Entretien inédit pour le site de Ballast
Les effets de la consommation de viande sur la santé et l’environnement sont bien connus : l’élevage est l’une des premières causes du réchauffement climatique1 et le GIEC le martèle : il n’est pas de futur viable sans réduction drastique de la production carnée et laitière. Parallèlement, la lutte contre l’exploitation animale se renforce chaque mois un peu plus, par-delà les importantes divergences stratégiques qui la fractionnent — entre courants réformistes et illégalistes. S’il est aisé de cerner les contours de cette lutte, il s’avère plus difficile d’imaginer l’après : à quoi ressembleraient nos sociétés une fois ladite exploitation abolie ? Les philosophes canadiens Sue Donaldson et Will Kymlicka ont tenté d’y répondre avec le désormais classique Zoopolis — Une théorie politique des droits des animaux : ils proposent d’accorder un ensemble de droits différenciés aux animaux selon trois catégories : une forme de citoyenneté pour les animaux domestiques, la souveraineté pour les animaux sauvages sur leurs territoires, un statut de résident pour les animaux liminaires2. Nous les avons interrogés sur cette « zoopolitique ».
« Le mouvement de défense des animaux est dans l’impasse » sont les premiers mots de votre ouvrage. Sept ans après, tirez-vous le même constat ?
Oui. Nous ferions la même analyse. Nous avons été agréablement surpris par l’accroissement rapide du véganisme, qui est véritablement « mainstream » dans certains pays. Il y a donc eu des changements significatifs au niveau des choix individuels des consommateurs, grâce, surtout, à la mobilisation autour de la cause animale. Mais au niveau des lois et des politiques publiques — qui forment notre objectif principal —, nous ne constatons pas de changement profond. Les économies occidentales reposent encore largement sur l’exploitation des animaux. Il n’y a pas eu de tentative sérieuse des gouvernements pour repenser le « complexe animalier-industriel », bien que les coûts sanitaires, environnementaux et la souffrance animale soient chaque jour plus évidents. L’expansion de l’élevage figure encore parmi leurs objectifs affichés et les organisations internationales soutiennent encore la diffusion de cet élevage intensif dans les pays en développement. Les modèles de développement dans le monde entier continuent de détruire les habitats des animaux sauvages et accroissent l’extinction des espèces. Les campagnes pour la cause animale dont l’objectif était de changer ces politiques d’État ont largement échoué : elle se sont montrées inefficaces dans le combat contre les structures de base de l’oppression et de l’exploitation animale, qui continue à croître et à s’intensifier.
Appliquer vos propositions nécessiterait un changement législatif profond. Vous affirmiez pourtant dans un entretien3 que « la loi, elle, est toujours à la traîne ». Comment avancer, alors ?
« Les campagnes pour la cause animale dont l’objectif était de changer ces politiques d’État ont largement échoué : elle se sont montrées inefficaces. »
Il y a ici deux problèmes différents. L’un est que la loi est en retard sur l’opinion publique pour ce qui est de l’amélioration des normes de bien-être animal : la plupart des sondages montrent que la majorité veut une plus forte protection du bien-être animal que celle qui existe actuellement. C’est particulièrement frappant dans notre pays, au Canada, où le gouffre entre l’opinion publique et les normes juridiques est considérable. Mais même si nous réglions cette question, cela ne réglerait pas le problème plus profond que nos sociétés et nos économies sont construites sur l’exploitation des animaux. Et ce n’est pas — ou pas seulement — une question légale. Il s’agit fondamentalement d’un manque d’imagination : la plupart des citoyens ne peuvent pas imaginer un monde dans lequel notre nourriture, nos habits, la recherche et les divertissements ne se fassent pas sur le dos des animaux. On doit montrer aux gens que nous pouvons nous nourrir et nous habiller sans faire de mal aux animaux, et en même temps montrer que nous pouvons avoir d’importantes relations avec les animaux qui n’impliquent pas leur exploitation. Le mouvement des droits des animaux a très bien mis en évidence le fait que le statu quo nuit aux animaux, mais nous devons faire mieux en imaginant l’avenir et en le partageant avec le grand public.
