Vie de Brendan Behan, écrivain et républicain irlandais


Série « Résistance irlandaises »

La plu­part des pho­tos qui ont été prises de l’écrivain, poète et dra­ma­turge irlan­dais Brendan Behan le montrent la mine enjouée, une pinte de bière brune à por­tée de main. Si l’alcool fai­sait par­tie de son quo­ti­dien, au point de l’emporter à seule­ment 41 ans, on aurait tort d’en res­ter là pour dire sa vie agi­tée. Né à Dublin en 1923, soit deux ans après la fin de la guerre d’indépendance, l’auteur de Boarstal Boy et des Confessions d’un rebelle irlan­dais — dont le pré­sent texte est la pré­face d’une récente réédi­tion aux édi­tions L’Échappée —, a pris part à la résistance répu­bli­caine face aux forces bri­tan­niques d’occupation. Sa révolte était gouailleuse et sa tête, brû­lée : la pri­son par deux fois, qu’il n’a pas man­qué de racon­ter. Le jour de ses funé­railles, l’IRA a escor­té son cer­cueil : rare­ment foule fut plus nom­breuse dans l’histoire irlan­daise. ☰ Par Edouard Jacquemoud


Avec son gaba­rit de pilier de mêlée, abon­dam­ment nour­ri à l’irish stew et aux pintes de brown ale, mieux valait ne pas s’y frot­ter. Il serait pour­tant exa­gé­ré de le réduire ain­si au sté­réo­type de la brute épaisse, bien qu’en la matière les Irlandais aient une répu­ta­tion quelque peu bagar­reuse à tenir. S’il savait jouer des poings pour remettre un emmiel­leur à sa place, il était plu­tôt d’un natu­rel affable1, tou­jours enclin à pous­ser la chan­son­nette ou à débi­ter une bonne his­toire pour diver­tir l’assemblée. Et des his­toires, il se trouve jus­te­ment qu’il en avait de pleins ton­neaux en réserve.

Né le 9 février 1923 dans un modeste foyer dubli­nois, Brendan Behan fait par­tie de ces auteurs dont le des­tin se révèle inti­me­ment lié à celui de la verte Érin. Au même titre que William Butler Yeats ou que James Joyce, il est presque impos­sible de retra­cer sa vie ou de sai­sir l’originalité de son œuvre sans prendre en consi­dé­ra­tion les évé­ne­ments hou­leux qui n’ont ces­sé de secouer l’Irlande depuis des siècles. Dès sa plus tendre enfance, le petit Brendan s’est vu plon­gé dans le bain répu­bli­cain en étant éle­vé dans un esprit de révolte et d’opposition farouche à la Couronne d’Angleterre. Les motifs en sont faciles à com­prendre. Pour com­men­cer, son père Stephen, peintre en bâti­ment, est fait pri­son­nier durant la guerre civile de 1922 en rai­son de ses acti­vi­tés mili­tantes au sein de l’IRA. Après un court séjour dans les geôles de Kilmainham, il recouvre la liber­té mais n’abandonne ni ses convic­tions ni son enga­ge­ment en faveur de l’autonomie irlan­daise. Côté mater­nel, sans sur­prise, le son de cloche est peu ou prou iden­tique, puisqu’on y cultive une hos­ti­li­té tout aus­si franche vis-à-vis de l’envahissant rive­rain bri­tan­nique. Au lieu de faire par­ler la poudre comme son époux, Kathleen, la mère de Brendan, pré­fère tis­ser de solides liens d’amitié avec Michael Collins, consi­dé­ré comme l’une des figures de proue du mou­ve­ment indé­pen­dan­tiste entre 1916 et 1922. Par-des­sus le mar­ché, son oncle Peadar Kearny n’est autre que le célèbre auteur de l’hymne irlan­dais « Amhrán na bhFiann » (« La Chanson d’un sol­dat »). En somme, chez les Behan, la poli­tique est une affaire de famille.

