Entretien inédit pour le site de Ballast
Yannis Stavrakakis est un chercheur en théorie politique contemporaine gréco-britannique — pour l’essentiel, il travaille sur la psychanalyse et le populisme. Il enseigne à l’université Aristote de Thessalonique. Troisième volet de ce dossier consacré au populisme européen, initié par les chercheurs Arthur Borriello et Anton Jäger.
Un élément revient souvent dans les commentaires sur le populisme : le lien supposé entre crises et avènement de mouvements populistes. Quelle est la relation exacte entre la montée du populisme et la « crise économique » ?
À mon sens, il n’existe pas de relation automatique entre le populisme et l’occurrence d’une « crise ». De façon générale, d’ailleurs, les raisonnements causaux automatiques fonctionnent assez mal lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’avènement de mouvements politiques. Par exemple, j’ai réalisé mes travaux doctoraux sur les mouvements écologiques, et la relation entre dégradation environnementale et conscience écologique est loin d’être causale. La relation est même parfois franchement paradoxale. Il existe ainsi des espaces qui sont totalement dévastés écologiquement mais où aucun mouvement n’émerge car les conditions culturelles, politiques et économiques pour une telle émergence sont presque totalement absentes. À l’inverse, il existe des espaces où la dégradation est moins importante mais où on observe un mouvement vert assez fort qui se constitue, comme en Scandinavie ou en Allemagne.
« Il n’existe pas de relation automatique entre le populisme et l’occurrence d’une
crise. »
Pour revenir au populisme — et au cas grec, qui est celui que je connais le mieux —, ce qui me semble absolument décisif comme facteur, c’est l’abdication et la cooptation totale des partis traditionnels dans le circuit autoritaire. Le PASOK en constitue l’exemple le plus explicite. Ces partis ont totalement échoué à proposer un agenda politique alternatif, ou même simplement un discours différent, capable de reconnaître la voix des couches sociales subalternes et d’éviter la destruction sociale accélérée. C’est précisément ce vide qui a créé l’espace pour qu’émergent les Aganaktisménoi, c’est-à-dire les Indignados grecs, les mouvements de retraités et d’étudiants. Ensuite, ces mobilisations ont elles-mêmes conduit une partie de la population à réaliser qu’elle partageait des intérêts communs — le fonctionnaire et son salaire diminué, l’employé d’une firme privée ayant perdu son travail, le retraité ayant perdu ses aides sociales. Dès le moment où ils se mobilisent, ils se rendent compte de cet antagonisme qu’ils partagent : il existe une entité qui nie leur identité, qui annule leurs demandes et leurs besoins. À ce stade, se cristallise déjà un sujet social. Dans le cas espagnol, il existait en parallèle un groupe constitué d’universitaires qui se sont rendu compte que toutes ces mobilisations « horizontales » ne seraient pas durables sans un moment de représentation plus « verticale ». C’est comme cela que Podemos a été fondé, avec pour tâche explicite d’exercer cette représentation.
Le cas de Syriza est légèrement différent. Il s’agit d’un mouvement existant déjà depuis des années, mais qui restait jusqu’alors très modeste sur le plan électoral, et qui est parvenu à absorber toutes ces nouvelles demandes en persuadant le peuple qu’il pouvait exécuter cette tâche de représentation avec succès. De là, l’augmentation spectaculaire des résultats électoraux à partir de 2012, jusqu’à l’accès au gouvernement quelques années plus tard. Il faut aussi remarquer que, dans le cas grec, le souvenir des années Papandreou a évidemment aidé la construction de cette nouvelle coalition. Tsípras a clairement imité cette typologie, ce style politique. Par exemple, même si Papandreou était un bourgeois ouvert, professeur d’économie à Berkeley, il refusait de porter une cravate dans ses apparitions publiques, préférant un col roulé, choix que Tsípras a reproduit. Cette marque de distinction d’avec le circuit politique régulier a évidemment activé une mémoire dans le peuple grec. Pour résumer, l’accumulation de demandes a été récupérée par Syriza qui a répondu au vide représentatif creusé par la crise de 2008, tout en s’appuyant sur une mémoire partagée. Mais rien de tout ça ne répondait à un schéma causal automatique entre l’existence d’une crise et la montée du phénomène populiste.