Sans ce changement culturel plus large, le changement juridique est peu susceptible de conduire à une transformation. La reconnaissance par l’Union européenne des animaux en tant qu’êtres sentients est un bon exemple. Puisque, les gens ne peuvent imaginer un monde qui ne dépende pas de l’exploitation animale, la reconnaissance des animaux comme êtres sentients est simplement devenue une vitrine derrière laquelle tout continue comme avant. Cela sert à maintenir les idéologies existantes de l’« utilisation humaine » des animaux, plutôt que d’amener les gens à remettre en question ces idéologies. Que se passerait-il si quelque chose conduisait à un changement culturel véritablement transformateur ? Pour être francs, nous ne sommes pas particulièrement optimistes. Les réalités du changement climatique exigent clairement que nous abandonnions ou réduisions radicalement l’élevage, mais à ce jour les indicateurs laissent à penser que peu de gens sont prêts à reconnaître ces réalités. Cela suggère qu’en tant que société, nous sommes dépendants de l’exploitation animale, à tel point qu’elle est imperméable aux arguments rationnels. D’un autre côté, les tendances concernant le véganisme sont encourageantes, et il y a des projets enthousiasmants qui explorent de nouveaux types de relations inter-espèces. Donc à côté de notre profonde dépendance à l’exploitation animale, nous voyons aussi une immense soif de trouver de nouvelles façons d’interagir avec les animaux. Nous n’avons pas de formule magique pour résoudre le premier problème, mais nous espérons que notre propre travail peut aider à nourrir ce dernier.
Certaines voix avancent que les processus de domestication ont aussi bénéficié aux animaux, ce que vous qualifiez de mythe. Pourquoi est-ce faux ?
Le processus historique de domestication est fondamentalement celui d’une instrumentalisation des animaux. Même si l’on reconnaît que les animaux ont activement pris part à ce processus, l’intention (et l’action effective) des humains sont allées dans le sens d’une réclusion, d’une violence et d’une manipulation de la reproduction sélective des animaux toujours plus grandes, de manière à les rendre plus utiles pour nous. Dans de nombreux cas, cela implique de sélectionner pour l’élevage des caractéristiques nocives pour les animaux eux-mêmes — c’est le cas des poulets à griller qui grandissent si vite qu’ils ne peuvent pas tenir sur leurs propres pattes. Mais même quand la reproduction sélective ne cause pas de dommages physiques, elle est liée à une idéologie humaine suprémaciste de l’usage : la domestication est fondée sur l’idée que les animaux sont une caste qui existe pour nous servir, et qui peut être modelée pour nous servir mieux. Il n’y a rien de mutuel ou de réciproque : personne ne pense que les humains devraient être élevés sélectivement pour mieux servir les animaux. La domestication a donc été un pilier central de toute l’infrastructure de l’oppression animale. Par exemple, la désignation des animaux comme des « propriétés » dans la loi est liée à la domestication. La reproduction sélective, le statut de propriété et l’instrumentalisation sont des dimensions intimement liées de la domestication, et elles sont toutes oppressives pour les animaux.
Votre conception des droits des animaux est « une extension logique de la doctrine des droits de l’homme », dites-vous. Quel est donc votre rapport à la philosophie humaniste ?