« Dès sa plus tendre enfance, le petit Brendan s’est vu plon­gé dans le bain répu­bli­cain en étant éle­vé dans un esprit de révolte et d’opposition farouche à la Couronne d’Angleterre. »

Du haut de ses huit ans, notre rebelle en herbe rejoint en toute logique la Fianna Éireann, une struc­ture fon­dée en 1909 pour sen­si­bi­li­ser la jeu­nesse à la cause natio­na­liste. À l’adolescence, il s’illustre en rédi­geant ses tout pre­miers vers pour le jour­nal de cette ins­ti­tu­tion, The Voice of Young Ireland2. D’autres de ses poèmes inci­sifs, qui sou­lignent la pau­pé­ri­sa­tion de la classe ouvrière et alpaguent les puis­sants capi­taines d’industrie, sont par ailleurs publiés dans les colonnes du men­suel com­mu­niste The Workers’ Republic. Voilà un gamin qui n’a pas la langue dans sa poche. Il a beau n’avoir qu’une quin­zaine d’années à l’époque, il affiche déjà un tem­pé­ra­ment fou­gueux et bouillon­nant, qui explique pour­quoi il décide promp­te­ment d’intégrer l’IRA3. Une par­tie de cette orga­ni­sa­tion conti­nue d’exiger la réuni­fi­ca­tion et l’indépendance totale de l’île, ampu­tée de six com­tés appar­te­nant à la pro­vince d’Ulster (qui forment l’Irlande du Nord à la suite du trai­té de Londres signé en décembre 1921). Pour ten­ter de faire plier le gou­ver­ne­ment du Royaume-Uni, elle orchestre une vaste cam­pagne de sabo­tages et d’attentats à la bombe, bap­ti­sée « S-Plan », entre les mois de jan­vier 1939 et de mars 1940. Plusieurs cen­taines d’opérations sont effec­tuées sur l’ensemble du ter­ri­toire anglais, ciblant des objec­tifs éco­no­miques et mili­taires à Londres, Manchester, Derry, Birmingham, Leicester, Blackpool, Coventry ou encore Southampton. Les volon­taires riva­lisent d’ardeur pour semer le chaos, sinon la ter­reur, de l’autre côté de la mer d’Irlande.

Le moment semble venu, pour l’intrépide Behan, de pas­ser enfin de la parole aux actes. En décembre 1939, comp­tant lui aus­si don­ner la mesure de son dévoue­ment, il prend l’initiative de s’embarquer pour Liverpool avec une valise bour­rée de maté­riel explo­sif. Son but : neu­tra­li­ser les chan­tiers navals de la ville. Or, dans la patrie de Scotland Yard, les forces de police sont bien ren­sei­gnées et plus que jamais sur leurs gardes. Raison pour laquelle elles par­viennent sans dif­fi­cul­té à inter­pel­ler le jeune homme chez sa logeuse, juste avant qu’il ne mette son pro­jet à exé­cu­tion. Aussitôt mis au vio­lon dans les locaux de la Sûreté de Lime Street, l’apprenti ter­ro­riste n’a plus qu’à ron­ger son frein dans l’attente de son juge­ment. Au vu du cli­mat de ten­sion qui règne en Grande-Bretagne, le pire est à craindre. Il lui paraît vain d’escompter l’indulgence des auto­ri­tés judi­ciaires, sachant que cer­tains de ses com­pa­triotes écroués à cette période ont été condam­nés à la peine de mort. En fin de compte, seuls son sta­tut de mineur et l’échec de sa ten­ta­tive lui per­mettent d’échapper à ce sort macabre, mais pas aux qua­torze années de réclu­sion dont il écope au terme d’un pro­cès expéditif.

[Bataille de Dublin, juillet 1922 | Topical Press Agency | Getty]

