Vivre ensemble après la guerre — un regard palestinien


Traduction d’un article paru dans +972 magazine

Il y a quelques jours, des frappes israé­liennes incen­diaient un camp de dépla­cés à Rafah, tuant de nom­breuses per­sonnes qui y avaient trou­vé refuge. Aussitôt, une par­tie du monde s’in­surge. Pourtant, alors que les cours de jus­tice inter­na­tio­nale lancent des pro­cé­dures contre des diri­geants israé­liens comme du Hamas, les hor­reurs conti­nuent de se suc­cé­der sur un rythme impi­toyable. Dans un article paru dans le média israé­lo-pales­ti­nien +972 maga­zine et que nous tra­dui­sons, le mili­tant pales­ti­niens pour les droits humains Mahmoud Mushtaha se demande s’il sera encore pos­sible de par­ler de coexis­tence après la guerre. Outre sa propre expé­rience, qu’il relate par ailleurs dans des chro­niques écrites « depuis l’en­fer de Gaza », l’au­teur convoque les sou­ve­nirs de son grand-père, né à Jaffa, près de l’ac­tuelle Tel Aviv. Une manière pour lui de rap­pe­ler qu’une autre vie a exis­té : c’é­tait avant la Nakba, l’ex­pul­sion et l’oc­cu­pa­tion. Une vie de paix rela­tive que la plu­part des Palestiniens n’ont pas connue, mais à laquelle ils aspirent.


« Nous étions libres. C’était la plus belle des vies. Nous avions tout — notre patri­moine, notre com­merce et notre mer. » Mon grand-père, qui a aujourd’­hui 85 ans, se rap­pelle encore de sa vie en Palestine avant 1948. Il n’y avait aucune res­tric­tion sur les dépla­ce­ments, pas de check-points, pas de sièges ni de couvre-feux. Il a gran­di dans un petit vil­lage de Jaffa1 où les jour­nées grouillaient d’ac­ti­vi­té et les nuits étaient pleines de ren­contres. C’était une com­mu­nau­té riche de culture et de relations.

Mais la Nakba a bru­ta­le­ment bri­sé cette vie. Conséquence inévi­table de l’i­déo­lo­gie sio­niste, la Nakba de 1948 est une plaie ouverte qui n’a fait que s’é­lar­gir depuis lors. Le pro­fond sen­ti­ment de perte et la dou­leur inces­sante due aux dépla­ce­ments sont des sen­ti­ments que beau­coup de Palestiniens, à l’ins­tar de mon grand-père, conti­nuent de por­ter en eux — une souf­france qui est aujourd’­hui infli­gée de manière effroyable à une nou­velle géné­ra­tion. Aux côtés de dizaines de mil­liers de Palestiniens, mes grands-parents ont été contraints de quit­ter Jaffa en 1948. Ils sont d’a­bord allés à Hebron, dans l’es­poir de pou­voir bien­tôt ren­trer chez eux. Mais en l’es­pace d’une semaine, il était déjà évident qu’un retour rapide serait impos­sible. Alors, à la place, ils ont rejoint Gaza, où le frère de mon grand-père tra­vaillait dans le com­merce. C’est là qu’ils vivent depuis.

« Conséquence inévi­table de l’i­déo­lo­gie sio­niste, la Nakba de 1948 est une plaie ouverte qui n’a fait que s’é­lar­gir depuis lors. »

Tandis que la guerre menée par Israël à Gaza conti­nue, mon grand-père se remé­more son enfance. S’il entend sans peine les échos de la Nakba, des sou­ve­nirs de sa vie en Palestine avant 1948 lui sont éga­le­ment reve­nus. Lorsqu’il évoque la petite mai­son fami­liale de Jaffa, il men­tionne sou­vent les familles pales­ti­niennes du quar­tier dont il se sou­vient. Certaines d’entre elles, comme les Masoud, les Husseini et les Khalidi, sont par­ties à Gaza en 1948. D’autres familles, comme les Dajani, les Muzafar et les Levan, ont per­du tout contact avec mon grand-père depuis 76 ans. Pourtant, c’est avec ten­dresse qu’il se sou­vient d’elles.

