Texte inédit | Ballast
« Autant d’entrailles que de cervelle ; rétif, mauvais caractère, pas accommodant pour un sou. En stratégie de carrière, zéro pointé. Irrécupérable. […] Alors, entre le chichi artiste et l’emmerdance savante, saumâtre entre-deux, un centaure mi-russe mi-français, mi-anar mi-bolcho, mi-esthète mi-activiste, travaille en cachette quarante ans durant, contre vents et marées, page après page, à rendre l’avenir des hommes un peu plus supportable », écrivait Régis Debray en 1985, encore marxiste, dans sa préface aux Carnets de Victor Serge. Le portrait est juste. Sa biographe de référence, la professeure et journaliste étasunienne Susan Weissman, appelle aujourd’hui à nous réapproprier la mémoire de l’écrivain et militant disparu en 1947 afin de bâtir le socialisme démocratique du XXIe siècle.
Victor Serge eut un impact considérable sur le développement de la conscience des marxistes révolutionnaires, des libertaires et des anarchistes du monde entier. Il fut le trotskyste le plus connu de son temps, bien que sa relation avec le mouvement trotskyste ait été pour le moins controversée. Lorsque je raconte aux gens que j’écris sur Serge, ils me disent, invariablement, lesquels de ses livres les ont touchés ou influencés le plus : dans le monde anglo-saxon, il s’agit le plus souvent de son roman dialectique ayant trait aux purges, L’Affaire Toulaév, ou de ses Mémoires d’un révolutionnaire. En France : S’il est minuit dans le siècle. Quant aux militants trotskystes, ils mentionnent généralement L’An I de la Révolution russe ou De Lénine à Staline, qu’il a écrit en seulement quinze jours, en 1936. En Amérique latine, son travail le plus lu est sa petite brochure Ce que tout révolutionnaire doit savoir sur la répression.
« Mis en marge de l’Histoire parce qu’il rejetait, d’un même élan, le capitalisme et le stalinisme. »
Cela pour dire que Serge renvoie à l’expression concrète et poétique d’une époque. Il était aux côtés des révolutionnaires marxistes qui ont refusé de se rallier à la contre-révolution stalinienne et qui ont lutté afin que leurs idées échappent aux tentatives exterminatrices de Staline. C’est ce qui rend son travail si puissant. On a appelé Serge le poète, le barde, le journaliste et l’historien de l’Opposition de gauche1. Il était également sa conscience. À l’instar de ses camarades de l’Opposition, Serge a été mis en marge de l’Histoire parce qu’il rejetait, d’un même élan, le capitalisme et le stalinisme. Sa contribution continue, aujourd’hui encore, de nous séduire puisqu’il n’a jamais compromis son engagement — celui de créer une société qui défend la liberté humaine, renforce la dignité humaine et améliore la condition humaine. Serge a vécu dans la tourmente de la première moitié du XXe siècle mais ses idées demeurent pertinentes pour les débats contemporains qui agitent notre mode post-soviétique et post-Guerre froide.