Si l’Irlande perd sur le coup une graine de com­bat­tant, elle gagne­ra par la suite un écri­vain haut en cou­leur, qui rela­te­ra le récit de sa cap­ture et de son incar­cé­ra­tion en Angleterre dans Borstal Boy, paru en 1958 chez Hutchinson4. Ce témoi­gnage consti­tue la pre­mière par­tie de son auto­bio­gra­phie, où l’on découvre un indi­vi­du qui n’a pas le pro­fil d’un dan­ge­reux fana­tique et qui ne cherche pas davan­tage à se peindre en héros ou en mar­tyr. Les insultes xéno­phobes que ses gar­diens lui jettent au visage, les bri­mades qu’il subit de temps à autre, les alter­ca­tions avec des codé­te­nus pour des vétilles poli­tiques ou reli­gieuses, tout cela n’est pas tel­le­ment pour le sur­prendre dans un milieu car­cé­ral où il sait d’emblée qu’il n’est pas le bien­ve­nu. Après tout, en tant que par­ti­san répu­bli­cain et catho­lique, accu­sé d’avoir vou­lu per­pé­trer un atten­tat au nom de l’IRA, il ne s’attend pas à ce qu’on lui fasse la moindre haie d’honneur. Ces inci­dents n’entament pas sa pro­fonde bon­ho­mie, d’où le fait qu’il soit assez rare de rele­ver des traces de haine ou d’animosité indé­lé­biles dans ses pro­pos. Est-ce parce qu’au cours des deux décen­nies qui séparent son empri­son­ne­ment de la rédac­tion de ce livre, beau­coup d’eau — mélan­gée, il est vrai, à de grandes quan­ti­tés d’alcool fer­men­té — a cou­lé sous les ponts ? Peut-être bien…

D’autres rai­sons, com­plé­men­taires, peuvent être invo­quées pour rendre compte de cette absence rela­tive de fiel. Lors de son périple sous haute sur­veillance entre la pri­son de Walton, la mai­son d’arrêt pour délin­quants de Feltham et le centre de redres­se­ment de Hollesley Bay, il constate que s’ils le cha­hutent quel­que­fois par malice ou défi, les pen­sion­naires de ces éta­blis­se­ments ont eu les mêmes parents beso­gneux, goû­té les mêmes plai­sirs, joué aux mêmes jeux et fait les mêmes quatre cents coups que lui :

Ils pou­vaient se moquer de l’Irlande ou du ter­ro­risme, mais ça n’allait jamais bien loin et je n’étais jamais à court d’une repar­tie cin­glante ou de quelque obs­cé­ni­té à l’occasion. […] Nous étions à peu de choses près du même milieu, que ce soit Dublin, Liverpool, Manchester, Glasgow ou Londres. Nos mères connais­saient toutes le mont-de-pié­té comme leur propre cui­sine, enga­geant le lun­di, déga­geant le same­di. Nous avions tous connu le mar­chand de frites et la queue aux ciné­mas de quar­tier des same­dis après-midi et les bai­gnades dans le canal en été, et nous avions tous déta­lé devant les flics le long des voies de che­min de fer5.

« Si l’Irlande perd sur le coup une graine de com­bat­tant, elle gagne­ra par la suite un écri­vain haut en couleur. »

Qu’ils s’appellent Joe Da Vinci, Charlie, Tulipe, Tom, Harty, Knowlesy, Jock ou le Rouquin, qu’ils soient escrocs, pick­po­ckets, maque­reaux ou arna­queurs, qu’ils reven­diquent fiè­re­ment leur ascen­dance anglaise, écos­saise, gal­loise ou irlan­daise, ces gar­ne­ments n’en res­tent pas moins unis par leur sort com­mun et soli­daires dans l’adversité. Tout fri­pons de Sa Majesté qu’ils sont, Brendan Behan voit d’abord en eux des frères de mis­touille, mais aus­si des com­pa­gnons au sens pre­mier du terme, c’est-à-dire ceux avec qui il par­tage le régime de pain sec des pri­sons. Malgré l’enfermement et les pri­va­tions, jamais il n’envisage cepen­dant de noir­cir le trait pour faire pleu­rer dans les chau­mières. Grande gueule, oui. Beau par­leur, éga­le­ment. Affabulateur, un peu sur les bords (tout roman­cier tri­cote en par­tie le réel à sa guise). Mais pas misé­ra­bi­liste pour un pen­ny. Dieu l’en garde. Il se pré­sente alors tel qu’il est, entier, sans essayer de col­ler au rôle de l’innocente vic­time, ni même à celui du mili­tant jusqu’au-boutiste. Au moment de s’engager au ser­vice de l’IRA, il connaît d’avance les règles du jeu et n’est pas aveu­glé par son idéa­lisme au point d’ignorer les risques encou­rus. Bien que témé­raire, il n’est pas non plus extré­miste jusqu’à consen­tir à tous les sacri­fices, comme en témoigne cette scène — d’une drô­le­rie théâ­trale — qu’il nous livre sans une once de tar­tuf­fe­rie. Absorbé par la lec­ture d’un roman d’Elizabeth Gaskell dans sa cel­lule de Walton, il est sou­dain déran­gé par les voci­fé­ra­tions d’un pré­ve­nu farou­che­ment répu­bli­cain nom­mé Callan :

Un for­mi­dable rugis­se­ment s’éleva de la cel­lule en des­sous de la mienne :
– Vive la Réééépubliiiiiique ! rugit Callan. 
Le diable t’emporte, toi et ta République, gro­gnai-je dans mon lit.