La famille Levan, dont le nom n’est pas arabe, a atti­ré mon atten­tion. « C’était une famille juive », m’a expli­qué mon grand-père. « Nous étions voi­sins voi­sins à Jaffa et nos mères étaient des amies très proches. » Les mères pales­ti­niennes offraient tel­le­ment de nour­ri­ture à leurs voi­sins juifs que madame Levan plai­san­tait par­fois sur le fait qu’elle n’a­vait même plus l’oc­ca­sion de faire la cui­sine. « En ce temps là, pour­suit mon grand-père, qui vous étiez, d’où vous veniez et à quelle reli­gion vous appar­te­niez, ça ne comp­tait pas. Ce qui était impor­tant était de s’ai­mer les uns les autres. La famille Levan célé­brait nos fêtes avec nous et nous fai­sions de même avec les leurs. » Ce sont là quelques frag­ments d’un temps ancien, quand la vie dans ce pays était plus stable et où les gens pou­vaient plus faci­le­ment s’ac­cep­ter mutuel­le­ment, qu’ils soient musul­mans, chré­tiens ou juifs — les frag­ments d’une époque qui a pré­cé­dé les évé­ne­ments poli­tiques tra­giques qui ont rom­pu ces liens.

[La place du marché à Jaffa, entre 1900 et 1920 | Library of Congress's Prints and Photographs division]

« Le soldat est celui qui tue et qui opprime »

Quand je réflé­chis aux récits de mon grand-père, je me demande sou­vent quand notre lutte pren­dra fin. Combien de temps encore cette terre, sacrée pour les musul­mans, les chré­tiens et les juifs, conti­nue­ra-t-elle d’être bai­gnée de sang ? Beaucoup de gens, et par­ti­cu­liè­re­ment les jeunes pales­ti­niens, en consi­dé­rant l’his­toire san­glante de ce conflit, se demandent : « Comment pour­rons-nous vivre avec eux après ce qu’ils nous ont fait ? » Un sen­ti­ment qui, sans doute, ne peut que croître à mesure que l’as­saut se pour­suit. Peu nom­breux sont les Palestiniens qui se sou­viennent d’une vie dif­fé­rente de celle-ci. La plu­part d’entre eux n’ont vécu qu’a­vec les injus­tices subies ces 76 der­nières années : une crise des dépla­cés qui dure depuis des décen­nies, l’oc­cu­pa­tion, la guerre, le siège, l’a­par­theid, l’in­jus­tice et la pri­va­tion des droits les plus élé­men­taires. Toutes ces oppres­sions font que les idées de récon­ci­lia­tion, de par­tage de la terre et d’une vie com­mune paci­fique paraissent impossibles. 

Mais il est aus­si vrai que, la vio­lence et les inéga­li­tés mises de côté, de petits moments ont pu éclai­rer la pos­si­bi­li­té d’une récon­ci­lia­tion. Prenons mon oncle, par exemple, un fervent par­ti­san de la résis­tance. Malgré ses 66 ans, il croit encore qu’il retour­ne­ra un jour sur la terre dont son père a été expul­sé de force. Il me raconte des his­toires sur la Palestine des années 1990 et 1980, sur les villes occu­pées et sur la Cisjordanie où, une fois, il a été obli­gé de tra­vailler pour un patron israé­lien. Je lui ai deman­dé : com­ment as-tu pu tra­vailler dans une usine israé­lienne après avoir été arrê­té, puis tor­tu­ré, pour avoir lan­cé des pierres sur une jeep de l’ar­mée et alors que les sol­dats israé­liens conti­nuent de te har­ce­ler aux check-points ? « J’ai tra­vaillé là-bas parce que le gou­ver­ne­ment d’Israël met­tait une forte pres­sion éco­no­mique sur les Palestiniens. Je devais gagner de l’argent et tra­vailler pour un patron israé­lien. Nos rela­tions étaient celles d’un employeur et d’un employé. Les rela­tions avec les sol­dats, elles, sont celles d’op­pres­seurs et d’op­pri­més. » Il ajoute : « Les sol­dats sont des occu­pants, c’est une dif­fé­rence de taille. » Et de pour­suivre : « Pendant les Intifadas, la plu­part des Palestiniens qui ont com­bat­tu les sol­dats israé­liens, même ceux qui étaient prêts à se sacri­fier, tra­vaillaient éga­le­ment sous les ordres de patrons israé­liens — parce que le sol­dat [contrai­re­ment au patron] est celui qui tue et qui opprime. »

Vers une « pensée résolument ouverte »