« La domestication est fondée sur l’idée que les animaux sont une caste qui existe pour nous servir, et qui peut être modelée pour nous servir mieux. »
Il y a un débat intéressant aujourd’hui parmi les humanistes sur la manière de comprendre le fondement des droits humains. Par le passé, les droits humains étaient souvent défendus comme une façon de respecter la rationalité et l’autonomie humaine — nous pourrions appeler cela « l’humanisme rationaliste ». Mais depuis les années 1980, beaucoup de gens dans le mouvement pour les droits humains ont contesté cette vision pour proposer ce qui est fréquemment appelé « l’humanisme corporel ». Dans cette perspective, la raison pour laquelle les humains ont besoin de droits n’est ni notre rationalité ni notre autonomie, c’est plutôt notre vulnérabilité corporelle, c’est-à-dire le fait que nous sommes des êtres incarnés avec des besoins physiques et sociaux qui exigent des types particuliers de relations sociales. L’extension des droits humains aux personnes ayant des déficiences cognitives ou aux enfants est difficile à défendre en termes d’humanisme rationaliste. En termes d’humanisme corporel, cela prend tout son sens. Selon nous, le tournant vers cet humanisme permet de montrer pourquoi les droits humains et les droits des animaux vont de pair. Si la base des droits humains est la vulnérabilité corporelle, alors les animaux partagent évidemment cette caractéristique.
Fonder les droits sur une vulnérabilité partagée nous aide, qui plus est, à expliciter la signification de la liste des droits humains. Selon l’humanisme rationaliste, les droits humains doivent sans cesse œuvrer à nous séparer du reste des animaux ; ils doivent par conséquent se concentrer sur les caractéristiques qui nous distinguent des animaux. Mais en réalité, le régime des droits humains se concentre surtout sur la protection des besoins et des intérêts que nous partageons avec d’autres animaux. L’humanisme rationaliste n’a jamais été en mesure de particulièrement bien défendre ces droits humains-là. Cet humanisme n’est donc pas seulement médiocre pour les droits des animaux, c’est aussi une mauvaise défense des droits humains. L’humanisme corporel, en revanche, offre une défense plus complète des droits humains et invite simultanément à leur extension aux autres animaux. Cependant, la transition de l’humanisme rationaliste au corporel n’est certainement pas complète, et elle est sujette à des contestations et des contrecoups dans la communauté des droits humains. Un des points de discorde tient, justement, dans le fait que l’humanisme corporel n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi les droits ne sont pas étendus aux animaux. Certaines théories des droits humains et leurs promoteurs s’accrochent à l’humanisme rationaliste non pas parce qu’il offre une exposition convaincante des droits humains, mais simplement parce qu’il donne une bonne raison pour ne pas inclure les animaux. Ce type d’exceptionnalisme humain et de suprémacisme est profondément ancré dans certains milieux de défense des droits humains. Sur le long terme, nous espérons, et nous nous attendons à ce que l’humanisme corporel devienne l’approche dominante pour les droits humains. Si c’est le cas, les perspectives d’alliances avec les droits des animaux vont croître.
Selon vous, l’approche par la citoyenneté serait la plus à même de nouer des alliances politiques, à la fois avec des écologistes soucieux de préserver les écosystèmes (qui ne se préoccupent pas du sort individuel des bêtes) et avec les « amis des animaux » (qui se soucient d’un certain bien-être animal sans remettre en cause leur exploitation). Une théorie morale doit-elle en partie être guidée par la stratégie ?
En tant que philosophes politiques, les arguments moraux doivent être d’abord et avant tout testés sur la solidité rationnelle de leurs prémisses et de leurs conclusions, plutôt que sur leur valeur stratégique. Quand nous embrassons le modèle citoyenniste, c’est avant tout parce que nous considérons qu’il permet de saisir les exigences réelles de justice dans notre relation avec les animaux domestiqués. Nous l’adopterions même s’il y avait moins de possibilités d’alliances. Ceci dit, quand nous avons écrit Zoopolis, nous avons été frappés par le fait que les théories existantes des droits animaux avaient lamentablement échoué à obtenir un soutien, même parmi les écologistes et les « amis des animaux », dont on pourrait penser qu’ils sont des alliés naturels de la cause animale. Nous avons donc beaucoup réfléchi pour comprendre si les écologistes et les amis des animaux avaient saisi certains pans de la justice que les théories standards des droits des animaux auraient ratés. C’est précisément ce à quoi nous sommes arrivés : les écologistes avaient raison quand ils disaient que la théorie traditionnelle des droits des animaux avait négligé une large variété de torts que nous infligeons aux animaux sauvages. Et les « amis des animaux » avaient raison quand ils disaient que cette théorie laissait de côté certaines valeurs importantes des relations humains/animaux. Nous avons donc incorporé ces torts et ces valeurs dans notre théorie, non pas comme une concession pour parvenir à des alliances, mais parce que nous les avons reconnues comme de véritables considérations morales. Bien entendu, les militants et les praticiens sur le terrain doivent souvent adapter les théories — dont la nôtre — pour établir des alliances locales sur des questions particulières. Nous ne sommes pas des puristes quand il s’agit de militantisme. Mais, en tant que chercheurs, notre but lorsque nous avons écrit le livre était de tenter d’identifier au mieux ce que la justice exige réellement.
