Wajdi Mouawad : « Je viens d’une histoire qui ne se raconte pas »


Entretien inédit pour le site de Ballast

« L’artiste, tel un sca­ra­bée, se nour­rit de la merde du monde pour lequel il œuvre ». Quelque part en haut d’une tour, au fond d’un cou­loir, dans le bureau du direc­teur du théâtre de la Colline, autour d’un café. Le dra­ma­turge, né en 1968 à une tren­taine de kilo­mètres de Beyrouth, marque d’ores et déjà le théâtre fran­co­phone, fort, depuis les années 1990, de sa tri­lo­gie Le Sang des pro­messes. Littoral, pre­mier opus, porte son titre au sin­gu­lier ; la suite s’avancera tou­jours au plu­riel : Incendies, Forêts, Ciels, Rêves, Seuls, Sœurs. Puis, plus tard, repre­nant Sophocle : Des femmes, Des héros, Des mou­rants. L’homme récolte les traces lais­sées par une enfance arra­chée à son Liban en guerre ; l’exil est un pays et les choses impor­tantes s’écrivent par effrac­tion — c’est lui qui le dit. Il publia en 2012 le roman Anima : une rup­ture, dans son œuvre ; une déto­na­tion, dans le bour­don­ne­ment de la fic­tion contem­po­raine : texte poly­pho­nique et bru­tal où insectes, chats, chiens, ser­pents, che­vaux ou rats content le che­min tor­tueux, sur le sol nord-amé­ri­cain, d’un homme à la recherche du meur­trier et du vio­leur de sa femme. « Les bêtes gardent les yeux ouverts », rap­pe­la Mouawad. Et les ani­maux d’observer les humains tout au long de ses pages — qui tracent le fil de la pré­sente ren­contre —, sen­tant leurs odeurs, décri­vant leurs gestes et leurs rituels : alors se brouille l’humanité.


Vous avez, dans Anima, don­né voix à l’un des plus beaux per­son­nages de la lit­té­ra­ture : un loup. Dans votre roman, qui affiche par­fois une grande vio­lence, cet ani­mal éponge l’horreur et réin­suffle de l’espoir. Pourquoi ce choix ?

(Long silence) Je pense qu’il y a dans le regard que je porte sur les ani­maux, en par­ti­cu­lier sur les ani­maux soli­taires, une dis­tance que je pro­jette — comme s’il y avait une absence totale de juge­ment ou de morale. Une dis­tance qui n’est pas un recul ni une indif­fé­rence : c’est comme si, à la place de la morale, il y avait une affec­tion ins­tinc­tive envers ceux qui portent une sin­cé­ri­té. Dans ce roman, ce qui fait en sorte que cet ani­mal s’attache à cet homme, c’est qu’il sent pro­fon­dé­ment qu’à l’époque de la naï­ve­té de l’enfance, quand l’homme était encore sim­ple­ment dans l’ouverture au monde — et tout enfant qui vient est ouvert au monde, dans un total désir du monde, dans une accep­ta­tion, dans une sorte d’amour du monde qui n’est pas de la naï­ve­té, plu­tôt une convic­tion que le monde est grand, que la vie est une aven­ture mer­veilleuse et qu’il ne peut pas se dou­ter que le mal existe, cette convic­tion a été, de manière trop bru­tale, ren­ver­sée. À ce moment-là, la conscience humaine porte en elle une mélan­co­lie à jamais mar­quée. J’ai le sen­ti­ment que ces ani­maux soli­taires, qui sont eux-mêmes des ani­maux una­ni­me­ment « inquié­tants », per­çoivent tout ça… et pour une rai­son un peu fan­tas­mée que je ne peux pas m’expliquer, j’ai le sen­ti­ment qu’une sorte d’amitié peut naître entre ces ani­maux, qui sont les « méchants » dans la lit­té­ra­ture, et ces êtres pro­fon­dé­ment bles­sés. Lorsqu’ils se ren­contrent, l’animal recon­naît la fra­ter­ni­té plus que l’homme, qui n’a plus ce flair-là. Mais ce que je vous dis, c’est une ten­ta­tive pour répondre à la ques­tion… En me la posant, vous m’obligez à ratio­na­li­ser quelque chose que je n’avais pas ratio­na­li­sé du tout, qui n’était qu’un ins­tinct d’écriture auquel je n’avais jamais réflé­chi réel­le­ment. Ce n’est que main­te­nant que l’instinct prend l’ascenseur et monte au cer­veau. Dans ma réponse, il faut donc en prendre et en laisser…

Pour un lec­teur régu­lier, il y a un tra­vail de car­to­graphe à effec­tuer dans votre œuvre. Beaucoup de rebonds, de motifs récur­rents. Ce loup-chien pour­rait par exemple se rat­ta­cher au per­son­nage de Lou, dans Forêts, ou à la chienne de votre adap­ta­tion de Phèdre. Ou cette phrase qui se retrouve dans le chœur des Femmes, par la voix de Bertrand Cantat, ain­si que dans les pen­sées d’un che­val d’Anima. Mais aus­si la jeu­nesse de vos héros, leur nom qui com­mence tou­jours par « W », ce sca­ra­bée kaf­kaïen sur la main d’un per­son­nage croi­sé ailleurs… Vers où avance-t-on, au juste ?

