Semaine « Les identités-frontières de Gloria Anzaldúa »
« Quand j’ai lu I Am Joaquin
, j’ai été surprise de découvrir un livre de poésie écrit en tex-mex1 : un sentiment de joie pure m’a traversée. J’ai eu l’impression que nous existions vraiment en tant que peuple. » Ainsi est racontée la rencontre de Gloria Anzaldúa avec ce poème de Rodolfo « Corky » González, écrit simultanément en anglais et en espagnol. Un poème épique : il fait date dans l’histoire des droits civiques des populations mexicaines-américaines des États-Unis ; un personnage : un champion de boxe ayant abandonné sa carrière pour se faire poète et militer pour l’accès à l’éducation, les droits civiques des travailleurs agricoles pauvres et contre la brutalité policière — aux côtés des syndicalistes César Chavez, Dolorès Huerta et de Martin Luther King. « I am Joaquín / Yo soy Joaquín » est, aujourd’hui encore, considéré comme une œuvre fondatrice de la prise de conscience de l’identité métisse chicana. Cette force collective née dans le sud du pays dans les annes 1960 a galvanisé Gloria Anzaldúa : elle l’accompagna, dès son adolescence, avant de constater le cruel manque de prise en compte des questions liées aux femmes. Pour conclure cette semaine consacrée à l’autrice chicana, nous proposons une traduction complète du poème de Rodolfo González.
Je suis Joaquín,
perdu dans un monde de confusion,
coincé dans le tourbillon de la société gringa,
étourdi par les règles, habitué au mépris,
annihilé, et détruit par la société moderne.
Mes pères ont perdu la bataille économique
et gagné la lutte pour la survie culturelle.
Et maintenant !
Je dois choisir entre l’illusion d’une victoire de l’esprit, malgré la faim,
ou celle d’exister au sein de la névrose sociale de l’Amérique,
l’âme stérile mais l’estomac plein.
Oui, j’ai parcouru une longue route qui ne mène à rien,
traîné contre mon gré par ce géant
monstrueux,
technique
et industriel
nommé Progrès et Réussite par les Anglo2…
Je m’observe. Je regarde mes frères. Je verse des larmes de tristesse.
Je sème des graines de haine.
Je me mets à l’abri dans la routine de l’existence
MON PROPRE PEUPLE
Je suis Cuauhtémoc3, fier et noble, meneur des hommes,
roi d’un empire civilisé au-delà des rêves de Cortés le gachupín4,
qui est aussi mon sang, qui est aussi ma propre image.
Je suis le prince Maya.
Je suis Nezahualcóyotl5, le grand chef des Chichimecas.
Je suis le glaive et la flamme de Cortés le despote
Et je suis l’aigle et le serpent de la civilisation aztèque.
Je possédais la terre aussi loin que portait le regard sous la couronne d’Espagne,
j’ai trimé sur ma Terre, donné mon sang indien et ma sueur indienne pour le maître espagnol
qui gouvernait en tyran sur l’homme, sur les bêtes et sur tout ce qu’il pouvait piétiner
Mais… LE SOL M’APPARTENAIT
J’étais à la fois tyran et esclave.
À mesure que l’Église chrétienne prenait place au nom de Dieu,
pour accaparer et utiliser ma force vierge et ma foi aveugle,
les prêtres, bons et odieux,
ont offert une vérité durable :
métis espagnols et Indiens étaient tous enfants de Dieu.
Et de ces mots grandirent des hommes qui prièrent et combattirent pour leur propre valeur comme êtres humains,
pour ce MOMENT MAGIQUE
de LIBERTÉ.
J’étais une partie du sang et de l’esprit de ce prêtre de village
le courageux Hidalgo6 qui, en l’an 1810,
sonna les cloches de l’indépendance et poussa ce cri éternel
El Grito de Dolores7
Que mueran los gachupines y que viva la Virgen de Guadalupe8…
J’ai condamné celui qui était moi
j’ai excommunié mon sang.
Je l’ai écarté de la chaire pour mener une révolution sanglante pour lui comme pour moi…
Je l’ai tué.
Sa tête, à la fois mienne et celle de tous ceux qui avaient suivi ce chemin,
je l’ai placée sur ce mur de la forteresse en attendant l’indépendance.
Morelos ! Matamoros ! Guerrero ! Tous compañeros par les actes,
SE LEVÈRENT CONTRE CE MUR INFÂME
pour sentir l’entaille brûlante du plomb issu de mes mains.
