Traduction d’un article de Counterfire pour le site de Ballast
Enfant d’une famille ouvrière du Guyana — un État indépendant du Royaume-Uni depuis le milieu des années 1960, frontalier du Venezuela —, Walter Rodney n’a vécu que trente-huit ans : assassiné en 1980, il laisse derrière lui une œuvre critique de premier plan. Sa vie durant, comme historien et militant révolutionnaire, il a brandi « la bannière du socialisme » dans l’espoir d’arracher le continent africain des mains de l’impérialisme occidental et dénoncé sans relâche les trahisons des régimes issus de la décolonisation. « Ses idées sont encore plus précieuses aujourd’hui, à une époque où le capitalisme a affirmé avec force sa permanence et où les forces d’opposition organisées qui existaient autrefois […] ont été pratiquement éliminées », écrivait Angela Davis en 2019. Avant d’ajouter qu’il appartient aux générations suivantes de « développer et d’approfondir l’héritage de Walter Rodney« . Un portrait signé Sean Ledwith.
Il y a quarante ans, au mois de juin 1980, une bombe télécommandée explosait sur les genoux de Walter Rodney tandis qu’il se trouvait assis dans une voiture à Georgetown, au Guyana. Rodney fut tué sur le coup. Âgé de 38 ans à peine, il laissait derrière lui un impressionnant bilan d’agitateur et d’analyste de gauche. L’assassinat a très probablement été organisé par les forces de sécurité d’État, agissant au nom du Premier ministre de l’époque, Forbes Burnham. Le parti au pouvoir, le People’s National Congress (PNC), était un représentant typique des forces prétendument « de gauche » contre lesquelles Rodney a passé sa vie d’adulte à se battre, et ce au nom d’une version authentique du socialisme. Le PNC utilisait une rhétorique révolutionnaire afin de mobiliser les électeurs guyaniens durant les élections, mais le parti était, en réalité, étroitement lié à l’agenda néolibéral mondial qui commençait à se déployer au début des années 1980.
Une révolution par en bas
« Le racisme est enraciné dans les modes de production capitalistes mais ne peut être éradiqué que par la lutte en faveur d’un mode de production communiste. »
Rodney a été pris pour cible parce qu’il s’attirait le soutien du peuple via son organisation alternative, la Working People’s Alliance. Celle-ci menait une campagne vigoureuse autour d’une plate-forme de démocratie par le bas et s’opposait à la camisole de force financière qu’imposaient le FMI, la Banque mondiale et les autres mastodontes de l’ordre capitaliste international à des États criblés de dettes — à l’instar du Guyana. Forbes Burnham était également terrifié à l’idée que la réputation de Rodney, universitaire radical de renommée mondiale, puisse attirer l’attention sur le climat de révolte grandissant dans le pays. Rodney fut l’auteur d’un certain nombre d’études révolutionnaires sur l’esclavage et le sous-développement du Sud, toujours considérées comme des classiques. Ces études sont fondées sur la nécessité, pour la gauche, de comprendre de manière synthétique comment le racisme est enraciné dans les modes de production capitalistes mais ne peut être éradiqué que par la lutte en faveur d’un mode de production communiste. Dans son ouvrage le plus connu, Et l’Europe sous-développa l’Afrique, Rodney opposait sa vision d’un socialisme enraciné dans l’auto-émancipation du prolétariat à la fausse monnaie offerte par Forbes Burnham et les leaders du même genre, lesquels épousaient la vision d’un socialisme par en haut :
Si le pouvoir économique est centré à l’extérieur des frontières nationales africaines, alors le pouvoir politique et militaire est réellement à l’extérieur, lui aussi ; jusqu’à ce que, et à moins que, les masses de paysans et de travailleurs soient mobilisées pour offrir une alternative au système de l’indépendance politique fictive.
Un intellectuel organique
Walter Rodney est né en 1942 dans la ville où il trouvera la mort. Ses parents étaient tous deux des syndicalistes de la classe ouvrière ; ils avaient joué un rôle actif dans la lutte du Guyana contre le colonialisme britannique, qui avait culminé avec l’indépendance en l’année 1930. Bien qu’Edward et Pauline Rodney aient eu un accès limité à l’éducation, ils ont encouragé leur fils à lire énormément — en particulier dans le domaine de l’économie politique marxiste. En 1960, il est sorti premier de sa classe de lycée et a obtenu une place à la University of the West Indies. De là, il est entré en 1963 à la School of Oriental and African Studies de Londres, où il a obtenu un doctorat en histoire africaine avec un projet de recherche, qu’il publiera sept ans plus tard sous le titre History of the Upper Guinea Coast.
