Xavier Muntz : « Le danger évident, pour la région, c’est le repli communautaire »


Entretien inédit | Ballast

Le réa­li­sa­teur Xavier Muntz, qui avait signé les films Big Brother City, Résistants.com et Total Contrôle, s’est ren­du dans les monts du Sinjar afin de suivre les com­bat­tants kurdes, à la fin de l’an­née 2014, dans leur lutte achar­née contre Daech. Il en a tiré un repor­tage fil­mé : Encerclés par l’État isla­mique. Entretien.


muntz1 Comment est-venue l’i­dée de ce film ?

C’est avant tout un sujet d’actualité. Au mois d’août 2014, lorsque Daech a enva­hi le Sinjar, un pont aérien s’est orga­ni­sé pour ravi­tailler les réfu­giés. Plusieurs équipes de télé­vi­sion ont embar­qué dans les héli­co­ptères. Aucune d’elles n’est des­cen­due des appa­reils. Je me suis dit qu’il fal­lait abso­lu­ment que je puisse mon­ter dans l’un d’eux, et abso­lu­ment que je puisse en des­cendre… Il m’a fal­lu quelques mois avant d’y parvenir.

Le risque d’une balle plus ou moins per­due ou celui d’être fait pri­son­nier, est-ce para­ly­sant lorsque l’on tient une caméra ?

La peur doit tou­jours res­ter pré­sente. C’est votre der­nier gilet pare-balles. C’est une peur qui vous rend plus inci­sif ; elle vous accom­pagne, mais doit res­ter dis­crète. Quand on film, on regarde la réa­li­té à tra­vers le prisme de son écran LCD ; une dis­tance s’installe avec le sujet et son envi­ron­ne­ment. C’est un des dan­gers de tour­ner sur une ligne de front. Il ne faut jamais oublier que la vie, comme la mort, se déroule sur­tout en dehors du cadre.

Et logis­ti­que­ment, cela se passe comment ?

« La peur doit tou­jours res­ter pré­sente. C’est votre der­nier gilet pare-balles. »

L’accès à l’électricité était indis­pen­sable pour rechar­ger les bat­te­ries de ma camé­ra, mon ordi­na­teur et mon télé­phone satel­lite. Les com­bat­tants dis­po­saient de groupes élec­tro­gènes qui ne fonc­tion­naient que quelques heures par jour. Durant ces moments, l’accès aux rares prises élec­triques était très convoi­té. En pre­mières lignes, rien de tout cela. Je devais me bran­cher à l’aide d’un trans­for­ma­teur ou direc­te­ment sur les bat­te­ries des véhi­cules, quand je le pou­vais — ces véhi­cules étaient constam­ment sol­li­ci­tés pour le trans­port d’hommes, d’armement et de munitions.

Vous don­nez à voir la déter­mi­na­tion des combattant.e.s kurdes. « Ce sera la vic­toire ou la vic­toire », dit l’un d’eux. Les pen­siez-vous pos­sibles, les vic­toires kurdes au Sinjar et à Kobané ?

Il existe tou­jours un faux sen­ti­ment de sécu­ri­té, par rap­port aux causes qu’on sou­tient ou qu’on sou­haite voir triom­pher. À Kobané, les lignes de défense, après avoir tenues des semaines, se sont effon­drées en quelques heures. À peine arri­vés dans la ville, après avoir tra­ver­sé clan­des­ti­ne­ment la fron­tière et les lignes de Daech, les YPG [Unités de pro­tec­tion du peuple] m’ordonnaient d’évacuer la ville le jour même. Dans la nuit du 4 ou 5 octobre, les pre­miers élé­ments de recon­nais­sance de Daech étaient déjà ren­trés dans la ville. À la porte de Mursipinar, au centre-nord de la ville, le vent por­tait aux narines l’odeur de poudre des com­bats qui se dérou­laient à quelques rues seule­ment. Les mines fer­mées des res­pon­sables poli­tiques kurdes, contraints eux aus­si d’évacuer, en disaient long sur leur déses­poir – sans qu’aucun d’entre eux ne l’admettent ouver­te­ment. Quand je me suis livré à la police turque, je pen­sais que la ville ne tien­drait que quelques jours. L’intensification des bom­bar­de­ments de la coa­li­tion a réel­le­ment sau­vé Kobané. La dyna­mique de vic­toire et de recon­quête s’est ins­tal­lée à ce moment.