Même s’il existe désormais un consensus relatif dans les études sur le populisme, la querelle sur la définition persiste. Vous êtes un partisan déclaré de la définition discursive de populisme1, souvent associée au penseur argentin Ernesto Laclau. Cependant, vous vous prononcez généralement pour une approche ouverte, capable de réconcilier les différentes écoles…
La difficulté principale avec la définition laclauienne, c’est qu’elle reste obscure sous bien des aspects et qu’elle présuppose une certaine ontologie, qui décrit le discours comme un fait linguistique et extralinguistique. Dans cette perspective, le discours est le nom générique donné à une multitude de dimensions, symboliques, affectives, matérielles. Mais une fois qu’on accepte ce point de départ ontologique, cette capacité à incorporer toutes les dimensions du phénomène populiste me semble précisément constituer l’un des principaux points forts de la définition laclauienne. Car elle ne fait pas que les incorporer, elle les articule et les unifie : l’un des exemples les plus clairs de cela, c’est sa capacité à saisir la ressemblance entre langage populiste et organisation populiste, à voir leur appartenance à une « logique » partagée, ce qui nous donne un outil très élégant de mise en parallèle des éléments rhétoriques et organisationnels. Cette logique partagée, permettant de reconnaître le populisme dans ses diverses dimensions, est reconnaissable à la présence d’un double critère. Premièrement, la référence au « peuple ». Pour Laclau, n’importe quel signifiant peut servir comme référence populiste valable. Je diverge avec lui sur ce point, car pour moi l’appel au peuple reste indispensable pour l’identification d’une véritable logique populiste. On rentre évidemment dans un labyrinthe linguistique ici, car le « peuple » français n’est pas le « volk » allemand et n’est pas non plus le « laos » grec. Malgré ces différences, l’exclusion est une constante de tout terrain politique : la distribution entre privilégiés et non-privilégiés, dépossédés et possesseurs, est présente dans toute culture politique. Papandreou parlait du petit peuple sans privilèges, alors que Perón préférait le peuple « sans-chemise ». En deuxième lieu, il s’agit d’un discours antagoniste : il avance une représentation dichotomique de l’espace social et défend les demandes de ce peuple contre les responsables de leur insatisfaction. La « polarisation » en tant que telle n’est pas une prérogative populiste — la polarisation est un fait social, et même le discours antipopuliste peut s’engager dans une tactique de polarisation. Mais le fait de polariser autour de ces demandes populaires insatisfaites, par contre, est bien le propre du populisme.
« L’exclusion est une constante de tout terrain politique : la distribution entre privilégiés et non-privilégiés, dépossédés et possesseurs, est présente dans toute culture politique. »
Sur ce point-là, je crois qu’il existe un consensus fondamental entre les différentes écoles théoriques. Même Margaret Canovan, d’abord sceptique vis-à-vis de la définition laclauienne, a finalement accepté les deux critères proposés par Laclau à la fin des années 1970. Les divergences surgissent lorsque se pose la question suivante : faut-il des critères supplémentaires ? On rentre alors dans des débats sur la « moralisation », supposée inhérente au populisme — c’est en tout cas ce qui est postulé dans les approches qui se situent plutôt du côté du libéralisme, qui considèrent que le populisme tend à moraliser les oppositions politiques. Par ailleurs, même si la référence au peuple et l’antagonisme comme éléments centraux sont aussi des pôles essentiels de ces définitions, ces dernières ont tendance à sous-estimer un point fondamental : le peuple n’est pas présupposé comme une catégorie sociale présente a priori. Il n’est pas « préconstitué », mais il est créé, constitué comme une unité par le discours même qui l’interpelle. C’est parce que ce discours populiste existe que tous ces secteurs sociaux arrivent à se rassembler. Sans ces dynamiques de constitution du peuple — et ça me semble le problème central du libéralisme contemporain —, on rentre dans l’abolition de la subjectivité politique. Les forces libérales n’ont pas seulement accepté la politique économique des néolibéraux. Elles ont aussi accepté le point aveugle du néolibéralisme, qui réside dans son antipathie vis-à-vis de la subjectivité politique et sa négation de la collectivité. Si on accepte une vision libérale qui stipule l’irréalité de la collectivité, le moment populiste semblera évidemment plus menaçant.
En quoi consiste alors la relation du populisme avec la démocratie ?
Le premier diagnostic à faire concerne la dynamique de « dé-démocratisation » des sociétés européennes, une forme « d’adieu au demos » qui se passe sous nos yeux. L’un des éléments les plus manifestes de cette dynamique, c’est l’évolution des banques centrales. Dans ma jeunesse les banques centrales étaient contrôlées par le gouvernement ; le poste du président de la banque était en fait l’un des postes les plus réputés pour un gouvernement. À présent, elles appartiennent à un système technocratique avec un agenda totalement flou. C’est l’un des symptômes les plus clairs du déclin du contrôle populaire ; c’est aussi l’un des moteurs les plus flagrants du populisme. Car le populisme, avant toute chose, veut « re-démocratiser ». De ce point de vue, il faut sans doute revoir ce que l’on accepte de regrouper sous l’appellation « populiste », qui est trop souvent utilisée pour identifier des formations autoritaires, nationalistes et faisant peu de cas de l’égalité civique. Mis à part ces mouvements, dans la majorité des cas, le populisme me semble être un stimulant démocratique.
