puerto Montt ». Chanson qui récol­te­ra un ton­nerre d’applaudissements et atteste, s’il le fal­lait encore, de l’engagement du chan­teur. Mais ce sou­tien, Victor com­mence à le payer. La bour­geoi­sie le voit d’un mau­vais œil. Les alter­ca­tions sont nom­breuses et par­fois vio­lentes — Joan craint pour la sécu­ri­té de son com­pa­gnon. On le traite de « sub­ver­sif » ou de « com­mu­niste » lors de ses concerts ; on lui lance des pro­jec­tiles qui le contraignent, un jour, à rega­gner sa voi­ture pour par­tir au plus vite. Il mul­ti­plie ses inter­ven­tions au côté des com­mu­nistes et sort un disque pour la com­pa­gnie dis­co­gra­phique alter­na­tive de la Jeunesse com­mu­niste — sans leur sou­tien, il n’aurait d’ailleurs pas pu fran­chir la bar­rière de la cen­sure politique. 

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(Víctor Jara, à gauche, par Luis Poirot)

De nou­velles élec­tions approchent. Allende est le can­di­dat des par­tis de centre-gauche et de la gauche réunie sous la ban­nière de l’Unité popu­laire. Ils pré­sentent un pro­gramme auda­cieux de qua­rante mesures visant à trans­for­mer l’économie et mettre fin aux injus­tices sociales. Parmi elles, la natio­na­li­sa­tion des res­sources natu­relles du pays, la pro­prié­té éta­tique des banques, l’assistance médi­cale gra­tuite, un demi-litre de lait gra­tuit pour chaque enfant ou encore la radi­ca­li­sa­tion de la réforme agraire. Il ne reste plus que quelques mois à Allende pour convaincre. Joan et ses élèves donnent des repré­sen­ta­tions du bal­let en sou­tien à la cam­pagne. L’occasion d’aller voir la pro­fonde misère qui frappe le peuple à cer­tains endroits oubliés. Victor n’est pas en reste et chante l’hymne offi­ciel de la cam­pagne, « Venceremos » : sa chan­son fait le tour du pays et les gens l’entonnent lors des manifestations.

« L’armée assure qu’elle n’aura pas recours à la force. La démo­cra­tie tient encore bon — pour le moment. »

Le jour du vote approche à grands pas. Joan, qui détient encore la natio­na­li­té anglaise, ne peut par­ti­ci­per au scru­tin ; Victor revient du bureau de vote et s’installe près de la radio dans l’attente des pre­miers résul­tats. Un coup de fil d’un proche lui apprend leur vic­toire immi­nente. Explosion de joie pour le chan­teur et les siens, qui s’empressent de rejoindre les par­ti­sans de l’Unité popu­laire à la Fédération étu­diante, tan­dis que, dans les rues, le peuple scande « El pue­blo uni­do jamás será ven­ci­do » : le peuple uni ne sera jamais vain­cu ! Une per­sonne dans l’assistance enjoint tout le monde au silence ; les résul­tats vont être pro­non­cés : « Salvador Allende Gossens est élu pré­sident de la République avec 36,6% des voix sui­vi par Alessandro Rodriguez qui en obtient 35,3% puis de Radomiro Tomic avec 28,1 % des votes. » Foule en liesse. Victor étreint for­te­ment Joan. Mais, mal­gré la joie, Victor sait que l’Unité popu­laire devra faire face à la pres­sion adver­saire. Un jour­nal de droite annonce quelques temps après que Victor Jara, homo­sexuel, a été vu en com­pa­gnie de jeunes enfants et qu’il aurait été exclu du Parti com­mu­niste : tous les moyens sont bons. Il écri­ra les jours sui­vants un démen­ti, expri­mant son enga­ge­ment, qui plus est ren­for­cé suite à ces attaques qui témoignent avant tout de la peur que peut repré­sen­ter pour eux un chan­teur popu­laire accom­pa­gné d’une simple guitare.

La droite et ses repré­sen­tants pour­suivent leurs actions les mois sui­vants. Des femmes orga­nisent des marches des cas­se­roles vides en signe de pro­tes­ta­tion contre le gou­ver­ne­ment, la Kennecott Copper Company lance un embar­go inter­na­tio­nal contre le cuivre chi­lien et les bateaux sont mis à quai dans les ports euro­péens sans pos­si­bi­li­té de conti­nuer le voyage ou de déchar­ger la mar­chan­dise. À cela s’ajoute la grève des camions qui pro­testent contre les natio­na­li­sa­tions. La classe entre­pre­neu­riale s’oppose à l’Unité popu­laire par le biais des par­le­men­taires et tente, par tous les moyens, de para­ly­ser le pays. Des bandes armées dressent des bar­ri­cades et attaquent les camions qui cir­culent encore. De ce fait, des pro­duits de pre­mières néces­si­tés deviennent inac­ces­sibles. Pour contre­car­rer les effets de cette grève, Victor et Joan se joignent à d’autres tra­vailleurs lors de tra­vaux volon­taires. Une par­tie de la classe moyenne s’allie à la grève ; des ouvriers essaient de dépas­ser les quo­tas de pro­duc­tions et des méde­cins forment un « front patrio­tique », en sou­tien à l’Unité popu­laire, afin de rem­pla­cer leurs col­lègues en grève. Certains élé­ments de l’opposition mènent des actions (tou­jours plus) vio­lentes contre ceux qui osent encore bra­ver la ces­sa­tion de tra­vail. Face à ce cli­mat de ten­sion exa­cer­bée, Allende fait ren­trer des mili­taires au pou­voir dans l’espoir de com­po­ser un gou­ver­ne­ment de « paix sociale ». L’armée assure qu’elle n’aura pas recours à la force. La démo­cra­tie tient encore bon — pour le moment. Victor et ses cama­rades craignent cepen­dant les troubles à venir… Parallèlement, il enre­gistre un album sobre­ment inti­tu­lé La pobla­cion, dans lequel il raconte l’histoire du peuple, des luttes indi­vi­duelles et col­lec­tives qui ont lieu chaque jour dans les bidon­villes et ailleurs.