Pourquoi ne se contente-t-il pas de se faire pas­ser pour un mar­tyr et ne me fiche-t-il pas la paix ? Mais peut-être qu’avec l’aide de la Sainte Mère de Dieu il mène­ra son com­bat tout seul, et ce sera tout à son hon­neur, natu­rel­le­ment, ce n’est pas moi qui dirai le contraire ; je leur dirai même là-bas, au pays, com­ment il a crié tout seul et mani­fes­té pour la cause. Mais qu’il ne me mêle pas à ces histoires.
– Beee… han ! Bren… daaaaaaaaaan Bee… eeee… haaaan ! 
Ah, merde, tais-toi sale pouilleux, me dis-je en lais­sant tom­ber Cranford.

[…]
– Breeeeeeeeeeeeeennnnnnnnn… daaaaaaaaannnnnnn Beeeeeeeeeeeeee… hann ! lève-toi et crie avec moi !
Un bon coup de pied dans les couilles, voi­là ce que tu mérites, grom­me­lai-je, en sor­tant de mon lit. Et je res­tai un moment indé­cis, pieds nus et en che­mise. Que Dieu me montre la voie, me dis-je.
– Viiiive la Républiiiiiique, Beeeehaaaaaaaan !
Bon, bon, très bien. Je criai dis­crè­te­ment dans le ven­ti­la­teur « Vive la République ».
– Plus fooooort, j’entends rien… en… en… en ! répon­dit Callan.
– Je crie, dis-je à voix basse dans le ven­ti­la­teur, mais les murs ont un mètre d’épaisseur ici.
– Bon ! T’es un braaaave. Viiiiive la Rééépubliiiiiiique !
– Vive la République, dis-je, mais encore plus bas dans le ven­ti­la­teur. On vous emmerde. À bas l’Empire bri­tan­nique, ajou­tai-je en vitesse, car j’entendais des voix en des­sous, et un bruit de clés à la porte de Callan6.

[Bataille de Dublin, juillet 1922 | Topical Press Agency | Getty]

Pas sûr que les cadres de l’IRA, pour les plus intran­si­geants d’entre eux, aient appré­cié l’humour qui se dégage de ces pages. Un tel pas­sage pose indi­rec­te­ment la ques­tion de son enga­ge­ment poli­tique, dont la sin­cé­ri­té7 pour­rait être mise à mal par sa réac­tion pour le moins timo­rée. Lui qui s’apprêtait à com­mettre un atten­tat quelques mois plus tôt, com­ment en est-il venu appa­rem­ment à tour­ner le dos à ses pairs et à mettre ses prin­cipes en sour­dine ? Il serait aisé de lui repro­cher sa lâche­té ou son égoïsme, alors que d’autres de ses cama­rades lut­tèrent au prix de leur vie. Mais n’oublions pas un élé­ment, tout à fait essen­tiel, avant de lui jeter la pre­mière pierre : incar­cé­ré à seule­ment seize ans, ce gosse avait encore la vie devant lui. Sans renier ses actes, il estime qu’il est dans son inté­rêt immé­diat de faire pro­fil bas. À ce sujet, reve­nant sur l’exécution de Peter Barnes et de James McCormick, jugés res­pon­sables de la mort de cinq per­sonnes après l’explosion d’une bombe dans le centre-ville de Coventry, il n’escamote pas les moti­va­tions qui lui font pri­vi­lé­gier la rete­nue au fana­tisme le plus inconditionnel :