« C’est comme si, à la place de la morale, il y avait une affec­tion ins­tinc­tive envers ceux qui portent une sincérité. »

Votre ques­tion me ramène à une autre, très simple : pour­quoi je ne meurs pas ? Il y a cette convic­tion que j’avais du monde, enfant, une convic­tion retour­née, ren­ver­sée… À par­tir du moment où je réa­lise que le monde ne m’intéresse plus parce qu’il n’est pas ce que j’étais convain­cu qu’il était — et qui me pas­sion­nait : un monde bon, beau… —, à par­tir du moment où je réa­lise que ce n’est pas ça, le monde…. En géné­ral, quand les choses ne sont pas comme vous le sou­hai­tez, vous pou­vez par­tir. On vous invite à une fête ; vous vous pré­pa­rez, vous entrez dans la fête en vous disant que ce sera super mais ce n’est pas le cas : vous vous faites chier. Vous vous en allez. On va dire, d’une cer­taine façon, que vous mour­rez à cet endroit. De manière plus glo­bale : pour­quoi on ne meurt pas, à par­tir du moment où la vie ne cor­res­pond pas au contrat de départ ? Peut-être parce que dans cet endroit où vous choi­sis­sez de res­ter, au milieu de la confu­sion, au milieu de cette fête qui vous donne envie de vous en aller, vous réa­li­sez qu’il y a, dans un coin de la mai­son, une petite marque sur le mur qui tra­hit qu’il y avait un tableau accro­ché à cet endroit. Il n’y a plus le tableau mais juste la marque. Vous réa­li­sez que quelqu’un avait accro­ché un tableau : il y reste une trace. Vous vous arrê­tez et trois ou quatre incon­nus se joignent à vous, pour regar­der la marque sur le mur, pour vous inter­ro­ger. Et en regar­dant de très près, vous retrou­vez l’image qu’il y avait sur le tableau.

Dans cette fête qui ne vous inté­resse pas du tout, vous vous retrou­vez avec quelques per­sonnes — un petit nombre — à essayer de retrou­ver un tableau per­du pour recons­ti­tuer quelque chose qui va tout sim­ple­ment se remettre à exis­ter. Tout ça pour qu’à la fin vous puis­siez écrire une phrase, dans la petite trace blanche rec­tan­gu­laire lais­sée sur le mur : « Ici, il y avait un tableau qui repré­sen­tait quelque chose, peint par une per­sonne. » Vous écri­vez un petit texte qui se met à être la mémoire rela­tive — et peut-être ima­gi­naire — de ce que pou­vait être ce tableau à jamais dis­pa­ru, afin que quelqu’un d’autre, lors d’une nou­velle fête, qui res­sen­ti­ra ce que vous avez res­sen­ti, pour­ra se dire en voyant la trace : « Quelqu’un est pas­sé. » Et pour­sui­vra l’enquête… Il y a quelque chose, à ce moment, de ras­sem­blé autour d’une trace qui témoigne que ce monde qu’on avait en tête existe, aurait exis­té, peut exis­ter, existe encore. Et, ensemble, il faut le refaire. Et de plus en plus pré­ci­ser, d’œuvre en œuvre, de pièce en pièce, de ren­contre en ren­contre, ce qu’était cette ancienne trace sur le mur.

Cette image de la « trace » est récur­rente chez quelques auteurs des Antilles, comme Édouard Glissant ou Patrick Chamoiseau. Ils avancent que les vain­queurs ont les monu­ments ou les dis­cours quand les vain­cus ont les traces — leur lit­té­ra­ture du Tout-Monde et leur réflexion sur la Relation s’y ancrent…

Oui, c’est très beau… Je viens d’une his­toire qui ne se raconte pas — non pas parce qu’elle est dif­fi­cile à racon­ter, mais parce qu’elle refuse de se racon­ter. Je viens d’une culture qui ne veut pas racon­ter son his­toire et ne veut qu’être fière, tout en ayant et les preuves, et les traces ! Je viens d’une culture qui refuse de regar­der ce dont elle ne peut être fière. Cette réa­li­té crée une schi­zo­phré­nie, une folie. Dans cette obses­sion de la trace, il y a aus­si une grande rage, une colère — quelque chose qui part, en tout cas, de là. Et qui consiste à nom­mer tout haut les hontes que d’autres vou­draient faire exis­ter comme des délires. « Non, nous n’avons rien fait, nous sommes des gens très bien, il n’y a pas eu de guerre, ce n’était pas nous… » C’est aus­si de l’ordre du combat.