D’aucuns se demandent sans doute comment le travail de ce révolutionnaire pourrait être de quelque utilité à notre époque. Le XXe siècle a tiré sa révérence, emportant avec lui l’URSS effondrée ; les colossales batailles idéologiques qu’elle suscitait ont disparu par la même occasion. De quelles façons, dès lors, les idées et les luttes portées par Serge, que l’on a pu dire dépassées, pourraient-elles résonner à nouveau ? Comment Serge pourrait-il être un homme de notre temps ? Avec la disparition du stalinisme, les vainqueurs de la Guerre froide ont eu le loisir de proclamer qu’« il n’y a aucune alternative » à la démocratie capitaliste de type occidental, alors même que les inégalités se creusent et que les nationalistes religieux usent à l’envi de la terreur. Au regard de l’insécurité et de l’incertitude que charrie notre temps, au regard de l’inégalité et de la grotesque réponse réactionnaire, une nouvelle génération a pris la rue pour réclamer un monde meilleur — qui plus est, celle-ci insiste sur le fait que cela est possible. Parmi les nombreux bilans qui ont été effectués du désastre soviétique, sur le terrain politique et intellectuel, la voix et le témoignage de Victor Serge se distinguent par leur probité, leur rigueur et les préoccupations profondément humaines qu’il n’a cessé de porter. Ses œuvres abordent des questions importantes et primordiales, pourtant irrésolues à l’heure qu’il est : la liberté, l’autonomie et la dignité. Serge appartenait à une génération révolutionnaire qui cherchait comment créer une société capable d’atteindre de tels objectifs. Ils échouèrent, mais il passa le restant de sa vie à décrire leur tentative et à analyser leur défaite. Pour cette raison, son travail mérite d’être réédité, analysé, interprété et, surtout, sauvegardé. Nous réapproprier Serge peut nous aider à imaginer — et nous espérons à créer — l’avenir.
Victor Serge est mort à l’âge de 57 ans, en 1947. Le temps de cette vie, trop brève, il a participé à trois révolutions, a passé une dizaine d’années en captivité, a publié plus de trente ouvrages et laissé quantité de travaux inédits. Il est né en exil politique et mort dans un autre. Il était politiquement actif dans sept pays. Sa vie entière s’est placée sous le signe de la contestation politique permanente : Serge s’est opposé au capitalisme — d’abord en tant qu’anarchiste, puis comme bolchevik ; il s’est opposé aux pratiques antidémocratiques du bolchevisme puis s’est opposé à Staline en tant, nous l’avons vu, qu’oppositionnel de gauche. Marxiste impénitent, il s’est disputé avec Trotsky, de l’intérieur de la gauche anti-stalinienne, et, enfin, s’est opposé au fascisme. Bien que ce romancier et historien de la Révolution reste encore peu connu dans l’ex-URSS, il a été l’un des observateurs les plus lucides de ses évolutions politiques, décryptant, dans ses nombreux ouvrages, la trahison brutale de la Révolution de 1917.
« Il a participé à trois révolutions, a passé une dizaine d’années en captivité, a publié plus de trente ouvrages et laissé quantité de travaux inédits. »
Son expérience politique ne l’a pas conduit à renoncer au socialisme une fois que Staline avait triomphé, mais à lui apporter ce qui avait pu lui faire défaut, le souci des droits individuels humains, afin de contribuer plus encore aux desseins socialistes. Il s’est levé contre le système de parti unique, déclarant dès 1918 (et également en 1923) qu’un gouvernement de coalition, bien que source de multiples dangers, eût été moins dangereux que ce qui allait se produire plus tard, sous la dictature bureaucratique de Staline et de sa police secrète. Ses propositions de réforme économique incluaient la « démocratie ouvrière » et le « communisme des associations », en lieu et place des « plans » rigides, verticaux et anti-démocratiques. Serge ne s’est jamais rendu coupable de quelque analyse anhistorique : il n’ignorait pas que les bolcheviks manquaient cruellement de choix au terme d’une impitoyable guerre civile. Incapables de voir ce qui les attendait, ces derniers craignaient que la Révolution pût être noyée dans le sang par les forces réactionnaires — un trop grand nombre de leurs décisions furent influencées par le patriotisme de parti… La lecture de son travail sur l’URSS demeure indispensable pour tous ceux qui aspirent à saisir l’atmosphère des années 1920 et 30 au sein de l’Union soviétique et du mouvement communiste. Il a mis en lumière les dilemmes des années 1940 avec un sentiment d’urgence et de clarté. Cela contribue à l’actualité de sa pensée — parce qu’elle en appelait littéralement à un autre monde. En sortant Serge de l’ombre et de l’oubli, nous pourrons, de nouveau, saisir ce sens vital de l’Histoire, celui qui sauve et qui, pourtant, devrait toujours tenir du truisme : la démocratie est une composante essentielle du socialisme.