Rodney continuera à démontrer son talent de chercheur jusqu’à la fin de sa vie, mais la recherche aura toujours été à ses yeux un instrument servant à mettre en lumière les inégalités de classe, bien plus qu’un simple moyen d’avancement personnel. Il était un exemple brillant de ce que Gramsci décrivait comme un intellectuel organique — un penseur qui observait les normes académiques les plus élevées, tout en étant pleinement engagé dans le renversement d’un système qui condamne la plupart de l’humanité à l’ignorance et la pauvreté.CLR James
« Le légendaire trotskyste de Trinidad a initié Rodney à sa propre conception du marxisme, qui comprenait des éléments de panafricanisme. »
À Londres, Rodney a rencontré un autre grand révolutionnaire caribéen, bien qu’appartenant à une génération antérieure : CLR James. Le légendaire trotskyste de Trinidad a initié Rodney à sa propre conception du marxisme, qui comprenait des éléments de panafricanisme et des considérations sur le rôle décisif de la culture dans les mouvements de libération. Le panafricanisme, comme mouvement politique, a pris de l’importance dans le monde entier au cours de l’après-guerre, lorsque les puissances coloniales européennes se sont retirées face aux insurrections menées par les forces de libération nationale en Afrique — telles celles que dirigeaient Nkrumah au Ghana et Nyerere en Tanzanie. Dans un premier temps, Rodney aura salué ces mouvements comme des forces progressistes et anti-impérialistes qui offraient un nouveau modèle aux opprimés du monde entier ; plus tard, en revanche, il percevra les limites des régimes dirigés par ces deux hommes, ainsi que celles d’autres régimes similaires du Sud. L’influence de CLR James est également perceptible dans Grounding with My Brothers, un recueil des premiers écrits de Rodney qui comprend une analyse pionnière du rastafarisme, en tant qu’expression politique des aspirations révolutionnaires de la classe ouvrière jamaïcaine. L’engagement de Rodney en faveur de la résistance sur cette île a été illustré de manière spectaculaire en 1968 lorsque le gouvernement a refusé de lui en accorder l’entrée. Les manifestations qui ont suivi, organisées par ses nombreux partisans à Kingston, ont été baptisées « émeutes Rodney » : une forme d’hommage en accord avec son statut de figure de proue de la rébellion.
Le mythe du continent noir
Après son expulsion des Caraïbes, Rodney accepta un poste à l’université de Dar as Salaam, en Tanzanie. Il y travailla à son ouvrage le plus connu, Et l’Europe sous-développa l’Afrique, publié en 1972. Dans ce texte devenu un classique, Rodney rejetait catégoriquement l’opinion dominante de l’historiographie occidentale selon laquelle l’Afrique n’abritait pas de civilisations significatives avant l’arrivée des Européens à partir du XVIe siècle. Il y attirait l’attention sur les réalisations culturelles considérables des civilisations africaines médiévales, telles que celles du Bénin, de Tombouctou et du Grand Zimbabwe, qui rivalisaient avec les sociétés contemporaines de la Renaissance européenne. Il cite un visiteur hollandais de la première de ces civilisations, stupéfait par ce qu’il a vu :
La ville semble être très grande… Le palais du roi est un ensemble de bâtiments qui occupent autant d’espace que la ville de Harlem et qui sont entourés de murs. Il y a de nombreux appartements pour les ministres du prince et de belles galeries, dont la plupart sont aussi grandes que celles de la Bourse d’Amsterdam.