D’où cette néces­si­té, chez vous, d’écrire sur ceux « qu’on vous a appris à détes­ter »… Est-ce que l’exil, c’est aus­si écrire avec la conscience d’avoir quatre yeux, en quelque sorte ? 

« Je viens d’une culture qui refuse de regar­der ce dont elle ne peut être fière. Cette réa­li­té crée une schi­zo­phré­nie. Dans cette obses­sion de la trace, il y a aus­si une grande rage, une colère. »

C’est presque deve­nu onto­lo­gique, chez moi. Depuis tou­jours, j’écris d’un ter­ri­toire qui n’est pas le mien, pas celui où je suis né et où j’ai gran­di. Mais ce que j’écris concerne, pour­tant, tou­jours ce ter­ri­toire… Dany Laferrière peut écrire à Montréal ; il sera lu en Haïti. Et Glissant sera éga­le­ment lu aux Antilles. Mais le théâtre, ce n’est pas pareil : les Libanais ne vont pas prendre un billet d’avion pour être pré­sents. Mais vous n’êtes pas seul en exil : les acteurs avec qui vous tra­vaillez ne sont pas liba­nais. Le scé­no­graphe tra­vaille sur une pièce où il est ques­tion de pay­sages dans les­quels il fait, au plus froid, 10°, qu’il réflé­chit d’un pays où l’hiver peut atteindre – 35°. Donc per­sonne n’est « chez lui ». Des acteurs jouent dans une pièce que j’ai écrite et qui fait réfé­rence à un lieu qu’ils ne connaissent pas… C’est un exil pro­téi­forme. D’autant plus pro­téi­forme que j’ai la sen­sa­tion que les dif­fé­rentes périodes géo­gra­phiques de ma vie — Liban, Paris, Québec, Paris — sont séquen­cées : 9 ans, puis de 9 à 14, puis de 14 à 37, puis de 37 jusqu’à 47… Toute la par­tie qué­bé­coise, pour­tant longue, est deve­nue un peu fic­tion­nelle — peut-être parce que je n’y vais plus. J’ai des dif­fi­cul­tés à me dire que j’ai vécu au Québec. Et quand j’y étais, j’avais des dif­fi­cul­tés à me dire que j’étais né au Liban : ça me parais­sait tel­le­ment absurde, tant le réel était décon­nec­té de la mémoire. C’est comme si, dans la ligne du temps, qui est la ligne de votre vie, vous aviez des frag­ments qui se déta­chaient et com­men­çaient à flot­ter dans l’air. Des périodes de votre vie s’exilent de votre chro­no­lo­gie per­son­nelle ; en s’exilant, elles deviennent de la fic­tion. Vous avez des mémoires, des pho­tos, votre sœur qui vous parle de vous petit… Le mot « exil » n’est pas un moule, c’est un objet pro­téi­forme, qui bouge et se fixe à, met­tons, zéro degré. En le met­tant sur une plaque de glace, il devient A. La plaque de glace, c’est quoi ? Le temps T, qui est la glace. Demain, vous me pose­riez la même ques­tion. Quand vous serez par­tie, le mot exil va repartir.

La chan­teuse Lhasa disait que l’exil pre­nait plus de place selon cer­tains jours. Elle appuyait éga­le­ment cette notion de mou­ve­ment… Il fau­drait vous deman­der « Comment va votre exil, aujourd’hui ? » !

C’est à peu près ça ! Ou com­ment le racon­ter, aujourd’hui ? Si on devait le mettre sur une plaque de glace, il aurait quelle forme ?

Revenons à Anima. Contrairement à votre tra­vail théâ­tral, dans lequel vous faites de la guerre un décor plus « uni­ver­sel » dont il ne reste plus que la moelle (sans dates ni géo­gra­phie pré­cise), tout ce road-trip est situé : tous les lieux sont nom­més et les époques dites. Pourquoi cette bascule ?