Je suis mort avec eux… J’ai vécu avec eux…
Dressé face à mon pays libre.
Libre de la férule espagnole en 1821.
Le Mexique était libre ?
La Couronne était partie, des parasites étaient restés,
et gouvernaient, et enseignaient, par les armes et les flammes
et le pouvoir mystique.
Je travaillais, je suais, je saignais, je priais,
et j’attendais dans le silence que la vie recommence.
J’ai combattu et je suis mort pour Don Benito Juárez, gardien de la Constitution.
J’étais lui sur les routes pleines de poussières de ces terres arides,
alors qu’il protégeait ses archives
comme Moïse le fit de ses sacrements.
Lui tenait son Mexique entre ses propres mains
sur le sol misérable et lointain qu’était sa patrie.
Et cet immense petit Zapotèque ne céda pas un ongle
de la terre de son pays,
ni aux rois ni aux monarques ni aux présidents des puissances étrangères.
Je suis Joaquín
J’ai chevauché avec Pancho Villa, grossier et sympathique,
Une tornade au sommet de sa force, nourri et inspiré par la passion et la lumière de son peuple terrestre.
Je suis Emiliano Zapata.
« Cette terre, cette terre est la NÔTRE. »
Les peuples, les montagnes, les ruisseaux
appartiennent aux zapatistes.
Notre vie ou la vôtre comme unique monnaie
en échange de cette douce terre brune
et contre du maïs.
Toute notre récompense,
une croyance devenue Constitution
pour tous ceux qui s’aventurent à vivre libres !
« Cette terre est la nôtre… Père, je te la rends. Mexico doit être libre. »
Je me bats aux côtés de révolutionnaires
contre moi-même.
Je suis de la Garde rurale9, vulgaire et brutale,
je suis l’Indien de la montagne, supérieur à tout.
Le tonnerre de galop, ce sont mes chevaux.
Le crissement des mitraillettes est la mort pour tous ceux qui sont moi :
Yaqui10
Tarahumara11
Chamala12
Zapotèque13
Métis
Espagnol.
J’ai été la révolution sanglante.
Le vainqueur,
le vaincu.
J’ai tué et j’ai été tué.
Je suis les despotes Díaz et Huerta
et l’apôtre de la démocratie, Francisco Madero.
Je suis les femmes fidèles drapées de noir
qui meurent avec moi
ou vivent selon le lieu et l’époque.
Je suis le loyal et humble Juan Diego.
La Virgen de Guadalupe14,
Mais Tonantzin aussi,
déesse aztèque.
J’ai chevauché les montagnes de San Joaquín.
J’ai chevauché l’Est et le Nord jusqu’aux montagnes rocheuses,
et tous les hommes craignaient les pistolets de Joaquín Murrieta15
J’ai tué ces hommes qui ont osé voler ma mine.
Qui ont violé et tué mon amour, mon épouse.
Puis j’ai tué pour rester vivant.
J’ai été Elfego Baca vivant mes neuf vies pleinement.
J’ai été les frères Espinoza de la Vallée de San Luis.
Tous ont été ajoutés au nombre de têtes qui
au nom de la civilisation
ont été mises sur le mur de l’Indépendance,
têtes d’hommes courageux qui sont morts pour une cause ou un principe
bon ou mauvais
Hidalgo ! Zapata !
Murrieta ! Espinozas !
N’en sont que quelques-uns.
Eux se sont risqués
à affronter la force de la tyrannie d’hommes
qui gouvernent avec imposture et hypocrisie.
Ici je me tiens
regard vers le passé,
et maintenant je vois le présent
mais toujours je suis le campesino16
je suis ce politicien gros comme un coyote
moi
toujours le même,
Joaquín,
dans un pays qui a anéanti toute mon histoire,
étouffé toute ma fierté,
dans un pays qui a mis tant de poids d’indignité
sur mon vieux dos accablé.
L’infériorité est le nouveau fardeau…
L’Indien a enduré et endure encore
un vainqueur a émergé,
le métis doit encore émerger,
et le gachupin l’ignorera tout simplement.
Moi-même je me regarde,
je vois une part de moi
qui rejette mon père et ma mère
qui se dissout dans le melting-pot de cette société
pour disparaître dans la honte.