Défaite, renouveau et démocratie
Staline craignait pour la stabilité de son propre pouvoir et n’eut plus qu’une obsession : éradiquer l’opposition, sur son sol comme à l’étranger. Il peut paraître surprenant qu’il ait fait preuve d’autant de fureur et de zèle pour traquer le petit nombre de trotskystes et d’opposants qui contestaient son autorité, dans des revues et des organisations d’extrême gauche, à l’Ouest, à la fin des années 1930 et au début des années 1940. Un tel effort pour éteindre ces petites flammes de défiance semble totalement démesuré au regard des tâches qu’il avait par ailleurs à accomplir, comme la préparation de la guerre… Mais les critiques marxistes, comme Trotsky et Serge, ne représentaient pas seulement une épine dans le pied de Staline, mais un affront moral à sa loi. Mieux valait les réduire au silence afin d’éviter que leurs voix ne trouvent un large public. Trotsky a été assassiné en août 1940 ; Serge a survécu et a continué d’écrire à profusion. Il consacra ses derniers essais et ses ultimes pensées à analyser les tenants et les aboutissants de la période d’après-guerre et à mettre en avant la nécessité d’une régénération du socialisme, afin qu’il puisse conserver toute sa pertinence. Durant les quatre années qui ont précédé l’exécution de Trotsky, Serge et lui séjournaient à l’Ouest et ont eu l’occasion de travailler ensemble : pensez à la puissance de leurs voix combinées et à leurs écrits si convaincants ! Staline avait commis une grave erreur en les expulsant tous deux : peut-être n’avait-il pas imaginé qu’ils continueraient, dans l’exil, à dénoncer chacune de ses trahisons et chacun de ses meurtres…
Trotsky avait mené une lutte soutenue contre Staline depuis son expulsion en 1929, en dévoilant l’étendue de ses crimes à la face du monde. En 1936, Serge rejoignit Trotsky en exil : un autre bolchevik, avec une voix éloquente et une plume qui, depuis 1923, avait résisté aux côtés de Trotsky, pouvait désormais fortifier la lutte contre les exactions de Staline. Mais comme il est tragique que ces voix anti-staliniennes se soient divisées ! Comme il est tragique que leur relation ait tourné aigre ! La mise à mort de Trotsky a été un coup terrible pour tous ses partisans. Ceux qui étaient inspirés par l’exemple de la Révolution russe n’avaient pas l’expérience que la génération de Trotsky possédait, dans l’organisation et la construction d’une révolution réussie. Dès lors, une dépendance théorique et organisationnelle s’était naturellement développée et ils se sont montrés profondément affectés par sa disparition. À certains égards, on peut dire que la pensée révolutionnaire a été gelée dans la mentalité des années 1940.
« Son approche hétérodoxe a été critiquée aussi bien par Trotsky que par ses partisans — cela l’affecta personnellement et l’isola du mouvement oppositionnel dans son ensemble. »
Serge était un maillon essentiel de cette génération, même s’il n’avait débarqué sur la scène soviétique qu’au mois de janvier 1919, c’est-à-dire un peu plus d’un an après la prise de pouvoir des bolcheviks. Les agents staliniens de la Guépéou se sont activés, avec force, à diviser les militants de l’Opposition de gauche internationale, et Victor Serge a été victime de leur sale travail de sape. Mais les différences, en termes de politiques et de pratiques organisationnelles, ont également été responsables de la crispation de sa relation avec Trotsky2 : Serge s’impliqua dans la Quatrième Internationale mais il jugea l’atmosphère étouffante et « ne put [y] trouver l’espoir porté par l’Opposition de gauche en Russie en un renouvellement de l’idéologie, de la morale et des institutions du socialisme3 ». Serge était convaincu que « le socialisme devait aussi se ressourcer dans le monde d’aujourd’hui, et que cela devait s’effectuer par l’abandon de l’autoritarisme et de l’intolérante tradition du marxisme russe du début de siècle ». Pareilles perspectives l’ont placé en contradiction vis-à-vis du mouvement trotskyste en Occident : il était un talent incontestable de l’Opposition de gauche et le trotskyste le plus connu dans de nombreux milieux intellectuels, mais son approche hétérodoxe a été critiquée aussi bien par Trotsky que par ses partisans — cela l’affecta personnellement et l’isola du mouvement oppositionnel dans son ensemble, auquel il avait pourtant consacré tant d’années (et à quels risques !).