Dans quel sens le populisme pourrait-il jouer ce rôle « re-démocratisant » ? Les libéraux considèrent, eux, le populisme comme une menace existentielle pour la démocratie libérale !
Dans la plupart des cas — et Jan-Werner Müller est l’exemple le plus explicite de cette tendance —, les recherches qui défendent ces positions sont marquées par une forte ignorance des faits sur le terrain. Autrement dit, ils n’ont pas fait le travail ethnographique. Ils refusent d’enquêter sur des mouvements particuliers, ou ils se focalisent sur des cas extrêmes pour généraliser et extrapoler une définition globale. Chez Müller, par exemple, le cas Orbán est présenté comme paradigmatique, c’est le modèle autour duquel il sculpte sa définition. Or, Orbán est surtout un libéral — en tout cas, il a commencé sa carrière comme libéral et n’a rien d’un populiste typique. Mais le vrai problème me semble le manque d’une perspective comparative : ces approches ne tiennent pas compte de l’Amérique latine, de l’Amérique du Nord, ni même des différentes époques historiques où le populisme s’est développé.
« La plupart des mouvements qui opèrent sous la bannière du
populismesont de gauche. »
En lieu et place de cela, ils se focalisent sur des variantes exclusivement contemporaines, et qui présentent le point commun d’être ouvertement droitières et nationalistes. Cette accumulation d’associations douteuses me paraît constituer un danger politique et analytique. Car en stigmatisant le « populisme », cela finit par rejaillir sur le « populaire » au sens large, qui s’en trouve automatiquement disqualifié. Par ailleurs, l’absence d’un cadre comparatif conduit parfois à de véritables énormités. Cela amène par exemple Müller à considérer Orbán comme un populiste, tout en plaidant pour que le terme ne s’applique pas aux inventeurs du mot même, les populistes américains du People’s Party ! C’est comme si on écrivait une histoire du communisme sans mentionner Marx. Il est facile de comprendre pourquoi : pour des auteurs comme Müller, venant d’une tradition libérale « militante », la construction d’un sujet populaire est anathématisée a priori, il leur faut donc bâtir une théorie qui stigmatise ce processus. Difficile, cependant, d’imaginer une perspective plus eurocentrique et anhistorique. En tout cas, cela montre l’urgence de faire une histoire du concept de populisme lui-même, afin de comprendre les mutations de signification que cette histoire a rendues possibles.
Mais qu’en est-il du « populisme de droite » ? Croyez-vous en l’existence d’une telle chose et, si oui, comment peut-on le différencier de la variante de gauche ?
Je crois que le populisme « canonique » est de gauche. Si on étudie l’histoire du phénomène et qu’on fait la généalogie du concept, on voit clairement que la plupart des mouvements qui opèrent sous la bannière du « populisme » sont de gauche. La majorité de ces mouvements étaient égalitaires et antihiérarchiques. À mon sens, il n’existe aucune raison d’associer des mouvements fortement hiérarchiques et anti-égalitaires avec le populisme. La plupart du temps, on parle de mouvements qui sont soit purement et simplement nationalistes, soit qui ne manifestent des éléments populistes que de façon extrêmement secondaire et périphérique par rapport à leur « centre de gravité idéologique ». Pour parler de populisme, il faut que le peuple joue le rôle de « signifiant vide » — au sens où il n’est pas préconstitué et exclusif mais permet justement d’intégrer des groupes divers, et donc d’y inclure les migrants et minorités ethniques, par exemple. Ces groupes ont effectivement été intégrés par Syriza en Grèce, à travers des politiques facilitant la naturalisation des enfants d’immigrés. Dans les cas, en revanche, où l’on trouve un signifiant mythique — la « race » ou la « nation » — attaché au signifiant du « peuple », le caractère vide du signifiant du « peuple » s’en trouve effacé et ne reste qu’une réduction nationaliste et racialiste du peuple, devenu une catégorie rigide. Par exemple, Aube dorée, ce parti néo-nazi grec, est souvent présenté comme « populiste ». Cela me semble tout à fait faux. Si on leur demande leur définition du peuple, ils diront que celui-ci est constitué des personnes de sang grec. On réduit là complètement la subjectivité populaire dans une conception rigidement racialiste. Pour pouvoir parler de populisme authentique, il faut vraiment que ce peuple reste un signifiant vide, une catégorie ouverte. La simple référence au peuple, « en passant », ou comme un objet totalement secondaire par rapport à l’idéologie du mouvement, n’est pas suffisante, sinon pratiquement tout mouvement pourrait être qualifié de populiste aujourd’hui — y compris des mouvements manifestement anti-populistes — tant le signifiant « peuple » fait intégralement partie de la grammaire politique des modernes.