(Général Pinochet, DR)

Le putsch

La menace d’un coup d’État et d’une guerre civile se répand. Une anec­dote témoigne à elle seule de la haine que peuvent res­sen­tir cer­tains bour­geois à l’égard de Victor : tan­dis qu’il se trouve dans sa voi­ture, au feu rouge, le conduc­teur de la voi­ture d’à-côté le recon­naît et bran­dit un cou­teau mena­çant. Le 29 juin 1973, un régi­ment de chars d’assaut entoure le Palais de la Moneda. Le géné­ral Carlos Prats — com­man­dant en chef des Forces armées — sort à pied, uni­que­ment armé d’une mitraillette, et ordonne aux offi­ciers de se rendre : ces der­niers ont vite com­pris qu’ils ne rece­vraient pas l’appui espé­ré et obtem­pèrent. Les chars font demi-tour. Ce coup d’État avor­té, au cours duquel un came­ra­man per­dit la vie der­rière l’objectif de sa camé­ra, fut la pre­mière ten­ta­tive aux allures de répé­ti­tion générale.

« Les syn­di­cats convoquent l’ensemble des tra­vailleurs à se rendre sur les lieux de tra­vail et l’alerte rouge est lancée. »

Au pré­texte de cher­cher des armes, le prin­cipe d’autonomie des uni­ver­si­tés est sou­vent vio­lé et la police fait régu­liè­re­ment des des­centes dans la facul­té où Joan donne des cours. Dans ce cli­mat d’incertitude et de ten­sion, le couple, accom­pa­gné de leurs filles, s’en va pré­pa­rer une mai­son sur l’Île Noir, tout au sud du pays, au cas où la situa­tion vien­drait à s’empirer plus encore — la gauche a conscience qu’il sera dif­fi­cile de défendre le pays si l’armée se range du côté des oppo­sants. À leur retour, tan­dis qu’ils roulent len­te­ment sur une route peu pas­sante en direc­tion de Santiago, un groupe d’hommes armés, qui a repé­ré Victor Jara, dévale une col­line afin de les atta­quer. Pied sur la pédale d’accélération, Victor les évite de jus­tesse… Le géné­ral Pratz, un léga­liste refu­sant toute inter­ven­tion de l’armée, est contraint de démis­sion­ner en rai­son d’attaques de la droite ; Allende nomme un cer­tain Pinochet, géné­ral lui aus­si, pour le rem­pla­cer. Le 11 sep­tembre 1973, Victor et Joan prennent leur petit déjeu­ner. La radio annonce des mou­ve­ments de troupes inha­bi­tuels à Valparaiso. Les syn­di­cats convoquent l’ensemble des tra­vailleurs à se rendre sur les lieux de tra­vail et l’alerte rouge est lan­cée. Victor, cen­sé chan­ter pour le ver­nis­sage d’une expo­si­tion consa­crée aux crimes du fas­cisme en pré­sence d’Allende, com­prend que l’événement n’aura pas lieu. Le coup d’État s’organise pro­gres­si­ve­ment dans le pays, sous la férule de Pinochet. Joan repart à l’école cher­cher Manuela. Allende pro­nonce son der­niers dis­cours, his­to­rique, à la radio : il enjoint le peuple à conti­nuer la lutte « en sachant bien que plus tôt que tard ils ouvri­ront les grandes ave­nues par les­quelles passent l’homme libre, afin de construire une socié­té meilleure ». Discours qui, chaque année depuis, conti­nue d’être hono­ré par nombre de mili­tants aux quatre coins du monde.