Là, vous tenez un che­min réel. Aujourd’hui, je serais inca­pable d’écrire une pièce sans nom­mer les lieux. Lorsque j’ai com­men­cé Le Sang des pro­messes, j’étais dans un moment où je fai­sais face au fait que per­sonne ne vou­lait racon­ter cette guerre [du Liban, ndlr]. J’étais aus­si dans cet état : dans l’impossibilité de la nom­mer. En ne la nom­mant pas, elle est deve­nue innom­mable : ça raconte aus­si une forme d’amnésie. Mais il était hors de ques­tion pour moi de res­ter dans cette amné­sie. Dans Seuls, je pro­nonce le mot « Liban » une fois. Et je parle un peu en arabe…

Dans Incendies, vous ne nom­mez pas la Palestine ?

Non, non, non. Il n’y a rien. Ni dans Littoral, ni dans Incendies. Seulement dans Seuls. Dans Ciels, je suis plus pré­cis. Mais en effet, la bas­cule se fait avec Anima et Sœurs. Aujourd’hui, je peux nom­mer les choses — et je sais pour­quoi. Je ne nomme pas pour infor­mer mais pour accu­ser et impli­quer. Avant, je ne pou­vais pas le faire ; je n’étais pas assez en « posi­tion du dos­sier », pour par­ler en termes juri­diques. Je n’avais pas les preuves. Mais en écri­vant Littoral, Incendies, en allant dans Forêts — qui est une pièce qui n’est pas moyen-orien­tale mais plus euro­péenne —, j’ai réa­li­sé que, dans l’histoire euro­péenne, on par­ve­nait à nom­mer parce que le tra­vail euro­péen avait eu lieu : les Allemands ont fait leur tra­vail. Les Français ont fait le tra­vail. Pas par­fai­te­ment, mais il a été ten­té. J’ai réa­li­sé que je pou­vais, après ça, com­men­cer à nom­mer. Et je l’ai fait, presque comme une accu­sa­tion. Accusés, levez-vous ! Vous êtes chré­tiens maro­nites, israé­liens, pales­ti­niens, chiites, sun­nites, druzes… Je sais pour­quoi et com­ment je le dis, et qui le for­mule, et de quelle manière je le fais entendre. C’est évi­dem­ment beau­coup plus enga­geant pour la per­sonne qui parle. Mais je main­tiens la poé­sie : le mot « israé­lien » reste un poème. Pas un espace bête­ment docu­men­taire. Pas le lieu de l’essai, ce n’est pas ça.

Le livre met donc des mots sur des tabous concrets ; Anima ne ferme pas, mais cible… et éva­cue quelque peu l’universel de vos pré­cé­dents écrits. Quelle fut sa récep­tion au Québec ?

« La connais­sance par les médias pro­voque une dimi­nu­tion de la valeur du monde inté­rieur des indi­vi­dus. Plus vous vous infor­mez seule­ment par les médias et plus vous aug­men­tez votre rap­port à l’extérieur et dimi­nuez votre rap­port à l’intérieur. »

Je ne sais pas. (long silence) Depuis 2011, je ne suis plus ce qu’il se passe dans le monde et je ne lis pas les jour­naux. Je n’ouvre pas Internet, je ne regarde même pas en pas­sant la pre­mière page de la presse. Les infor­ma­tions arrivent de toutes les manières, puisque les gens sont convain­cus que je suis au cou­rant de ce qu’il se passe : on me parle de l’élection de Trump… mais je ne savais même pas qu’il avait été élu ! N’ayant aucune connais­sance média­tique du monde, j’en ai encore moins sur la récep­tion des spec­tacles, des livres. Rien.

Vous cla­mez avoir le droit d’écrire « à par­tir du sen­sible », non de la théo­rie, mais « là où les sen­sa­tions vont être les plus fortes » : com­ment cela marche-t-il lorsqu’il s’agit de com­po­ser un livre aus­si ancré dans l’époque que l’est Anima ?