Donner la citoyenneté aux animaux domestiques, considérés comme membres de nos sociétés, repose sur trois piliers : la résidence (les animaux sont chez eux), l’intégration (prise en compte de leurs intérêts) et l’agentivité (participation à l’élaboration de règles coopératives). Ce que font les sanctuaires — qui recueillent des animaux abandonnés, sauvés d’abattoirs ou de laboratoires — est-il une mise en œuvre de ces principes ?
« Quand nous embrassons le modèle citoyenniste, c’est parce qu’il permet de saisir les exigences réelles de justice dans notre relation avec les animaux domestiqués. »
La plupart des sanctuaires pour animaux font du sauvetage d’urgence et ne fonctionnent pas comme des modèles de société inter-espèces. Dans les horribles conditions actuelles de l’exploitation animale, ils arrivent à sauver des centaines d’individus, à subvenir à leurs besoins essentiels, et dans une certaine mesure à assurer leur sécurité de résidence. C’est une entreprise extrêmement utile, et les personnes (principalement des femmes) qui s’engagent dans les sanctuaires accomplissent des miracles dans des circonstances difficiles. Cependant, beaucoup d’entre eux affirment assez clairement que leur objectif est de dépasser cela. Ils considèrent leur travail comme un moindre mal dans un monde en guerre avec les animaux. Leur but est de mettre fin à la guerre, pas de travailler en détail sur la façon dont une société inter-espèces équitable pourrait fonctionner. Bien que les intérêts des animaux soient sans aucun doute pris en compte dans la plupart des sanctuaires, ces intérêts sont régulièrement dépassés par les exigences de la guerre.
Par exemple, de nombreux sanctuaires ont pour objectif d’éduquer le public aux horreurs de l’élevage, et organisent donc des visites guidées et des programmes pour les visiteurs. La gestion de ces programmes a de nombreuses implications sur la structure d’un sanctuaire et sur la vie des animaux — où et comment ils vivent, leurs routines quotidiennes, comment ils se côtoient —, des choix qui ne sont pas faits dans l’intérêt des animaux résidents, mais dans ceux de l’éducation au public et la collecte de fonds. Imaginez si vous viviez dans une communauté qui n’était pas faite pour répondre à vos besoins mais pour permettre un flux constant de visiteurs qui veulent vous voir, prendre des photos de vous, faire du yoga avec vous, ou organiser leur mariage dans votre maison. Les animaux des sanctuaires ne sont pas consultés ni inclus dans l’élaboration des règles coopératives, et leurs intérêts, bien que pris en compte dans une certaine mesure (en particulier concernant le bien-être de base), sont dépassés par la priorité donnée au plaidoyer et à la collecte de fond. Il y a cependant quelques sanctuaires avec une philosophie différente, ayant pour but d’explorer différents modèles de sociétés inter-espèces. Nous les appelons parfois des « communautés intentionnelles », distinctes des sanctuaires traditionnels, puisqu’elles ne visent pas seulement à fournir un refuge sûr, mais aussi à explorer de nouvelles façons de vivre ensemble. Nous créons actuellement un projet de recherche pour apprendre de ces sociétés inter-espèces intentionnelles, qui s’engagent à créer une relation qui se rapproche beaucoup plus de la co-citoyenneté.