De Serge à nous
60 ans plus tard, son appel à une renaissance reste sans réponse. Il semble pourtant plus urgent que jamais. Examiner les questions qui le préoccupaient dans ces années noires nous donne du grain à moudre pour défraîchir notre temps, même si les époques s’avèrent, à l’évidence, pour le moins différentes : comment aurait-il pu imaginer la fin de l’URSS, le déclin de la social-démocratie, les néolibéraux, les néo-conservateurs et la montée des terroristes obscurantistes et religieux ? Pourtant, les tendances qu’il a relevées et les questions qu’il a posées ne manquent pas d’intérêt. Il eut même cette prémonition : si un collectivisme historiquement conscient ne se montrait pas en mesure de défier le collectivisme totalitaire du stalinisme et du fascisme, cela signifierait tout simplement la fin du socialisme pour une époque entière. Serge a jugé que les axiomes de la Révolution russe n’étaient plus adaptés : il notait, en 1943, que tout — la science, la production, les mouvements sociaux et les courants intellectuels — avait changé. L’Histoire n’assure la stabilité apparente qu’aux dogmes religieux. Un réarmement intellectuel était nécessaire. Comme il l’a souligné, « la pauvreté du socialisme traditionnel coïncide avec l’immense crise révolutionnaire du monde moderne, qui, indépendamment de l’action du socialisme, n’a pas manqué de mettre à l’ordre du jour de l’Humanité tout entière ce problème qu’est la réorganisation sociale, dans une perspective rationnelle et juste4. »
Serge a souligné avec insistance le fait que le mouvement socialiste devait se libérer de sa pensée fossilisée et que les conditions qu’ils avaient à affronter, terribles et sans précédent, exigeaient une autre approche : la pensée dialectique combinée à l’action politique ainsi qu’une forme d’humanisme actif. Serge s’est trouvé aux prises avec de nouvelles incertitudes, frustré par l’incapacité des socialistes à appréhender la conjoncture mondiale de façon plastique et créative. L’URSS a incarné une force inédite dans le monde, qui ne fut ni capitaliste ni socialiste, mais elle a modifié la nature de la lutte des classes : elle a d’ailleurs été un obstacle au socialisme en ce qu’elle continue d’exercer une influence négative sur les mobilisations — nous avons encore à panser ces blessures. Elle a toutefois permis de comprendre que le collectivisme n’était pas synonyme de socialisme (comme l’avaient d’ailleurs pensé Serge et ses camarades) et qu’il pouvait même être l’inverse absolu, en mettant en place des formes d’exploitation jusqu’alors inexplorées. Les vieilles théories n’étaient plus en mesure d’expliquer l’expansion stalinienne. Le Petit Père des peuples a noyé le socialisme dans le sang et a créé un système effroyable que l’on assimila au marxisme. La faiblesse intellectuelle du mouvement socialiste (vidé de ses forces par la redoutable machine stalinienne) ne pouvait être dépassée que par une « phase insurrectionnelle5 ». Peut-être y entrons-nous, même si nous assistons surtout à d’inégales « éruptions ». En France, en 2005, des jeunes chômeurs d’origine immigrée, privés d’armature théorique, ont exprimé leur colère et leur frustration en se rebellant de façon confuse ; un an plus tard, aux États-Unis, des travailleurs immigrés surexploités ont manifesté en masse. L’espoir persiste que l’économie et la société puissent être organisées afin de servir l’humanité et la communauté — et non l’inverse.