Regardez. (Il se tourne vers sa biblio­thèque, à droite de son bureau) Ça, c’est la carte de la Palestine ; ça, c’est celle de Jérusalem ; ça, c’est la carte de la Syrie ; la carte du Liban. Ici, c’est un livre sur les ques­tions de l’eau au Moyen-Orient. Ici, seule­ment la ques­tion de l’eau à Jérusalem. L’eau dans le monde arabe. L’eau au Proche-Orient. Un livre sur la stra­té­gie poli­tique de l’eau. Un livre géné­ral sur l’eau. Un livre sur l’eau dans le monde. Un atlas géo­lo­gique d’Israël datant de 2013. Celui-ci est sur la ques­tion de la crise dans cette région jusqu’en 2014. La Maladie de l’Islam… Un autre sur les sou­fis. Un DVD sur les cha­manes. Le meilleur livre qui ait été écrit sur l’histoire du Prophète. Un très bon docu­men­taire sur le Coran, etc. De ce côté, on parle des chiites. Henry Corbin, l’un des meilleurs connais­seurs du monde chiite et ira­nien. Je reviens au Liban : le Hezbollah, les maro­nites… Ce livre, qui dresse un his­to­rique sur la manière dont on est pas­sé de la com­pré­hen­sion du Monde selon Aristote jusqu’à la géné­tique aujourd’hui. C’est un livre d’introduction, qui est le pre­mier que je lis sur la géné­tique. Je ne lis pas ça pour me faire plai­sir, mais bien parce que je suis en train de tra­vailler sur ces ques­tions. Toute l’étagère du bas, ce ne sont que des dic­tion­naires. Les librai­ries existent : je n’ai pas besoin d’autre chose. (Il prend un livre, en lit la qua­trième de cou­ver­ture.) « Jean-Jacques Kupiec est un bio­lo­giste et épis­té­mo­lo­gique fran­çais… » S’il y a des choses que je ne com­prends pas, je vais faire comme vous : contac­ter l’auteur, lui poser des ques­tions et l’enregistrer. Je trouve que la connais­sance par les médias pro­voque une dimi­nu­tion de la valeur du monde inté­rieur des indi­vi­dus. Plus vous vous infor­mez seule­ment par les médias et plus vous aug­men­tez votre rap­port à l’extérieur et dimi­nuez votre rap­port à l’intérieur. Au fond, vous n’avez plus de vie inté­rieure : c’est aus­si simple que ça. Car les médias, comme com­mu­ni­ca­tion, sont for­cé­ment vers l’extérieur. J’ai accep­té de faire l’entrevue avec votre revue pour la manière dont elle est por­tée. J’en avais d’abord dis­cu­té avec Dorothée [son atta­chée de presse, ndlr] très long­temps : la faire ou de ne pas la faire ? C’est impor­tant. Car il y a des per­sonnes très sérieuses, qui font le tra­vail d’une vie en écri­vant trois livres extra­or­di­naires sur une ques­tion, qu’on inter­roge peu. Je pré­fère les lire, eux, plu­tôt que le jour­na­liste. Sur la Syrie, comme sur l’actualité… Je lis des livres de gens qui y sont allés. Je me sens libé­ré de tous les faits divers comme de la météo et de beau­coup de parasitages.

Une scène du roman se des­sine comme un grand tableau : celle où les che­vaux, tous des­ti­nés à l’abattoir, sont libé­rés d’un camion par le héros, caché par­mi eux pour pas­ser la fron­tière entre le Canada et les États-Unis. Ils sont sur une aire d’autoroute et sont lit­té­ra­le­ment « consu­més » par la liber­té en un rien de temps. Pouvez-vous reve­nir sur l’écriture de ces pages ?

Quand je tra­vaillais sur Anima, à chaque fois que j’abordais un ani­mal, c’était beau­coup de lec­tures sur lui et son ana­to­mie. Par exemple, l’araignée a huit yeux mais elle voit à peine. Elle n’a pas d’oreilles : com­ment peut-elle entendre ? Comment une chauve-sou­ris fonc­tionne ? Comment, dans un second temps, extra­po­ler pour arri­ver à la poé­sie, mais sans déna­tu­rer l’animal, en le res­pec­tant ? Il y avait des ani­maux qui étaient plus dif­fi­ciles que d’autres. D’évidence, pour le chat, j’avais beau­coup plus de docu­men­ta­tion acces­sible que sur la coc­ci­nelle. Vous aurez trois éta­gères sur le chat dans une librai­rie, et par­fois un cha­pitre à l’intérieur d’un livre sur la coc­ci­nelle. Pour le che­val, fina­le­ment, il y en avait beau­coup. L’histoire avec le che­val est une his­toire d’amitié. Un peu comme avec le chien, mais avec une dimen­sion sup­plé­men­taire : le che­val a sau­vé l’humanité. C’est un ani­mal qui aidait à tout — au trans­port, au tra­vail, pas seule­ment à mon­ter des­sus. Le che­val a aidé et a sau­vé l’homme. Donc il y a un quelque chose de très émo­tif qui appa­raît tout de suite. Les images d’abattoirs des che­vaux, c’est réel­le­ment une tra­hi­son effroyable. Ce n’est pas, pour cette rai­son, comme avec les cochons et les vaches. À par­tir du moment où, jouant le jeu de l’anthropomorphisme, de l’amitié, en me pro­je­tant dans l’esprit d’un che­val qui découvre la lâche­té et le sen­ti­ment d’abandon qu’il pou­vait res­sen­tir, je me suis aper­çu qu’il me fal­lait par­ler de ça.