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Sur le Sinjar, la situa­tion deve­nait extrê­me­ment périlleuse, aus­si. L’hiver appro­chait et les réfu­giés coin­cés sur la mon­tagne man­quaient de tout. Daech savait que la contre-offen­sive kurde était immi­nente. Les isla­mistes ten­taient presque quo­ti­dien­ne­ment de bri­ser les lignes des assié­gés pour péné­trer la mon­tagne. Quand le 16 décembre, l’armée ira­kienne a annon­cé que plus aucun héli­co­ptère ne se ren­drait sur le Sinjar, les pre­miers pré­pa­ra­tifs de l’assaut final se met­taient déjà en place. Sans héli­co­ptère pour éva­cuer, la situa­tion deve­nait très dan­ge­reuse : si les Kurdes échouaient, le seul moyen d’échapper à Daech aurait alors été de se fau­fi­ler à tra­vers leurs lignes. Une situa­tion qui était pour­tant beau­coup moins dan­ge­reuse pour moi, bien équi­pé et bien entraî­né, que pour les mil­liers d’enfants affa­més et fri­go­ri­fiés pié­gés sur la montagne.

D’aucuns reprochent que l’on résume la situa­tion à : « gen­tils Kurdes » face à de « méchants islamistes »…

« Les Kurdes, qui sont en majo­ri­té musul­mans, ne recon­naissent pas à Daech cette prise d’otage du Coran. »

Je dirais plu­tôt que les Kurdes se pré­sentent aujourd’hui comme le prin­ci­pal rem­part à un obs­cu­ran­tisme bar­bare et anachronique.

Comment com­pre­nez-vous la capa­ci­té de séduc­tion de Daech, en dépit du nombre de musul­mans qu’ils tuent ?

L’intérêt que peut repré­sen­ter Daech aux yeux de per­sonnes un peu fra­giles, ou en quête d’identité, c’est le ral­lie­ment autour d’une cause sacrée afin de lut­ter contre l’oppression des musul­mans. Pour cer­tains jeunes, c’est une forme de nou­velle guerre d’Espagne. C’est un res­sort de recru­te­ment effi­cace dans les rangs isla­mistes. Les Kurdes, qui sont en majo­ri­té musul­mans, ne recon­naissent pas à Daech cette prise d’otage du Coran. Les uns comme les autres s’accusent de ne pas être musul­mans… Le dan­ger évident, pour la région, c’est le repli com­mu­nau­taire qui est en train de s’opérer actuel­le­ment. Il n’est pas rare d’entendre, dans cer­taines zones de peu­ple­ment qui étaient mixtes avant l’arrivée de Daech, des « Pas d’Arabes, pas de pro­blèmes », voire même des « Pas d’Islam, pas de pro­blèmes ».

Et avez-vous ren­con­tré des Français, dans les rangs kurdes ?

Non. Il en existe un, aujourd’hui, dans les rangs des YPG. Il se bat en Syrie et ne sou­haite pas être iden­ti­fié pour le moment. Je n’ai donc pas le droit d’en parler.

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Le PKK est tou­jours consi­dé­ré comme un mou­ve­ment ter­ro­riste. Ça vous fait réagir ?

Je répon­drais par une phrase qui n’est pas très dif­fi­cile à déco­der : la coa­li­tion inter­na­tio­nale n’a aucun contact offi­ciel avec le PKK… Le PKK est enga­gé depuis 2013 dans un pro­ces­sus de paix avec la Turquie. Aujourd’hui, les accro­chages entre le PKK et l’ar­mée turque sont très limi­tés. Nous ne sommes plus dans le même type d’af­fron­te­ment et il est de toute évi­dence mal­hon­nête, à l’heure qu’il est, de conti­nuer de le qua­li­fier d’or­ga­ni­sa­tion terroriste.

Après Kobané, les Kurdes veulent reprendre Mossoul. Quelles cartes ont-ils en main ?

La reprise de la ville est une prio­ri­té pour le gou­ver­ne­ment ira­kien. Elle l’est d’ailleurs moins pour les Kurdes, même s’ils par­ti­ci­pe­ront à la bataille de Mossoul aux côtés de l’armée Irakienne. Le calen­drier de l’offensive ne cesse, pour l’instant, d’être repoussé.


Toutes les images sont © Xavier Muntz 

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