Pour autant, Rodney refusait toute vision romantique de ces civilisations, pas plus qu’il ne les présentait comme des modèles idylliques que l’Afrique moderne devrait aspirer à recréer. En tant qu’historien marxiste, Rodney était conscient des différences de classe à l’œuvre au sein de ces sociétés, qui les rendaient tout aussi exploiteuses que celles de l’hémisphère nord qui allaient dominer le monde.La ruée vers l’Afrique
Bien entendu, la trajectoire historique de l’Afrique a été brutalement modifiée par l’impact de la traite des esclaves au début de l’ère moderne, et les gloires des sociétés pré-européennes ont été délibérément occultées par les esclavagistes et les politiciens occidentaux, remplacées par le mythe raciste du « continent noir ». Rodney affirme avec force que l’asservissement de l’Afrique par les Européens n’a pas représenté le triomphe d’une civilisation supérieure, mais simplement la conséquence d’un mince avantage technique des premiers dans certains aspects de la production, en particulier dans les domaines des armes à feu et de la navigation en haute mer. La rapacité des puissances européennes dans leur ruée vers l’Afrique ne devrait pas être une source de fierté pour leurs descendants. Rodney décrit de quelle façon elles ont mis sur pied un réseau d’exploitation qui s’étendait au monde entier :
Elles se sont engagées à acheter des tissus de coton en Inde pour les échanger contre des esclaves en Afrique et à extraire de l’or en Amérique centrale et du Sud. Une partie de l’or des Amériques était ensuite utilisée pour acheter des épices et des soies d’Extrême-Orient. Le concept de métropole et de dépendance est automatiquement apparu lorsque certaines parties de l’Afrique ont été prises dans la toile du commerce international.
« Rodney affirme avec force que l’asservissement de l’Afrique par les Européens n’a pas représenté le triomphe d’une civilisation supérieure. »
Le chiffre de dix millions est fréquemment évoqué pour dénombrer les victimes africaines du commerce triangulaire, mais Rodney suggérait que ces chiffres, aussi effroyables qu’ils puissent être, sont largement sous-estimés. Des millions d’autres auraient péri lors des marches forcées de l’intérieur de l’Afrique vers les ports d’esclaves de la côte, et dans les conflits entre les puissances européennes pour le contrôle du commerce. L’impact à long terme sur l’Afrique a été proprement dévastateur ; pour Rodney, celui-ci obscurcit encore le continent jusqu’à ce jour. La population africaine totale n’a augmenté que de 20 millions de personnes entre 1650 et 1900 — au cours de la même période, la population de l’Asie est passée de 257 à 857 millions. La vivacité et le dynamisme économique des civilisations pré-coloniales ont été effacés et remplacés par une dépendance aux monocultures agricoles, qui ont fait de l’Afrique une victime affaiblie de l’appétit insatiable de l’Occident pour les matières premières.
Un héritage amer
Le tollé provoqué par le renversement de la statue d’Edward Colston [marchand d’esclaves britannique du XVIIIe siècle, ndlr] à Bristol l’été dernier1 montre que l’establishment britannique n’a toujours pas accepté la dure réalité de l’empire construit en son nom. Rodney cite l’exemple honteux du Kenya, où 100 000 acres de terres de premier choix ont été cédés à Lord Delamere pour un penny par acre. En réponse à l’idée selon laquelle les empires européens se sont avérés bénéfiques pour l’Afrique, Rodney notait qu’en cinq cents ans de domination coloniale, les Portugais n’ont pas réussi à former un seul médecin africain ! Il notait également que les chemins de fer qui sillonnent le continent n’ont pas été construits pour le confort de la population locale mais pour le transit rapide de marchandises de grande valeur, notamment l’or et les diamants, à l’intérieur et à l’extérieur du continent. Ce retard dans le développement économique et social de l’Afrique ne s’est pas amélioré depuis la mort de Rodney, il y a quarante ans. Une enquête récente dans l’une des régions riches en minerais de la Zambie a révélé que 60 % des enfants qui extraient le cuivre du sol ne savent pas lire.
Le socialisme africain ?
Pendant son séjour en Tanzanie, Rodney a commencé à développer une critique du régime nationaliste qui avait pris le pouvoir en 1963 sous la direction de Julius Nyerere. Le parti au pouvoir, le TANU, gouvernait le pays sous le slogan du socialisme africain, mais les expériences qu’il y a vécues entre 1969 et 1974 ont rendu Rodney de plus en plus sceptique quant à l’authenticité de cette affirmation. Son point de vue s’est remarquablement rapproché de celui que l’on associe à Tony Cliff, le leader trotskyste britannique. Selon ce dernier, les forces de la classe moyenne telles que le TANU avaient accédé au pouvoir dans les pays du Sud via une rhétorique radicale qui mobilisait la résistance de masse au colonialisme, mais qui, dans la réalité, bâtissait une forme de capitalisme d’État bien éloigné de l’idéal socialiste. Tony Cliff a qualifié ce processus de révolution permanente déviée, et les commentaires de Rodney sur la nature superficielle des prétentions de Nyerere à mettre en œuvre le socialisme africain illustrent une vision similaire des soi-disant révolutions du tiers-monde des années 1950 et 1960 :
Mon sentiment est qu’en dépit de toute la rhétorique, le TANU n’a pas été transformé, qu’il reste un parti nationaliste sous le contrôle de la petite bourgeoisie — incapable de fournir la base d’une transformation socialiste soutenue… Il est important de reconnaître qu’il s’inscrit dans le schéma général dont nous avons discuté jusqu’à présent, selon lequel le processus de colonisation s’est terminé par une alliance de classes… Mais au sein de cette alliance, les travailleurs et les paysans n’ont jamais vraiment eu l’hégémonie.