J’étais là, tout seul, pen­sant à eux, les voyant mon­ter à l’échafaud dans le petit matin, et cela ne m’inspirait pas. Cela ins­pi­re­rait les foules au pays et à Madison Square Garden, où ils brû­le­raient l’Union Jack et voue­raient l’Empire bri­tan­nique aux feux de l’enfer, et le sang bouilli­rait dans les veines de tous ces braves. Le chant des Martyrs de Manchester sur l’air du chant de la Guerre civile amé­ri­caine, Tramp, tramp, tramp, the boys are mar­ching, jailli­rait de dix mille gorges :

« Dieu sauve l’Irlande », criaient les héros. 
« Dieu sauve l’Irlande » est notre cri de guerre. 
Que nous mou­rions sur l’échafaud ou sur le champ de bataille, 
Qu’importe, si c’est pour l’Irlande que nous tombons. 

Non, cela ne m’inspirait pas. Je pré­fé­rais sur­vivre à ma condam­na­tion et sor­tir de là pour me ven­ger d’eux, plu­tôt que d’être bat­tu à mort ou de deve­nir fou dans cette taule8.

« Pas sûr que les cadres de l’IRA, pour les plus intran­si­geants d’entre eux, aient appré­cié l’humour qui se dégage de ces pages. »

Lucide, il se tient par consé­quent à car­reau et occupe ses jour­nées comme le reste de ses cama­rades, dans l’indolence et la rési­gna­tion. Il lit tout ce qui lui tombe sous la main, assiste aux offices reli­gieux, confec­tionne des sacs pos­taux pour grat­ter une poi­gnée de gui­nées et amé­lio­rer son quo­ti­dien, tout en se sou­met­tant de bonne grâce aux tâches col­lec­tives (bêchage dans les ver­gers, tra­vaux de pein­ture), qui lui offrent la pos­si­bi­li­té de mettre le nez dehors et de voir un peu de ver­dure. À quelque chose mal­heur est bon. Quant au mal du pays, il ne semble pas le moins du monde en souf­frir, tant sont infi­nies les allu­sions au folk­lore natal dans les poèmes et chan­sons qui constellent ses sou­ve­nirs. Il n’est pas à plaindre dans l’absolu, d’autant qu’il n’aura pas vrai­ment le temps de moi­sir sous les ver­rous. Sur les qua­torze années de déten­tion qu’il devait pur­ger au départ, il n’en pas­se­ra que trois en cabane, après avoir reçu un ordre d’expulsion des auto­ri­tés bri­tan­niques. Relaxé en 1941, il est prié de quit­ter sur-le-champ l’Angleterre et de ne sur­tout pas y revenir.

Borstal Boy s’achève ain­si là où com­mence Confessions of an Irish Rebel, le second volet de son auto­bio­gra­phie paru en 1965 outre-Manche9. Autant le dire tout de suite : que le lec­teur espé­rant feuille­ter les mémoires d’un jeune homme ran­gé passe son che­min. Au cas où leur titre ne l’indiquerait pas de façon écla­tante, ces « confes­sions » ne sont pas celles d’un repen­ti. Aiguillonné par ses dix-huit prin­temps, Brendan Behan compte bien rat­tra­per le temps per­du et brû­ler la chan­delle par les deux bouts. Et ça démarre fort ! On aurait pu sup­po­ser que ses pré­cé­dents démê­lés avec la jus­tice lui eussent cou­pé l’envie de se récon­ci­lier avec la poli­tique, mais ce serait mécon­naître le carac­tère irré­duc­tible du per­son­nage. En 1942, au cours d’une mani­fes­ta­tion com­mé­mo­ra­tive dans le cime­tière de Glasnevin, il digère mal la pré­sence encom­brante des pan­dores venus en marge du cor­tège pour cof­frer trois membres sus­pects de l’IRA. Une telle pro­vo­ca­tion en entraî­nant une autre, il voit rouge et ne peut guère se contenir :

J’ai un sens de l’humour qui me por­te­rait presque à rire à un enter­re­ment, à condi­tion que ce ne soit pas le mien. Mais mon humour me quitte dès que j’ai affaire à ces cochons de demeu­rés de la police, et je n’aspire plus qu’à les asti­co­ter le plus pos­sible selon l’intensité par­ti­cu­lière de leur inso­lence. J’entonnai des chan­sons gaé­liques, et de très sub­ver­sives encore, et bien­tôt un tas d’autres types se joi­gnirent à moi. Le barouf se déclen­cha comme nous reve­nions du cime­tière. Ça a été aus­si bref et gra­cieux que le galop d’un âne, mais pen­dant ces courts ins­tants je crus vivre l’espace d’une vie entière et je ne devais jamais les oublier dans les années qui sui­virent.