« En quoi la pensée de Serge nous est-elle utile, dans le présent qui nous occupe et l’avenir auquel nous sommes confrontés ? »
Pour Serge, la démocratie devait signifier la démocratie dans le travail ; la liberté devait signifier la liberté personnelle et politique. Nous sommes encore très loin de la réalisation de ces objectifs. En réponse aux nombreux socialistes qui revenaient à la mystique chrétienne ou à ceux qui se retiraient dans des actes individuels de conscience, Serge fit savoir que les scrupules et la probité morale étaient des nécessités absolues mais qu’elles n’avaient aucune valeur sociale — sauf à les lier à une action sur le long terme, collective et capable d’attirer le plus grand nombre. Cela date de 1945 mais cela eût pu être écrit pour aujourd’hui. Serge est arrivé à la conclusion qu’un mouvement progressiste qui possédait le sens de l’Histoire et admettait que la démocratie et le contrôle par la base étaient des choses essentielles s’avérait nécessaire. Encore une fois, le fléau stalinien a presque éradiqué l’idée que le socialisme était, et est, avant tout une véritable démocratie : il est même allé jusqu’à implanter dans les têtes qu’il était antidémocratique !
Le monde que Serge avait anticipé n’a pas existé. Nous vivons dans l’ère du néolibéralisme en faillite et du capitalisme financier cannibale. Notre sécurité et notre stabilité, pour le moins spécieuses, sont interrompues par les rappels inconfortables des inégalités aberrantes et des aspirations anéanties, par des émeutes spontanées et des rébellions de masse, par des actes ignobles de terreur individuelle qui causent des ravages et entraînent en retour la restriction des libertés civiles… La super-puissance survivante — les États-Unis d’Amérique — se prend les pieds dans son propre déclin et se montre, semble-t-il, incapable (à moins qu’elle ne le veuille pas) de répondre aux catastrophes que sont les conditions de vie naturelle, politique et économique — elle ne sait que réprimer et attaquer les conditions quotidiennes de vie (voir, par exemple, le 11 septembre, l’ouragan Katrina ou la crise des subprimes en 2008). La gauche demeure marginale en Occident et une poignée de fondamentalistes religieux, principalement basée au Moyen-Orient, prospère là où, justement, la gauche a systématiquement été matée, assassinée ou contrainte à l’exil. En quoi la pensée de Serge nous est-elle utile, dans le présent qui nous occupe et l’avenir auquel nous sommes confrontés ? Que peut-on prélever dans ses écrits, tant tout a changé ?
Le cœur du socialisme
Nous devons batailler pour une démocratie véritable. Dans le monde souffrant de l’après-Guerre froide, la démocratie parlementaire s’annonce profondément dégradée. S’engager pour la démocratie, à l’heure qu’il est, implique une lutte directe afin d’instituer de nouvelles formes de prise de décision démocratique — autrement dit : qui partiraient de la base. La démocratie n’est pas un accessoire du processus révolutionnaire : elle est au cœur du projet socialiste. Le socialisme sans démocratie n’est, tout simplement, pas le socialisme. Celui d’antan fit des Soviets ou des Conseils la forme d’organisation la plus élémentaire : les travailleurs allaient devenir les maîtres de leur destin — les gens s’organiseraient collectivement, à tous les niveaux, de bas en haut, pour s’approprier leur travail, leur vie et leur avenir. La Révolution russe a initialement tenu cette promesse mais elle s’est condamnée, par trop isolée, et s’est brisée contre l’ascension de Staline. Au regard de l’influence de premier plan que cet événement eut, ensuite et partout, sur les révolutionnaires, on peut dire que les circonstances particulières qui ont conduit à étouffer la démocratie en URSS furent négligées tandis que le modèle autoritaire se généralisa. Tout ce qui garantit la bonne santé d’une révolution — les organes de contrôle démocratique par le bas en tant que partie intégrante d’une transition révolutionnaire réussie — a été relégué au rang de simple rhétorique.