Un critère supplémentaire qui permet de faire la part des choses, c’est l’axe sur lequel est construite la division politique : cet axe opère-t-il d’une façon horizontale ou verticale ? Si l’antagonisme central se manifeste sur un axe dominant opposant le « bas » et le « haut », « l’establishment » contre les « perdants », on peut légitimement parler d’un phénomène populiste. Si l’axe dominant, en revanche, est horizontal et concerne un aspect territorial ou ethnique (avec un élément de « dedans » et « dehors » séparé par des frontières, un vocabulaire distinguant indigènes et immigrés, etc.) on peut raisonnablement mettre en doute le caractère « populiste » de ce mouvement. Évidemment, la difficulté réside dans le fait qu’on ne retrouve jamais ces schémas dans un état « chimiquement pur » ; dans la pratique, on a affaire à des mouvements dans lesquels ces tendances peuvent coexister, et c’est à l’analyste d’évaluer laquelle prévaut.
Les chercheurs sur le populisme semblent souvent choisir un « camp » vis-à-vis du populisme, traduisant un certain engagement politique : pour ou contre. C’est une tendance sans doute encore plus marquée que dans d’autres champs d’étude. Faut-il faire une « anthropologie » du spécialiste du populisme pour la comprendre ?
« Le populisme ne saurait être une fin de l’Histoire ; c’est une stratégie spécifique avec un succès bien contextuel, mais interne à la démocratie. »
Le problème principal est un certain agnosticisme historique qui prévaut dans les études sur le populisme. Les spécialistes du populisme ne s’intéressent pas assez à l’histoire du terme et du phénomène. De ce point de vue, l’histoire du populisme est aussi un exemple important de l’influence parfois néfaste que les chercheurs et académiques peuvent avoir sur l’opinion publique. Le « populisme » fonctionnait comme un terme positif jusqu’aux années 1950. Soudainement, un auteur spécifique — Richard Hofstadter — a développé toute une série de critiques et de stéréotypes encore fortement répandus dans le débat sur le populisme contemporain, et qui fonctionnent aujourd’hui comme des connotations automatiques. Pierre-André Taguieff était le premier à qualifier le Front national de « populiste », une manœuvre favorisée par les journalistes, et que le Front national a accueillie avec plaisir, sachant que l’appellation « populiste » reste, dans tous les cas, bien moins négative que celle de « fasciste » ou de « droite extrême ». Il faut donc faire preuve d’une grande réflexivité, presque d’une « hygiène » politique, car il existe une « double herméneutique », comme le dit Anthony Giddens, entre l’académie et la société, qu’on ne peut faire semblant de ne pas voir. Selon que l’on adopte une approche libérale ou une approche plus favorable au populisme, les effets sur le débat public seront différents. Aujourd’hui, il y a une prépondérance claire des approches libérales dans le monde académique, qui marquent la préférence de l’académie pour ce milieu politique, au détriment des forces populistes. Cela n’est évidemment pas sans effet, en retour, sur le débat public.
Impact durable ou anecdotique sur les systèmes partisans classiques, institutionnalisation rapide des mouvements populistes, clôture d’une parenthèse : de nombreuses lectures sont faites du moment populiste. Comment vous positionnez-vous ?
Toutes ces questions sont d’une actualité brûlante et sont fondamentales. Il est toutefois difficile d’apporter une réponse globale couvrant l’ensemble des expériences politiques incarnées par ces mouvements et partis. À ce stade, je ne peux qu’offrir une piste de réflexion générale à suivre lorsqu’on traite de ces questions. D’une part, le populisme et la représentation politique vont de pair et, de ce point de vue, ce sera toujours un phénomène incontournable. Pour moi on ne sort jamais complètement du « moment populiste », même si son amplitude et son intensité peuvent varier fortement. Évidemment les dix dernières années étaient plus intenses que la décennie précédente sur le plan « populiste ». Mais il y aura toujours des forces prêtes à dénaturer la représentation populaire et d’autres cherchant à la revaloriser — c’est une constante dans l’histoire. Le populisme ne saurait être une fin de l’Histoire ; c’est une stratégie spécifique avec un succès bien contextuel, mais qui est quand même interne à la démocratie. En tout cas, il ne donne pas d’outils valides en tout temps et tout lieu.