« Nous devons don­ner la prio­ri­té à l’é­du­ca­tion de plu­sieurs géné­ra­tions d’en­fants qui ne connaî­traient pas une expé­rience trau­ma­tique directe avant de pou­voir pen­ser à la coexistence. »

J’ai pour ma part beau­coup d’a­mis juifs-israé­liens qui rejettent les poli­tiques tou­jours plus à l’ex­trême droite du gou­ver­ne­ment israé­lien et qui ont pour la plu­part quit­té le pays pour cette rai­son. Parmi eux se trouve Gelleh, une Juive bri­tan­nique née en Israël que j’ai ren­con­trée par l’in­ter­mé­diaire de notre tra­vail pour We Are Not Numbers, une ini­tia­tive qui porte les voix pales­ti­niennes. Nous avons dis­cu­té du fait qu’il est étrange que nous, une Israélienne et un Palestinien, par­lions cor­dia­le­ment pen­dant qu’ailleurs des Israéliens com­met­taient des crimes de guerre à l’en­contre de Palestiniens pour la simple et bonne rai­son qu’ils ne peuvent accep­ter leur exis­tence en tant que peuple. Gelleh et sa famille ont quit­té l’Israël-Palestine en 2002 à cause de la Seconde Intifada. Je lui ai deman­dé si les Palestiniens et les Israéliens pour­raient un jour vivre ensemble sur le même sol. « Je sais ce que j’ai­me­rais répondre : j’ai­me­rais répondre oui », a‑t-elle répon­du. « Mais la réa­li­té d’au­jourd’­hui affecte ma réponse. » Nous sommes tom­bés d’ac­cord sur le fait que nous devions d’a­bord don­ner la prio­ri­té à l’é­du­ca­tion de plu­sieurs géné­ra­tions d’en­fants qui ne connaî­traient pas une expé­rience trau­ma­tique directe avant de pou­voir pen­ser à la coexistence.

Gelleh a éga­le­ment évo­qué le scep­ti­cisme que res­sent une grande par­tie de sa propre com­mu­nau­té à l’é­gard d’une poten­tielle récon­ci­lia­tion. « La récon­ci­lia­tion n’a­bou­ti­ra pas seule­ment par le biais d’un chan­ge­ment poli­tique, comme avec une solu­tion à un ou deux États. De notre côté, il faut que nous trans­for­mions notre men­ta­li­té étri­quée (scar­ci­ty mind­set), selon laquelle peu de gens dans le monde nous acceptent en tant que Juifs et que nous ne pou­vons vivre en liber­té que sur une petite por­tion de terre, en une pen­sée réso­lu­ment ouverte (men­ta­li­ty of infi­ni­ty), où l’a­mour et la peur que nous res­sen­tons pour notre com­mu­nau­té pour­raient être éten­dus à toute per­sonne sou­mise à une oppres­sion. » Cette trans­for­ma­tion, a‑t-elle ajou­té, est une condi­tion préa­lable à tout chan­ge­ment poli­tique : « Le fait de recon­naître qu’une véri­table liber­té n’ad­vien­dra qu’a­vec celle de tous est une trans­for­ma­tion qui amè­ne­ra un chan­ge­ment durable et plus de jus­tice dans le pays. »

[Un soldat israélien au-dessus du village palestinien expulsé de Salama, 25 avril 1948 | Benno Rothenberg, Pritzker Family National Photography Collection]

En tant que mili­tant des droits humains, je suis sans cesse impli­qué dans des dis­cus­sions concer­nant la coexis­tence et la récon­ci­lia­tion. Mais les actions menées de façon conti­nue par Israël à l’en­contre des Palestiniens minent ce que je défends. Comment puis-je convaincre les habi­tants de Gaza, qui vivent et ont gran­di sous un siège israé­lien bru­tal, de coha­bi­ter avec ceux-là même qui sont res­pon­sables de leurs souf­frances ? Comment puis-je convaincre l’en­fant qui a per­du tous les membres de sa famille d’ac­cep­ter leur assas­sin comme voi­sin ? Comment puis-je convaincre ma propre géné­ra­tion, humi­liée et épui­sée par les sol­dats israé­liens, de les accep­ter comme amis ? Comment puis-je convaincre les jeunes de Cisjordanie qui se font tuer sur les check-points par ces mêmes sol­dats d’ac­cep­ter la coexistence ?