Afin de répondre à l’appel tech­nique de la Centrale unique des tra­vailleurs, le chan­teur se rend à l’université. Des héli­co­ptères frôlent la cime des arbres du jar­din de leur mai­son et foncent en direc­tion de l’habitation de Salvador Allende, non loin de là. Victor télé­phone à Joan pour lui signi­fier son arri­vée et prendre de rapides nou­velles avant de lais­ser le télé­phone à un autre. Le Palais de la Moneda est bom­bar­dé et incen­dié ; Allende vient de se don­ner la mort. Les heures passent, un couvre-feu est ins­ti­tué. Joan s’inquiète. Le télé­phone sonne de nou­veau — son com­pa­gnon l’informe qu’il la rejoin­dra le len­de­main, à la pre­mière heure : le couvre-feu l’empêche de par­tir. Joan couche les filles et reste dans l’angoisse. L’université est cein­tu­rée par les mili­taires et leurs tanks. La radio a été prise d’assaut et mise hors d’état d’émettre. Ceux qui ont ten­té de sor­tir de l’enceinte ont été abat­tus. Quelques heures plus tard, l’armée tire des coups de canon sur le bâti­ment — les fenêtres volent en éclats, la panique gagne pro­fes­seurs et étu­diants réfu­giés sous les tables. Les tanks pénètrent dans la cour de l’université. Les sol­dats arrivent et ordonnent à tous de se réunir : à coups de savates et de crosses, ils leur imposent de se jeter ventre à terre, mains sur la nuque. Victor exé­cute les ordres.

(DR)

Ils ont main­te­nant pour consigne de se mettre en file indienne puis de cou­rir der­rière une jeep jusqu’au Stade Chili, situé à six pâtés de mai­son. À leur arri­vée, un sous-offi­cier recon­naît Victor et demande qu’on le place à l’écart des autres — il se pelo­tonne sous les sièges du stade, mains sous les ais­selles afin de se pro­té­ger du froid. Un offi­cier de grande taille, bel homme au regard suf­fi­sant, envoie un sou­rire gla­cial à Victor en imi­tant le jeu de gui­tare, puis passe ses doigts le long de sa gorge en signe de menace. Puis il s’indigne auprès des autres mili­taires de la pré­sence, en ces lieux, du chan­teur et demande à ce qu’on le sur­veille. Les jours sui­vants, Victor est tor­tu­ré. Des pri­son­niers, deve­nus hys­té­riques, se font tuer sur le champ ; un autre, à bout de nerfs, se jette dans le vide et trouve la mort. Deux gar­diens ramènent Victor, ensan­glan­té, dans la par­tie prin­ci­pale du stade. Ses amis lui lavent le visage tant bien que mal. Ils se par­tagent quelques bis­cuits. Le chan­teur pré­sente de nom­breuses bles­sures, dont une côte cassée.

« Camarade Victor Jara, pré­sent main­te­nant et pour tou­jours ! »

Les pri­son­niers sont sépa­rés par groupe de deux cents et trans­fé­rés au Stade National. Le Stade Chili, quant à lui, demeure plein des nou­veaux arri­vants. Victor demande à l’un de ses cama­rades un papier et un crayon ; il écrit son der­nier poème, grif­fon­né à toute vitesse. Son ami le cache dans ses chaus­settes puis deux sol­dats arrivent afin d’escorter le chan­teur jusqu’aux ves­tiaires. Il est de nou­veau tor­tu­ré de longues heures : on lui broie les mains à coups de crosses et de bottes. Nous sommes déjà le 16 sep­tembre. Le coup d’État a eu lieu cinq jours plus tôt. Un offi­cier remarque qu’on « ne l’entend plus chan­ter », en dési­gnant Victor Jara avant de l’abattre d’une balle dans la tête. Victor en rece­vra qua­rante-quatre autres dans le corps. On retrou­ve­ra sa dépouille aux côtés de cinq autres, dans un ter­rain vague au petit matin. Un groupe de civils les déplace dans une camion­nette pour les conduire à la morgue. Un jeune homme, pré­nom­mé Hector, y est réqui­si­tion­né ; il recon­naît le corps du chan­teur popu­laire : il per­met­tra à Joan de lui don­ner une sépul­ture. Quelques jours plus tard, le poète Pablo Neruda meurt de cachexie can­cé­reuse — des doutes per­sistent encore sur un pos­sible empoi­son­ne­ment. L’écrivain Miguel Cabezas dira, dans un témoi­gnage contro­ver­sé, qu’on aurait cou­pé les doigts de Victor Jara et que ce der­nier se serait diri­gé vers les gra­dins en signe de défi, en chan­tant l’hymne popu­laire devant ses cama­rades. Un men­songe ; une légende qui ne résiste pas à l’examen des faits1.

***

En l’espace d’un mois, le Chili perd trois grands hommes. Des cen­taines de per­sonnes des­cendent dans les rues rendre hom­mage au poète dis­pa­ru en dépit de la pré­sence des mili­taires en arme. Sous les regards inqui­si­teurs, les mani­fes­tants récitent des poèmes tout le long du cor­tège  la pré­sence des médias étran­gers évite pro­ba­ble­ment les arres­ta­tions. La foule achève sa marche devant le cime­tière. Et tous de scan­der d’une seule voix : « Camarade Pablo Neruda, pré­sent main­te­nant et pour tou­jours ! Camarade Salvador Allende, pré­sent main­te­nant et pour tou­jours ! Camarade Victor Jara, pré­sent main­te­nant et pour tou­jours ! »


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  1. Correspondance pri­vée, en 2015, avec Elvira Díaz, réa­li­sa­trice du docu­men­taire Victor Jara, n° 2547.[]

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