« L’histoire avec le che­val est une his­toire d’amitié. C’est un ani­mal qui aidait à tout — au trans­port, au tra­vail, pas seule­ment à mon­ter des­sus. Le che­val a aidé et a sau­vé l’homme. Les images d’abattoirs des che­vaux, c’est réel­le­ment une tra­hi­son effroyable. »

Je mets mon per­son­nage dans ce camion et j’écris trois cha­pitres sur les che­vaux. C’est la seule fois que je fais ça, dans le roman — le même épi­sode racon­té par trois che­vaux dif­fé­rents, et à chaque fois une sorte de péné­tra­tion dans l’émotion et la recon­nais­sance de l’abandon de l’un par l’autre. Et le sou­ve­nir de ces che­vaux héroïques, que j’évoque : l’âne de Buridan, les che­vaux ailés… Où sont-ils dans ce camion ? Les che­vaux res­sen­tant le même aban­don que nous pou­vons res­sen­tir vis-à-vis des dieux, qui nous ont aban­don­nés. Les che­vaux héroïques ne vien­dront pas les sau­ver. Au milieu de tout ça, l’homme qui déli­bère, détache les liens et ouvre. Là, il me fal­lait chan­ger de point de vue et trou­ver une vision géné­rale : d’où le bal­bu­zard — l’oiseau qui a le regard le plus per­çant. Ça m’amusait de me retrou­ver tout en haut et de pou­voir faire toute la des­crip­tion de cette réa­li­té : « Mieux vaut la mort que l’humiliation. » Mieux vaut la liber­té, mieux vaut la lumière que n’importe quoi d’autre. Et ce car­nage, entre voi­tures, acci­dents, qui est une consé­quence réelle à l’acte de Wahhch [le per­son­nage prin­ci­pal, ndlr] : au moment où il lâche les che­vaux hors du camion, sur l’aire d’autoroute, il fout le bor­del. L’oiseau n’entre pas dans tous les détails de ce moment ; il y a pro­ba­ble­ment des morts humaines mais il ne s’y inté­resse pas, il regarde celui qui fuit. Cette scène, c’est comme s’il y avait une sorte de jus­tice, un peu éton­nante, due au hasard. Les hommes eux-mêmes sont pris à l’intérieur de cette machine épou­van­table et effroyable. En écri­vant ça, j’étais rame­né aux images de la Shoah, for­cé­ment : le trans­port des bêtes, l’industrialisation de la mort. Et les phrases venaient par­fois faci­le­ment. Sur le cha­pitre des cochons, notam­ment : « Ils nous ont sépa­rés de nos familles, de nos petits, ils vont nous jeter. » Cette scène, quand je l’ai écrite, j’ai pen­sé à ce que les nazis avaient fait aux Juifs, aux Tziganes et aux homo­sexuels — mais sur­tout aux Juifs. Ils ont fait ça. Les images étaient immédiates.

Avez-vous lu alors des choses sur l’univers concentrationnaire ?

Je n’ai pas vrai­ment vou­lu m’en appro­cher. Ou seule­ment par l’ouvrage d’Élisabeth de Fontenay et son Silence des bêtes. La pro­fon­deur de l’association m’est appa­rue en la lisant. Elle ne for­mule pas l’association mais la tra­vaille sur mille pages. Ça a été un livre très impor­tant, qui m’a accom­pa­gné tout le long de l’écriture.

L’écrivain spé­cia­liste du boud­dhisme khmer, François Bizot, avait for­mu­lé ce lien dans le Silence du bour­reau : « L’esclavage, qui convul­sait l’humanité depuis la pré­his­toire, avait tiré par­ti de l’usage qu’on fai­sait des bes­tiaux, au même titre que les crimes de masse avaient cal­qué leur pro­cé­dures sur celles des abat­toirs. Un lien se construi­sait peu à peu dans mon esprit entre ces deux phé­no­mènes. Comment ne pas croire que l’un fut la consé­quence de l’autre ? Il est des for­faits qui touchent le monde dans son ensemble, dans sa struc­ture, dans sa rai­son d’être. » Votre tra­vail dit aus­si que nous pou­vons être le bour­reau. Est-ce pen­sable, comme réalité ?