« L’émancipation authentique du prolétariat africain ne se produirait que lorsque les opprimés eux-mêmes prendraient le contrôle de la production. »
Nyerere, comme d’autres dirigeants africains contemporains tels que Kenyatta [président du Kenya dans les années 1960-70, ndlr] et Kaunda [président de la Zambie dans les années 1960-90, ndlr], étaient heureux de défendre du bout des lèvres les principes du panafricanisme car cela donnait à leurs régimes un vernis de radicalité. Sous celui-ci, ils poursuivaient en réalité un programme économique qui ne servait qu’à réintégrer leurs pays respectifs dans les structures du capitalisme mondialisé. Rodney a perçu à juste titre que l’émancipation authentique du prolétariat africain en pleine expansion ne se produirait que lorsque les opprimés eux-mêmes prendraient le contrôle de la production.
Rodney et la Russie
Il y a deux ans, un recueil posthume des écrits de Rodney sur la Révolution russe a été publié. Il rappelle combien Rodney tenait comme extrêmement pertinent l’héritage révolutionnaire de 1917 pour envisager des perspectives de changement réel dans le Sud, de son vivant. La Russie, en cette année historique, ressemblait à bien des États africains d’aujourd’hui, dans la mesure où il y avait une classe ouvrière numériquement faible, entourée d’une masse plus importante de paysans et de petits agriculteurs, mais dotée d’un poids politique énorme. Décrivant le rôle central du prolétariat en 1917, Rodney observe :
Les paysans se sont soulevés contre le statu quo, mais ils n’avaient aucun contrôle sur les organes centraux du pouvoir. Les ouvriers, en revanche, occupaient une position stratégique dans les villes et contrôlaient les transports et les communications, ainsi que les armes.
Comme beaucoup de gens de gauche dans les années 1970 et 1980, Rodney était trop peu critique à l’égard de la façon dont Staline et ses successeurs avaient déformé le programme révolutionnaire original de 1917. Mais certains signes montrent, dans ce travail, que sa foi en l’auto-émancipation des travailleurs l’engageait vers une position plus cohérente à l’endroit de l’URSS :
Elle se comporte à ce point comme un État capitaliste qu’elle réclame à la Chine des territoires autrefois détenus par l’ancien État tsariste, et qu’elle envahit d’autres pays.
Il y a tout lieu de penser que si Rodney n’avait pas été assassiné en 1980, sa trajectoire intellectuelle l’aurait éloigné davantage encore de l’allégeance à l’État stalinien.
Prêt à mourir
L’un de ses collègues en Tanzanie a commenté ainsi l’engagement de Rodney, un engagement de toute une vie qui aura mobilisé toute son intelligence, farouche, dans le but de contribuer à renverser les iniquités de la domination de classe — et ce partout où il allait :
Il avait une sorte de mission… pour laquelle il était prêt à mourir. Se fondre dans son peuple, vivre sa vie, manger sa nourriture, parler sa langue, adopter ses préoccupations. Son engagement était clairement tourné vers la cause des pauvres.
Le prolétariat africain s’est développé de manière exponentielle depuis la mort de Rodney, et les poussées révolutionnaires telles que celles observées ces dernières années au Burkina Faso, au Soudan, en Égypte ainsi que dans d’autres États justifient pleinement son point de vue, selon lequel seul le marxisme est à même d’offrir au continent une issue à des siècles d’exploitation coloniale et néocoloniale.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Sean Ledwith, « Walter Rodney : Marxist, Pan-African, organic intellectual », Counterfire, 23 octobre 2020.
- Lors d’une manifestation antiraciste à Bristol, qui a rassemblé près de dix mille personnes le 7 juin 2020, la statue en bronze d’Edward Colston, érigée en 1895, a été mise à terre par les protestataires à l’aide de cordes. Le maire de la ville a ensuite décidé de ne pas la réinstaller [ndlr].[↩]
REBONDS
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