D’autre part, je reprendrai ici la réflexion que nous avons élaborée avec mon collègue Giorgos Venizelos, dans un article publié dans Jacobin. Bien sûr, certaines de ces expériences politiques ont alimenté un certain scepticisme à propos de la stratégie populiste de gauche, non seulement en Europe mais aussi en Amérique latine et aux États-Unis. Certains ont rapidement décrété la fin du populisme de gauche. Cependant, ce genre de déclarations trahissent souvent une logique trop linéaire et déterministe, qui ignore la fluidité et la contingence du politique et la réactivation continuelle des cycles d’antagonisme politique. Regardez l’Argentine, où la gauche populiste est revenue au pouvoir après quatre ans d’absence. Le continent latino-américain, de façon plus large, semble faire actuellement l’expérience d’un autre « moment populiste », comme l’indiquent les événements en Bolivie et au Chili, par exemple. La lutte politique implique toujours des cycles de déclin et de réactivation ; pour les analyser, il faut adopter une perspective plus ouverte. L’Europe ne fait pas exception. Cela dit, il faut aussi examiner attentivement la façon dont les structures institutionnelles européennes peuvent faire obstacle à des projets politiques égalitaires. Il faut se souvenir, à ce propos, de ce que disait Marx dans Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. »
En définitive, malgré des débuts encourageants, la vague populiste de gauche de ces dernières années présente un bilan assez mitigé. Comment l’évaluez-vous ?
« C’était très difficile de transcender la surdétermination de l’identité grecque comme intrinsèquement liée à l’euro. »
L’histoire du populisme grec est plus ancienne. Il faut comparer les résultats de Syriza avec ceux du populisme grec des années 1980, lorsque le PASOK de Andréas Papandréou dominait. La conclusion de l’expérience de Syriza, c’est clairement qu’on ne peut pas tout attendre du populisme. Le populisme est une stratégie ou un discours, un type de raisonnement, qui peut aider à signaler une série de demandes ou de griefs et à les exprimer, les revendiquer. Mais on ne peut pas tout attendre de ce type de manœuvres. Dès le moment où le front populiste est créé, les exigences deviennent autres : il faut un programme politique, un environnement favorable pour gouverner, etc. De ce point de vue, les années 1980 étaient bien évidemment très différentes. On venait de sortir d’une dictature (1974) et, plus généralement, d’une longue période de domination de la droite, ce qui peut expliquer la radicalité du premier mandat de Andréas Papandréou.
Plus tard, le PASOK a construit un système clientéliste tout à fait similaire à celui de la droite. Syriza a essayé de casser ce circuit clientéliste et d’exposer le sentiment antidémocratique qui prévaut au niveau européen. Ce que Varoufákis a fait, c’est exprimer des sentiments précédemment considérés privés pour l’Eurogroupe, des sentiments simplement non-discutables. Le fait qu’il ait « publié » ces sentiments, qu’il les ait révélés, a été fortement apprécié par le peuple grec. C’était, en revanche, très difficile de transcender la surdétermination de l’identité grecque comme intrinsèquement liée à l’euro. L’euro y fonctionne comme symbolisation de l’intégration grecque dans la communauté « civilisatrice » de l’UE. Tsípras a bien réalisé ce problème, et c’est pour cette raison qu’il a conservé un vote si élevé même après le referendum. On peut clairement se demander si Syriza conserve son caractère de « mouvement populiste » à partir de ce jour-là, même si son pragmatisme continue dans le gouvernement.
[lire le quatrième et dernier volet]
Photographies de bannière et de vignette : Tatsuya Tanaka
- Ernesto Laclau puise dans la théorie linguistique structuraliste pour définir le populisme. Pour lui, un espace social est un espace discursif (c’est-à-dire relatif au discours). Il faut comprendre le terme de discours non seulement dans le langage mais également en acte (« discours performatif »). C’est la distinction en acte qui permet pour lui d’identifier le populisme, non pas une définition préalable. Le populisme est cette action rationnelle où s’agrège des différences et des équivalences, et créer une identité sociale (« discursive ») dans laquelle se lient des acteurs sociaux (« le peuple »).[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Federico Tarragoni : « Le populisme a une dimension démocratique radicale », novembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Jacques Rancière : « Le peuple est une construction », mai 2017