« La démocratie n’est pas un accessoire du processus révolutionnaire : elle est au cœur du projet socialiste. »
Les quelques révolutions qui ont triomphé depuis l’expérience russe se sont développées sur le modèle de l’Union soviétique stalinisée : sociétés bureaucratiques, autoritaires, anti-démocratiques et nationalistes — peu de ressemblances, dès lors, avec le socialisme… Pourtant, dans l’Occident d’après-guerre, les avancées démocratiques ont été remportées par les socialistes au sein du mouvement ouvrier, ayant pour effet d’améliorer la démocratie dans son ensemble. Serge avait reconnu que « le socialisme n’a été capable de se développer que dans le cadre de la démocratie bourgeoise (dont il fut dans une large mesure le créateur6) » et avait prévenu que de nouvelles avancées seraient possibles à condition de se montrer particulièrement intransigeant à l’encontre du stalinisme et du conservatisme capitaliste. Il avait compris que ce combat de principe serait de nature révolutionnaire. Il peut sembler paradoxal que l’Union soviétique ait écrasé la démocratie sur son sol et trahi la promesse révolutionnaire tout en rendant possible certaines réformes démocratiques dans les pays capitalistes industrialisés. Les éléments de premier ordre qui façonnent une politique démocratique avancée — songeons au suffrage universel, à la démocratie représentative, à la liberté d’expression et à quelques autres droits fondamentaux — ont pu être arrachés grâce à l’existence de l’Union soviétique (de crainte, pour les régimes bourgeois, de voir la contestation grossir sur leur propre territoire). Les acquis démocratiques de la seconde moitié du XXe siècle — qu’il s’agisse du travail, des droits civiques et de l’émancipation des femmes — ont permis, au sein des régimes industriels modernes, de renforcer de façon considérable l’idéal démocratique, sans toutefois parvenir à contribuer, de façon substantielle, à la démocratisation de l’économie ou à de nouveaux droits pour les travailleurs (si ces derniers ont vu leurs droits s’améliorer, à échelle individuelle, et s’ils sont davantage protégés contre les discriminations, cela s’est effectué au détriment des droits et des protections syndicales).
Si ces réformes ont affermi la démocratie, elles ont également rogné sur la rentabilité capitaliste. Avec la désintégration de l’Union soviétique et de l’Europe de l’Est, les concessions faites par les sociaux-démocrates s’avéraient moins nécessaires qu’avant — et, du reste, de plus en plus difficiles à accorder à l’ère du capitalisme financier. Sans doute n’est-ce pas fortuit si l’effondrement de l’URSS a accéléré le déclin de la social-démocratie. L’affaiblissement de la démocratie bourgeoise est visible, comme nulle part ailleurs probablement, aux États-Unis. Et cela s’avère particulièrement criant dans les soi-disant démocraties de l’ancien bloc soviétique ainsi qu’en Irak occupé. La promesse de la démocratie est puissante, et même risquée, puisque de plus en plus de gens l’exigent au sens réel du terme, et non plus comme simples bidouillages électoraux (songeons, à ce tire, aux « révolutions colorées »). Le XXIe siècle s’ouvrit sur le pessimiste « TINA » (« Il n’y a pas d’alternative ») tandis que le cri de ralliement des militants opposés à la globalisation était qu’« un autre monde est possible ».