Parfois je vends mon frère
puis je le réclame de nouveau
quand la société me donne un leadership symbolique
au nom-même de la société.
Je suis Joaquín,
qui saigne de nombreuses manières.
Les autels de Moctezuma
J’ai taché de sang
mon dos d’esclave indien
strié de couleur pourpre par les fouets des maîtres
qui ont perdu leur sang si pur quand la révolution les fit payer,
debout contre les murs du châtiment.
La sang s’est déversé hors de moi
dans chaque champ de bataille entre campesino, hacendado, 17
esclave
et maître
et révolution.
J’ai sauté depuis la tour de Chapultepec18
dans la mer de la gloire
le drapeau de ma patrie comme drap mortuaire
avec Los Niños19, dont l’orgueil et le courage
ne pouvaient pas se rendre avec indignité
le drapeau de leur patrie légué aux étrangers… sur leur propre terre.
Maintenant, je me vide de mon sang
dans une cellule nauséabonde
d’une matraque ou d’un pistolet ou de tyrannie.
Je saigne alors que les gants vicieux de la faim
me taillent le visage, les yeux,
Alors que je me débats depuis ces quartiers pourris
jusqu’à la gloire du ring
jusqu’aux lumières de la célébrité
comme des chagrins qui mutilent.
Mon sang coule pur dans les hauteurs glacées des îles d’Alaska,
sur la plage des cadavres éparpillés de Normandie,
Sur la terre étrangère de Corée et maintenant au Vietnam.
Me voici debout,
devant la cour de Justice
coupable pour toute la gloire de ma race
à être condamné à disparaître.
Me voici debout,
pauvre en argent,
arrogant de fierté,
culotté de machisme,
riche de courage
l’esprit et la foi en pleine santé.
Mes genoux sont souillés de boue.
Mes mains calleuses à cause de la houe.
C’est moi qui ai rendu le gringo riche, pourtant l’égalité est seulement un mot
le traité d’Hidalgo20 a été rompu et ça n’est qu’une autre promesse perfide.
Ma terre est perdue et volée,
Ma culture a été violée.
Je rallonge la file devant la porte de l’assistance publique
et je remplis les prisons de crimes.
Voilà les récompenses que cette société accorde
pour les fils des chefs
pour les rois pour les révolutionnaires sanglants,
qui ont donné à quelque étranger
toute leur aptitude et leur ingéniosité
et pavé la route de cervelles et de sang
pour cette horde de réfugiés affamés d’or,
qui ont changé notre langue et volé nos actes
pour en faire leurs propres exploits de bravoure.
Ils ont désapprouvé notre mode de vie
ont pris ce qui leur était utile.
Ils ont ignoré notre art, notre littérature, notre musique
ont laissé ce qui avait réellement de la valeur
et pillé avec gloutonnerie et cupidité
contribuant à leur propre destruction.
Ils ont négligé la fontaine salvatrice
de nature et de fraternité
qu’est Joaquín.
L’art de nos grands hommes,
Diego Rivera,
Siqueiros,
Orozco,
ont fait acte de révolution pour le salut de notre humanité.
La musique mariachi,
le cœur et l’âme du peuple de la terre,
de la vie d’un enfant,
et du bonheur et de l’amour.
Les corridos racontent les histoires de vie et de mort,
les traditions,
les légendes anciennes et nouvelles,
de joie de passion de chagrin des gens — dont je suis.
Je suis dans les yeux d’une femme,
protégés sous leur châle noir
yeux profonds et tristes
qui portent en eux la douleur des fils enterrés ou agonisants.
Morts dans la bataille
ou sur les fils barbelés de la lutte sociale.
Son chapelet, elle prie avec et le tripote sans cesse
comme cette famille qui travaille son rang de betteraves
et travaille, travaille.
Il n’y a pas de fin.
Leurs yeux le miroir
de toute la chaleur et tout l’amour pour moi,
et je suis elle, et elle est moi.
Ensemble nous affrontons la vie
avec peine, courage, joie, foi
et de douces illusions.
Je verse les larmes de l’angoisse
en voyant mes enfants disparaître
derrière le linceul de la médiocrité,
et ne jamais se retourner pour ne pas m’oublier
Je suis Joaquín.
Je dois me battre et gagner la lutte pour mes fils,
et eux doivent savoir qui je suis.
Une part du sang qui coule dans mes veines
n’a pu être vaincu par les Maures21
Je les ai battus au bout de cinq cents ans,
et j’ai enduré.