L’utilisation de produits d’origine animale ne relèverait pas obligatoirement de l’exploitation : selon vous, la principale cause faisant passer de l’une à l’autre est la commercialisation. Une utilisation de ces produits dans une zoopolitique respectant le statut et les droits des animaux resterait donc une pratique marginale ?
Oui. Tout comme l’utilisation de produits d’origine humaine est assez marginale, et soumise à un examen accru. Quand nous laissons nos cheveux coupés au salon de coiffure, cela ne semble pas problématique si quelqu’un décide de les collecter pour en faire des perruques, du rembourrage de matelas, ou des nids d’oisillons. De la même façon, si nos eaux-usées sont réutilisés comme engrais, cela apparaît comme une utilisation bénigne des produits du corps humain. Quand il s’agit d’ovules, de sperme, de sang, de lait maternel ou de cellules souches, nous exigeons habituellement un examen plus approfondi. De nombreuses personnes ne sont à l’aise avec l’utilisation ou le don de ces « produits » qu’à la condition qu’il y ait un consentement éclairé, et uniquement s’il n’y a pas d’incitations financières. Pour les autres animaux, nous pourrions donc opérer une distinction similaire entre les produits de leurs corps qu’ils perdent automatiquement et abandonnent (poils, excréments), et ceux qui ne peuvent être récupérés que par une ingérence sur leurs corps, nécessitant coopération et consentement (par exemple pour obtenir du lait ou du sperme). De nombreux théoriciens travaillent sur la question du consentement animal, et sur le fait de savoir si nous pouvons créer (ou devrions même essayer de créer) les conditions dans lesquelles les animaux pourraient consentir et coopérer, dans un processus de don de leur lait, œufs ou laine inutiles et non souhaités. Des questions connexes émergent quant à savoir si les animaux peuvent consentir à certaines formes de travail. Ce sont des problèmes complexes, que nous ne pouvons régler qu’en fournissant aux animaux des moyens significatifs pour participer, contester et contrôler la nature de leurs relations avec nous.
« Rien ne nous permet de savoir si les animaux domestiques souhaiteront toujours former une communauté mixte avec nous », énoncez-vous. Est-ce à dire qu’élargir la notion de citoyenneté aux animaux domestiques relève d’une forme de pari ?
En parlant des imaginaires politiques d’un avenir meilleur, Kathi Weeks a prévenu que nous ne devrions pas essayer « d’en savoir trop, trop tôt ». C’est un bon conseil. La pensée utopique classique a souvent une nature statique et oppressive parce qu’elle est trop prescriptive, cela impose un modèle plutôt que d’inviter les gens à construire ensemble une vision de l’avenir. Si nous prenons au sérieux la citoyenneté des animaux domestiques, cela signifie que l’avenir ne dépend pas uniquement des humains. L’avenir est quelque chose que nous co-écrirons avec les animaux domestiques. Et cela inclut la question même de savoir si ils veulent rester avec nous dans une société mixte. Les humains et les animaux domestiques partagent la capacité remarquable de sociabilité inter-espèces — avoir des relations sociales entre les espèces — et nous pensons que cette capacité rend entièrement possible de nouvelles formes d’épanouissement, et peut énormément contribuer à la qualité de vie de tous les membres de la société, humains ou animaux. Donc, si les animaux domestiques ont le pouvoir de façonner les règles de notre société mixte, nous espérons et nous nous attendons à ce que nombre d’entre eux choisissent de vivre et de travailler avec nous. Mais comme vous dites, c’est un pari, et cela nécessitera beaucoup de travail de notre part pour gagner la confiance des animaux domestiques afin d’explorer ce futur ensemble. Et si certains d’entre eux trouvent qu’en fin de compte les contraintes pour vivre avec nous dans une société mixte sont intolérables, qu’ils partent peu à peu et retournent dans la nature, c’est tout aussi acceptable. Le but est de savoir quels types de relations, le cas échéant, les animaux domestiques veulent en réalité avoir avec nous.