(Il montre une tasse, sur la table.) Cette tasse, vous voyez, fait une ombre. Si elle tombe, il n’y a plus d’ombre : donc ce qui est dans l’ombre dis­pa­raît. C’est un peu ce qu’en ce moment nous ten­tons de main­te­nir debout : la socié­té, la démo­cra­tie, le sen­ti­ment d’une jus­tice indé­pen­dante. Mais ça crée une ombre, et dans cette ombre il y a un refou­le­ment très fort de tas de gens qui se sentent écra­sés par ce sys­tème. Il suf­fit que cette chose tombe pour que tout ce refou­le­ment sur­gisse. Donc, les « bour­reaux »… Peut-être vous ou moi qui sommes dans cette ombre, et qui l’ignorons. Il est pos­sible qu’un évé­ne­ment impor­tant puisse cli­ver la socié­té et oppo­ser les gens et nous mettre dans une posi­tion telle que nous allons réel­le­ment dési­rer la dis­pa­ri­tion de l’autre — réel­le­ment, parce que l’injustice nous débor­de­ra. Et tout ce que vous aurez écrit dans votre jour­nal n’aura plus aucune importance.

Votre tra­vail s’échine pour­tant à redonner de l’humanité à ces « monstres »…

En tout cas, à dire que ce ne sont pas des monstres.

Comment appré­hen­dez-vous ce terme, « huma­ni­té », uti­li­sé à tout va ?

Presque comme un terme lié à la notion du vivant, que nous par­ta­geons avec les plantes et les ani­maux. Si, demain, on trou­vait une four­mi sur Mars, ce serait une révo­lu­tion majeure ! Même la trou­vaille d’une cel­lule ferait une révo­lu­tion abso­lu­ment majeure. On ne nous le dirait pas, les gens pani­que­raient ! Tout ça pour pour vous dire que le vivant est cir­cons­tan­ciel. On n’est pas épa­tés de voir du sable sur Mars ; l’eau, un peu plus. Une four­mi sur Terre ne nous épate pas, mais décou­vrez une four­mi sur la lune et ça devien­dra épou­van­table ! (rires) Ça signi­fie qu’on consi­dère la four­mi comme du vivant ! Le fait d’être ani­mé, l’animalité, c’est du vivant. Cela me ramène à cette réa­li­té : je vois bien que dans vingt ou trente ans, on sera tous obli­gés d’être végé­ta­riens. Pour des ques­tions, déjà, de pol­lu­tion : un chep­tel de mou­tons en Australie est pol­luant. On ne peut plus conti­nuer comme on le fait. De la même manière qu’on ne peut plus fumer dans les res­tau­rants ou les bars, on va inter­dire les viandes dans la vie pri­vée, dans trente ans. Mais si je me place dans une pos­ture éthique, c’est-à-dire être végé­ta­rien parce que l’animal est vivant et que la manière dont il est mis à mort est into­lé­rable : peut-on man­ger des plantes ? mais si on décou­vrait demain que les végé­taux sont sen­sibles ? alors com­ment se nour­rir ? Le seul ani­mal capable de vivre sans détruire pour se nour­rir est l’abeille. En se nour­ris­sant, elle pro­duit de la vie — ce qui est loin d’être notre cas. Peu importe ce que l’on mange, de la lai­tue, un yaourt, du café : il a fal­lu l’arracher, il a fal­lu sépa­rer et détruire. Dès lors, la ques­tion qui se pose à nous est celle de la conscience : sois conscient de la des­truc­tion néces­saire pour que tu puisses vivre. Mais alors : com­ment le faire sans en tirer pro­fit ? Tu ne crées pas d’entreprise pour gagner de l’argent en abat­tant des bêtes. Mais c’est aus­si pour cela que je suis plus réfrac­taire quand on parle de manière plus dog­ma­tique… J’ai plus de rela­tions avec le type chez qui je vais ache­ter de la viande, parce qu’il aime ses vaches, les conduit à l’abattoir, me vend une viande dont il connais­sait la bête… je sais ce que je mange. Je sais qui je mange.

Mais ceux qui mangent des ani­maux ne sont, pour la plu­part, pas capables de faire face à leur mort et leurs souf­frances. Il n’y a donc, pour notre espèce, plus rien de « natu­rel » à se nour­rir d’autres animaux… 

« Peu importe ce que l’on mange, de la lai­tue, un yaourt, du café : il a fal­lu l’arracher, il a fal­lu sépa­rer et détruire. Dès lors, la ques­tion qui se pose à nous est celle de la conscience : sois conscient de la des­truc­tion néces­saire pour que tu puisses vivre. »

Absolument. C’est une ques­tion d’éducation. J’ai deux enfants et je les emmène à la ferme pour aller cher­cher la viande qu’ils mangent afin qu’ils com­prennent que la viande ne pousse pas sur un arbre. En super­mar­ché, la viande s’achète et se consomme comme n’importe quel bien ; l’enfant ne fera pas l’extrapolation de se dire que le steak était dans un corps vivant qui a été abat­tu. « Je mange du vivant. » Il ne le sait pas. Il ne fera pas le lien avec Bambi. Pousser les enfants à faire le lien entre l’amour qu’ils res­sentent pour les ani­maux et la viande qu’ils mangent, c’est déjà le début. Mais je n’ai, aujourd’hui, pour autant pas envie d’imposer le régime végé­ta­rien à mes enfants. Quand j’ai écrit Anima, beau­coup de gens ont pen­sé que j’étais végé­ta­rien…