Le réarmement intellectuel voulu par Serge n’a pas encore eu lieu. Même dans les rangs des libertaires, et parfois au sein de l’aile anarchiste des antimondialistes de gauche, les attaques de classe contre les droits démocratiques et le niveau de vie ont pu entraîner une singulière nostalgie pour l’État-nation — ce dernier étant perçu comme une inoffensive structure piétinée par la globalisation. Les travailleurs cherchent en vain dans l’État-nation une protection contre les forces de la mondialisation du capital ; ils attendent de lui qu’il garantisse les acquis sociaux-démocrates conquis de longue lutte. Mais ces acquis furent, en grande partie, la réponse du capitalisme à la Révolution russe. En dépit de certaines avancées, les mouvements ouvriers et socialistes ont été affaiblis sous le règne du capitalisme financier — un phénomène directement lié au déclin de la démocratie bourgeoise.
Une démocratie véritable — contrôlée, ne craignons pas d’insister, par le bas — exige un niveau suffisant de compréhension et d’éducation : cela est impossible si l’argent régente le processus politique. À bien des égards, ce combat est une lutte révolutionnaire en ce qu’il oblige à inventer des formes démocratiques encore plus audacieuses que celles voulues par les premiers Soviets : aspirer à cette démocratie ne signifie rien d’autre qu’aspirer à devenir révolutionnaire. Nous ne pouvons savoir, aujourd’hui, quelles voies les travailleurs prendront lorsqu’ils agiront enfin par et pour eux-mêmes. En 1943, Victor Serge écrivit que « nous sommes prisonniers de systèmes sociaux prêts à rompre », tout en déplorant le fait que même l’individu le plus clairvoyant fût à moitié aveugle et rempli d’espoirs confus. Ce qui était vrai milieu du XXe siècle le reste. La régénération du socialisme implique que nous rejetions avec force les derniers restes du socialisme autoritaire et les divisions corruptrices du capitalisme, tout en retrouvant l’audace et l’inventivité des révolutionnaires du début du XXe siècle. Être socialement efficace impose de la lucidité, du courage et de l’espoir. Serge tenait également à nous rappeler qu’il ne fallait jamais perdre de vue l’irrépressible élan humain pour la liberté, la dignité et l’autonomie.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast
Illustration de bannière : Nicolas De Staël
- Nom donné à la tendance du Parti communiste de l’Union soviétique sous l’égide de Léon Trotsky, de 1923 à 1927, et d’anciens membres de l’Opposition ouvrière [ndlr].[↩]
- Pour un développement plus détaillé de leurs différences politiques, voir Susan Weissman, « Cronstadt et la Quatrième Internationale », dans Les Cahiers Serge-Trotsky, édités par David Cotterill, Pluto Press, 1994, pp. 150–191.[↩]
- « Je me souvenais contre Trotsky lui-même d’une phrase étonnante de perspicacité qu’il écrivit en 1914, je crois :
Le bolchévisme pourra être un bon instrument de conquête du pouvoir, mais il révèlera ensuite ses aspects contre-révolutionnaires…
[…] Il m’apparaissait que notre opposition avait eu à la fois deux significations contraires. Pour le plus grand nombre, celle d’une résistance au totalitarisme au nom des aspirations démocratiques du début de la révolution ; pour quelques-uns de nos dirigeants vieux bolchéviks, c’était par contre une défense de l’orthodoxie doctrinale, qui n’excluait pas un certain démocratisme tout en étant foncièrement autoritaire. Ces deux tendances confondues avaient donné en 1923 et 1928 à la forte personnalité de Trotsky une puissante auréole. Si, banni de l’URSS, il s’était fait l’idéologue d’un socialisme renouvelé, d’esprit critique et craignant moins la diversité que le dogmatisme, peut-être eût-il atteint à une nouvelle grandeur. » Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire.[↩] - « Necesidad de una renovación del Socialismo », Mundo, Libertad y Socialismo, Mexique, juin 1943.[↩]
- « Pour un Renouvellement du Socialisme », Masses / Socialisme et Liberté (n ° 3, juin 1946).[↩]
- Carnets, 10 décembre 1944.[↩]