[Bataille de Dublin, 1922 | DR]

Le coup de filet mus­clé de la police dérape subi­te­ment en dis­tri­bu­tion de ram­pon­neaux, les­quels pleuvent de part et d’autre, puis en échanges de tirs qui abou­tissent à la mort de deux offi­ciers et à l’arrestation des fau­teurs de troubles — plus nom­breux que pré­vu. Pour l’impénitent Behan, dont l’intervention dans cette rixe ne s’est pas limi­tée à sif­fler quelques refrains fron­deurs, cela signi­fie la case pri­son. Ce n’est ni la pre­mière fois, comme on l’a vu plus haut, ni la der­nière. Heureusement, son his­toire ne s’arrête pas sur cet épi­sode fâcheux. Quatre ans après l’incident de Glasnevin, béné­fi­ciant d’une amnis­tie appli­quée à l’ensemble des répu­bli­cains, il retrouve sa chère liber­té10. À la froi­deur des murs de sa cel­lule suc­cède très vite la cha­leur des bars où il aime depuis tou­jours se gober­ger. Il faut se rendre au moins une fois dans une taverne irlan­daise, si pos­sible à la tom­bée de la nuit et par une jour­née gla­ciale d’hiver, pour savou­rer l’accueillante moi­teur du lieu, l’odeur unique des briques de tourbe qui bour­donnent dans la che­mi­née, la cor­dia­li­té intrin­sèque des pra­tiques. Les Irlandais, comme cha­cun sait, sont un peuple de joviaux buveurs. Dans cet espace où l’on est invi­té à lais­ser sa mau­vaise humeur sur le pas de la porte, Brendan Behan renoue avec ses coéqui­piers de bam­boche et ses petites habitudes.

C’est sou­vent là, dans l’ivresse et l’allégresse géné­rales, qu’il se sent le plus à l’aise pour nar­rer ses hauts faits. Aussi dense soit-elle, la bière ne nour­rit pas son homme pour autant. Bien obli­gé de se retrous­ser les manches par la faute des pre­miers habi­tants de l’Éden, il gagne plus ou moins cor­rec­te­ment sa vie en écri­vant dans des jour­naux comme l’Irish Press, qui a pour rédac­teur lit­té­raire l’une de ses vieilles connais­sances de l’IRA. Ce métier n’est pas le plus rédhi­bi­toire, il en convient volon­tiers, mais il trouve sys­té­ma­ti­que­ment mieux à faire : « On dit que les gens s’habituent au dur labeur aus­si faci­le­ment qu’à la bois­son, mais je n’ai jamais été de cet avis. J’ai ten­dance à adop­ter une atti­tude mépri­sante en face d’un tra­vail quel­conque11. » Un exemple par­mi d’autres : tan­dis qu’il se dirige sans entrain vers la bourse du tra­vail sur les exhor­ta­tions de sa pauvre mère, la ren­contre d’un groupe d’amis en par­tance pour la France suf­fit à le convaincre de les accom­pa­gner. Ce voyage impré­vu sera pour lui l’occasion de bague­nau­der dans le Paris d’après-guerre et de fré­quen­ter des per­son­na­li­tés telles que Samuel Beckett ou Albert Camus12.

« Il devient éga­le­ment peintre en bâti­ment, comme son père et son grand-père avant lui. »