Reconnaître la souveraineté d’une communauté d’animaux sauvages ne signifie pas avoir le droit de la gouverner. Mais cela n’implique pas non plus une absence d’interactions. Ainsi, on irait dans leurs territoires en tant que visiteurs. Cela pose la question des frontières : doit-on imaginer de nouvelles délimitations entre notre communauté et celle des animaux sauvages ?
« Nous sommes au cœur d’un déclin dévastateur et d’une extinction des populations d’animaux sauvages. Nous devons fixer des limites à l’expansion des activités humaines pour mettre un terme à ce désastre. »
Nous sommes au cœur d’un déclin dévastateur et d’une extinction des populations d’animaux sauvages. Nous devons fixer des limites à l’expansion des activités humaines pour mettre un terme à ce désastre, et cela signifie sans aucun doute des frontières, des régulations, et des limites à la croissance de la population mondiale. E.O. Wilson a proposé que nous réservions simplement la moitié du monde pour la faune sauvage, où les installations humaines et l’activité seraient considérablement limitées. Ce n’est pas aussi simple que de tracer une ligne sur une carte. Les humains partageront toujours la terre et les ressources avec d’autres animaux, et nous devons donc trouver des façons de vivre bien plus soutenables, pas simplement nous enlever de l’équation. Mais l’idée que les humains pourraient se retirer d’une grande partie de la terre n’est pas folle. Il y a des façons assez évidentes de le faire. Les économies capitalistes reposent sur des cycles de croissance perpétuelle de la production et de la consommation qui dépassent largement nos besoins, tout en entrainant la destruction des animaux et de leurs mondes. Nous n’avons pas besoin de vivre de cette façon. L’exemple le plus frappant est peut-être l’explosion de l’élevage lors du siècle dernier, avec ses coûts éthiques et environnementaux dévastateurs. Nous devons inverser cette tendance. En adoptant une alimentation végétale, nous pourrions toujours nourrir les humains, tout en libérant d’immenses zones de culture et de pâturage pour les remettre à l’état de nature. Cela assurerait un espace pour les animaux sauvages, créerait des forêts pour atténuer le changement climatique, tout en mettant fin au violent assujettissement des animaux d’élevage. Les problèmes et les solutions sont étroitement liés.
Vous établissez un parallèle : la souveraineté des animaux sauvages serait comparable à celle des peuples humains (où chaque peuple est souverain ou devrait pouvoir l’être). Mais il existe de nombreux peuples, avec des formes de souveraineté et des intérêts différents. Pourquoi considérer « les animaux sauvages » comme un seul ensemble homogène ?
En fait, l’une des raisons pour lesquelles nous faisons appel à l’idée de souveraineté, c’est précisément parce qu’elle permet une hétérogénéité. Il n’est pas nécessaire que tous les animaux sauvages partagent un même mode de vie, ou que tous les animaux sauvages d’un habitat particulier vivent en harmonie. Nous reconnaissons pleinement que différents groupes d’animaux sauvages ont une grande variété d’intérêts distincts et souvent concurrents. L’objectif de la souveraineté, consiste cependant à attirer l’attention sur certains types de menaces. La souveraineté offre une protection contre des menaces particulières envers l’intérêt collectif. Certaines sont des protections négatives — contre l’invasion, l’asservissement, le vol de ressources par des personnes extérieures. La plupart des animaux sauvages ont intérêt à être protégés de l’expansion humaine et de la destruction écologique. Donc même si différents types de communautés animales pourraient partager une région écologique, et que nombre de leurs intérêts soient divergents, leurs intérêts se recoupent néanmoins fortement dans cet aspect essentiel.