Une part du sang qui est mienne a œuvré sans relâche
quatre cent années sous le talon du luxe européen.
Et je suis encore ici !
J’ai résisté dans les rudes montagnes de notre pays.
J’ai survécu aux travaux et à l’esclavage des champs.
J’ai existé dans les quartiers de la ville
dans les banlieues de l’intolérance
dans les mines du snobisme social
dans les prisons du découragement
et dans la porcherie de l’exploitation
et dans la chaleur féroce de la haine raciale
et maintenant sonne la trompette,
la musique du peuple attise la révolution.
Comme un géant endormi qui doucement lève la tête
au son des patrouilles des clameurs de voix
sous la pression des mariachis
sous les explosions ardentes de tequila et l’odeur du poivron vert et les yeux bruns d’espoir d’une vie meilleure.
Et sur toutes les terres fertiles,
toutes les plaines arides,
les villages de montagne,
les villes enfumées,
nous commençons à MARCHER.
La raza22 !
Méjicano !
Español !
Latino !
Chicano !
Ou peu importe comment je m’appelle,
je suis pareil
je ressens pareil
je pleure et je chante pareil.
Je suis mon peuple en bloc
et je refuse d’être absorbé.
Je suis Joaquín.
Les inégalités sont grandes mais mon esprit est déterminé,
ma foi impénétrable,
mon sang pur.
Je suis le prince aztèque et le Christ chrétien
JE DEMEURERAI !
Traduit, de l’espagnol, par Jean Ganesh, Zenia Gemi et Maya Mihindou, pour Ballast.
Illustrations : Maya Mihindou | Ballast
- Langue mêlant anglais du Texas et espagnol mexicain parlée dans le Sud des Etats-Unis.[↩]
- C’est ainsi que les étasuniens d’origine mexicaine désignent les représentant·es de la culture blanche étasunienne.[↩]
- Dernier souverain du XVIe siècle de l’ancienne Mexica (ancienne capitale de l’empire Aztèque.), il incarne la résistance contre les Espagnols et leurs grands alliés les Tlaxcaltèques durant le siège de Tenochtitlan.[↩]
- Qui pourrait se traduire par : Cortés l’espagnol — gachupín est un mot désignant ces espagnols qui contrôlaient le commerce dans les colonies d’Amérique.[↩]
- Dirigeant du XVe siècle du peuple acolhua.[↩]
- Prêtre insurgé considéré au Mexique comme le père de la Patrie.[↩]
- Le cri des douleurs.[↩]
- « Que meurent les gachupines et que vive la Vierge de Guadalupe… »[↩]
- Force de sécurité militaire ayant épaulé le président Porfirio Díaz jusqu’à la Révolution mexicaine de 1910.[↩]
- Populations jouxtant l’actuel Nord du Mexique et Sud des Etats-Unis, connus pour n’avoir jamais accepté la conquête de la couronne d’Espagne.[↩]
- Peuple du Nord du Mexique.[↩]
- Canton de l’État mexicain du Chiapas réclamant, encore aujourd’hui, son autonomie.[↩]
- Peuple et langue de la région de Oaxaca.[↩]
- Figure du catholicisme en Amérique latine.[↩]
- Murrieta, personnage semi légendaire, défendait les mineurs latino-américains contre ceux qui s’accaparaient les mines pendant la ruée vers l’or, en Californie. Il symbolise la lutte contre la domination culturelle des Anglo-américains.[↩]
- Paysan[↩]
- Paysan, propriétaire[↩]
- La bataille de Chapultepec s’est déroulée en septembre 1847 durant la guerre étatsuno-mexicaine.[↩]
- Jeunes garçons âgés de 10 à 19 ans morts au combat lors de la bataille de Chapultepec, en 1847.[↩]
- Mettant fin à la guerre américano-mexicaine, le Mexique est contraint de céder une partie de ses terres.[↩]
- L’auteur évoque ici la période de conquête de populations d’Afrique du Nord dans le Sud de l’Espagne à partir du VIIIe siècle jusqu’au XVe siècle.[↩]
- La Raza Cósmica (La Race cosmique) est un essai paru en 1925, écrit par le philosophe mexicain et homme politique José Vasconcelos. ll y exprime l’idée d’une future « cinquième race » sur le continent américain.[↩]
REBONDS
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