Nous venons de com­mé­mo­rer le 76e anni­ver­saire de la Nakba, un moment bien sombre sur­ve­nu alors que les forces israé­liennes com­met­taient à Gaza ce que leur propre gou­ver­ne­ment a appe­lé une « seconde Nakba ». Les ter­ri­toires pales­ti­niens res­tent divi­sés et entiè­re­ment contrô­lés par l’ar­mée israé­lienne. Le mur qui sépare Israël de la Cisjordanie sur plus de 700 kilo­mètres et atteint jus­qu’à sept mètres de haut tra­verse et confisque les terres pales­ti­niennes. Personne n’entre ni ne sort sans per­mis­sion israé­lienne. Cet état de fait conduit à un rejet de toute récon­ci­lia­tion ou coexis­tence de la part d’Israël et four­nit un ter­reau fer­tile à la haine, au res­sen­ti­ment, au lavage de cer­veau et à la peur de « l’autre » — autant de sen­ti­ments qui, aujourd’­hui, s’in­ten­si­fient. Les poli­ti­ciens israé­liens le savent et exploitent cela à leur pro­fit en pro­lon­geant l’oc­cu­pa­tion et en main­te­nant dans le ter­ri­toire israé­lo-palés­ti­nien une situa­tion de ségré­ga­tion qui dis­cri­mine toute per­sonne qui n’est pas juive.

Juifs et Palestiniens peuvent-ils vrai­ment vivre ensemble dans la Palestine his­to­rique ? Telle est la ques­tion au cœur du conflit israé­lo-pales­ti­nien, la ques­tion qui tra­verse notre his­toire et notre pré­sent. Malgré les obs­tacles consi­dé­rables et les pro­fondes divi­sions, existe-t-il une voie menant vers un ave­nir de récon­ci­lia­tion paci­fique ? Sous l’oc­cu­pa­tion mili­taire, la dis­cri­mi­na­tion, le net­toyage eth­nique et l’a­par­theid, la réponse est non. La seule façon d’a­bou­tir à une récon­ci­lia­tion est de s’at­ta­quer aux causes pro­fondes du conflit. Pour par­ve­nir à une paix juste, Israël doit res­pec­ter le droit inter­na­tio­nal et les réso­lu­tions de l’ONU, en par­ti­cu­lier la réso­lu­tion 242 du Conseil de sécu­ri­té, qui exige la fin de l’oc­cu­pa­tion et la réso­lu­tion 194 de l’Assemblée géné­rale des Nations unies qui recon­naît le droit au retour des Palestiniens. Ce sont les poli­tiques et les actions du gou­ver­ne­ment israé­lien qui sont à l’o­ri­gine du conflit. Une exis­tence par­ta­gée impose de les ren­ver­ser. C’est la seule voie qui puisse nous conduire à une vie qui res­sem­ble­rait aux pré­cieux sou­ve­nirs de nos grands-parents : une vie rela­ti­ve­ment apaisée.


Article tra­duit de l’an­glais par la rédac­tion de Ballast | Mahmoud Mushtaha, « Can Palestinians ima­gine a future with Israelis after this war ? », +972 maga­zine, 27 mai 2024
Illustration de ban­nière : gare de Jaffa autour de 1920 | Frank Scholten, Wikimedia Commons
Illustration de vignette : pêcheurs répa­rant leurs filets à Jaffa, 1925 | DR

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  1. D’abord une ville à part entière, Jaffa est deve­nu, après la créa­tion de l’État d’Israël et l’é­vic­tion de la popu­la­tion arabe, un quar­tier de Tel Aviv [ndlr].[]

REBONDS

☰ Voir notre tra­duc­tion « Deux rivages, une mer — désir d’une Méditerranée pales­ti­nienne », Suja Sawafta, avril 2024
☰ Voir notre port­fo­lio « Les Palestiniens du Liban : Nous allons ren­trer chez nous ! », Laurent Perpigna Iban et Ann Sansaor, novembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Chroniques depuis l’enfer de Gaza », Mahmoud Mushtaha, novembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Une lettre d’amour du camp de Jabaliya », Tamer Ajrami, novembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Une lettre ukrai­nienne de soli­da­ri­té avec la peuple pales­ti­nien », novembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Quand plus jamais ça devient un cri de guerre », Natasha Roth-Rowland, novembre 2023


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