Il est ain­si fait, Brendan, têtu comme une mule, tout en extra­va­gance et en para­doxes, aus­si libre et volage que l’air. Personne n’est en posi­tion de lui dic­ter sa conduite — et mal ins­pi­ré serait celui qui s’y ris­que­rait ! Outre des articles de presse, il rédige des textes licen­cieux sous pseu­do­nyme, com­pose des poèmes et des pièces dont cer­taines sont dif­fu­sées à la radio. Il devient éga­le­ment peintre en bâti­ment, comme son père et son grand-père avant lui. Il n’ose pas l’admettre, mais c’est bel et bien dans la pein­ture qu’il donne le meilleur de lui-même. Celle qui se manie non pas avec un pin­ceau, encore qu’il ne soit pas le plus mal­adroit dans cet exer­cice, mais avec des mots. Il ne se contente pas d’écrire pla­te­ment ou de décrire pares­seu­se­ment, il croque, enlu­mine, récham­pit, ripo­line, cari­ca­ture et colo­rie avec doig­té, en uti­li­sant pour cela toutes les nuances de sa palette d’artiste. D’un détail sai­si sur le vif, il réus­sit à bros­ser un por­trait cha­toyant, à com­po­ser une scène à la fois vivante et inou­bliable. Il n’y a qu’à lire les pages qui vont suivre pour prendre la mesure de son talent.

La consi­dé­ra­tion puis le suc­cès finissent d’ailleurs par arri­ver, tout comme de sérieux troubles d’ordre gly­cé­mique. Inéluctablement, alcool et dia­bète n’étant pas répu­tés pour faire bon ménage, l’excès de breu­vage aura rai­son de lui à 41 ans. Ce n’est certes pas un âge pour calan­cher, mais on n’a rien sans rien. Cela dit, bla­gueur comme lui seul avait le don de l’être, il s’affaissa dans le bar dubli­nois de Harbour Lights, sans doute en pro­non­çant Sláinte Mhaith (san­té !) dans son der­nier soupir.


Préface d’Édouard Jacquemoud à Confessions d’un rebelle irlan­dais, de Brendan Benhan, publié aux édi­tions L’Échappée en 2021
Photographie de ban­nière : Bendan Behan en 1952 | Daniel Farson


  1. Aux dires de l’auteur lui-même, le patro­nyme Behan (Ó Beacháin dans sa forme irlan­daise) signi­fie « celui qui prend soin des abeilles ». Faut-il voir dans cette éty­mo­lo­gie l’indice d’une pré­dis­po­si­tion à la bien­veillance.[]
  2. Ainsi qu’en mani­fes­tant un inté­rêt pré­coce pour la bois­son… En 1934, à l’occasion d’une céré­mo­nie en l’honneur du héros patrio­tique Wolfe Tone (1763-1798), le gar­çon­net est dure­ment sanc­tion­né par la direc­tion de la Fianna Éireann après avoir été sur­pris en état d’ébriété dans un pub, où il s’était ren­du pour se « rafraî­chir le gosier ».[]
  3. Il fut for­mé aux méthodes de la gué­rilla dans le camp d’entraînement secret de Killiney Castle, situé au sud de Dublin.[]
  4. Traduit en fran­çais sous le titre : Un peuple par­ti­san, Gallimard, 1960.[]
  5. Ibid., p. 244.[]
  6. Ibid., p. 143.[]
  7. Certains idéo­logues azi­mu­tés par­le­raient aujourd’hui de « pure­té »…[]
  8. Brendan Behan, Un peuple par­ti­san, op. cit., p. 140-141.[]
  9. Traduit pour la pre­mière fois en fran­çais sous le titre : Confessions d’un rebelle irlan­dais, Gallimard, 1986. L’édition anglaise fut publiée un an après la mort de l’auteur, grâce à la patience de son édi­trice Rae Jeffs.[]
  10. À l’origine, sa peine était fixée à qua­torze ans de pri­son.[]
  11. Brendan Behan, Confessions d’un rebelle irlan­dais, op. cit., p. 161.[]
  12. Il n’est pas jusqu’à l’incurable bona­par­tiste Armand Fèvre, din­go mythique du quar­tier de Saint-Germain-des-Prés, qu’il n’ait croi­sé sur sa route. On lira avec plai­sir la des­crip­tion crous­tillante qu’en donne Olivier Bailly dans Monsieur Bob, Stock, 2009, p. 56-60.[]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion de l’entretien de Daniel Finn : « Relire l’histoire de l’IRA », décembre 2022
☰ Lire notre tra­duc­tion « Constance Markievicz, socia­liste irlan­daise », David Swanson, décembre 2022


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Édouard Jacquemoud

Éditeur et traducteur à L’Échappée, Édouard Jacquemoud écrit également des chroniques littéraires dans la presse.

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