Il est pour­tant dif­fi­cile de vous ima­gi­ner végé­ta­rien à la lec­ture de cer­tains pas­sages. Pardonnez cette tran­si­tion qui n’en est pas une : vous avez décla­ré que vous écri­vez en langue fran­çaise mais que votre rythme est arabe. Et vous ne pour­riez pas être un poète…

Lorsque je parle de poé­sie, je parle de lui, de lui, de lui et de lui… (Il montre des ouvrages de Rimbaud, René Daumal, Lautréamont et Georges Trakl.) Je parle de cette poé­sie pré­cise parce qu’elle lie l’abstraction de la poé­sie à l’embryon, à l’intimité et à la langue mater­nelle. Ils sont rares, les grand poètes qui ont écrit dans une autre langue que leur langue mater­nelle. Là-des­sus, il y a de drôles d’histoires : Paul Celan ne pou­vait plus écrire en alle­mand car c’était la langue des bour­reaux. Alors il s’est mis à écrire autre­ment, puis il y est reve­nu… Et c’était très com­pli­qué. Apollinaire aus­si… Il y en a, mais la majo­ri­té des grands poètes écrivent dans leur langue mater­nelle — et ce n’est pas pour rien. De la même manière : ce n’est pas pour rien que les grands poètes étaient aus­si de grands tra­duc­teurs. Baudelaire en est un exemple. Il y a un lien évident entre la tra­duc­tion et la poé­sie, sur la langue. Il y a pour­tant bien plus de roman­ciers ou d’écrivains de théâtre qui n’écrivent pas dans leur langue mater­nelle. C’est quelque chose d’un peu plus exté­rieur, la lit­té­ra­ture, alors qu’avec la poé­sie on est dans le ventre de sa mère ou dans l’armoire de Rimbaud : dans l’endroit de l’enfance pur, pro­je­té dans un endroit d’abstraction extra­or­di­naire. C’est en tout cas ain­si que je le res­sens. Quand j’essaie d’écrire de la poé­sie — et j’ai essayé —, je sens que j’essaie d’écrire en fran­çais. C’est bizarre ; j’ai l’impression de ne pas avoir les bons objets. Je ne maî­trise pas assez bien l’arabe, mais si je me met­tais à écrire de la poé­sie dans cette langue, j’aurais le sen­ti­ment d’une pré­sence. Alors que ces ques­tions ne sur­gissent jamais lorsque j’écris un roman ou une pièce de théâtre.

Chamoiseau explique son impos­si­bi­li­té à se dire poète par le fait que les hommes dépla­cés lors de la traite trans­at­lan­tique durent se réin­ven­ter une langue quand ils entrèrent dans la cale des bateaux négriers. Il évoque une « genèse » créole. N’ayant pas cet « avant » en mémoire, la langue a été per­due. Cela vous parle ?

Lui se pose sur un plan his­to­rique. Césaire a écrit dans la langue de sa mère. C’est cette langue, celle de la maman, la langue de l’enfance, de l’enfant qui avant le mot entend la langue du quo­ti­dien, des courses et de la pou­belle à des­cendre : l’enfant entend tout ça avant même de pro­non­cer son pre­mier mot. J’ai l’intuition qu’on arrive à la poé­sie par cette conti­nui­té nécessaire.

… Est-ce pour cela que vous vous tour­nez vers la peinture ?

Oui. C’est exac­te­ment comme le type qui devient aveugle et qui déve­loppe l’ouïe. La pein­ture est comme un déploie­ment de la perte de la langue. Je peins beau­coup. Mais c’est tota­le­ment secret car je ne montre rien du tout — et ça m’est impor­tant de le gar­der pour moi. Dans Seuls, c’est amu­sant de le faire sur scène ! et c’est tou­jours dif­fé­rent. Lorsque je le joue, je me dis : « J’ai quand même 48 ans et je patauge dans la pein­ture ! » Mais ça reste un paravent d’apparences par rap­port à mon tra­vail de théâtre. Qui me ramène aus­si à l’exil. Quand je suis en train de peindre, je suis dans un endroit d’intimité et d’identité tel­le­ment puis­sant, qui ne cor­res­pond pas à l’idée que les gens se font de moi ; il y a un exil en double fond : vers l’arrière. C’est une sorte de cachette, la peinture.


Toutes les illus­tra­tions sont de Popcube.


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