La souveraineté défend aussi des intérêts plus positifs, comme les droits collectifs à l’autodétermination. Toutes les communautés d’animaux sauvages n’ont pas un intérêt à l’autodétermination collective, mais il y en a beaucoup — les éléphants, les hyènes, les loups, les baleines et d’innombrables autres — qui forment des sociétés très complexes engagées dans des prises de décisions collectives. Ces animaux devraient être reconnus comme disposant de droits souverains à l’autodétermination, les protégeant de la colonisation et de la « gestion » par les humains. Ces animaux partagent des habitats avec d’autres qui pourraient ne pas avoir le même intérêt à l’autodétermination, et pourraient même bénéficier d’une « gestion » par les humains qui s’engagent à prendre leurs intérêts au sérieux. En pratique cependant, il semble peu probable que les humains puissent intervenir dans la vie des rats des champs ou des salamandres sans perturber les écosystèmes dont dépendent les animaux autodéterminés. Notre argument concernant la souveraineté des animaux sauvages est donc destiné à mettre l’accent sur deux revendications clés : premièrement les animaux sauvages ont le droit à la terre, aux ressources et aux écosystèmes dont ils ont besoin pour vivre. C’est un intérêt qu’ils partagent tous — malgré l’infinie variété d’animaux sauvages et de leurs intérêts —, et qui est mieux pris en compte en réservant des territoires où les humains ne sont pas souverains. Deuxièmement, de nombreux animaux sauvages ont un intérêt collectif à l’autodétermination : cela doit contraindre certaines décisions concernant l’intervention humaine ou la gestion de leurs communautés.
Si les mouvements animalistes parlent beaucoup des animaux domestiques, et dans une certaine mesure des animaux sauvages, ils semblent moins bavards sur les animaux liminaires [pigeons, rats, renards, chauve-souris, etc., ndlr], qui sont d’ailleurs les moins protégés juridiquement et moralement…
« Ce changement de perspective en est à ses balbutiements, mais les urbanistes, les architectes, les paysagistes et les gestionnaires de la faune reconnaissent peu à peu que nous habitons des communautés multi-espèces. »
Les animaux liminaires passent à travers les mailles du filet parce qu’ils ne rentrent pas parfaitement dans les discours écologiques traditionnels et dans ceux des droits des animaux. Beaucoup d’écologistes se sont concentrés sur la préservation du « caractère sauvage » des animaux sauvages, de sorte que les animaux liminaires sont déjà compromis — ils sont vus comme inauthentiques ou souillés, ou simplement inintéressant en raison de leur contact et de leur adaptation avec les humains et leurs habitats. En revanche, de nombreux théoriciens des droits des animaux se sont penchés sur le cas des animaux domestiques, car ce sont les animaux que nous dominons, oppressons et tuons le plus, et qui ont le plus besoin de « libération » du contrôle humain. Donc les écologistes veulent préserver les animaux « sauvages » de l’influence humaine, et les théoriciens des droits des animaux veulent libérer les animaux domestiques du contrôle humain. Aucune de ces perspectives ne laisse de place au fait que de nombreux animaux non domestiques nous cherchent. Les animaux sont aussi des agents, et parfois ils sont attirés par les humains et les environnements humains pour les opportunités qu’ils y trouvent. Le statut juridique et politique de tels animaux liminaires est très précaire, en partie parce qu’ils ne sont pas suffisamment « sauvages » pour être protégés par les lois environnementales, et ne sont pas assez contrôlés pour être protégés par les lois sur la façon dont les humains devraient régir les animaux qu’ils utilisent. Cependant, il y a une prise de conscience croissante de l’importance des animaux liminaires. Les champs de la géographie animale, de l’ethnographie multi-espèces et le tournant politique dans la théorie des droits des animaux ont tous commencé à se concentrer sur les relations humain/animal dans les « zones de contact ». Et il est de plus en plus reconnu que non seulement les interactions humain/animal sont inévitables et croissantes, mais qu’au rythme où nous allons, seuls les animaux capables de s’adapter aux humains sont susceptibles de survivre. Il est indispensable de participer à l’éthique et à la gouvernance de nos relations avec ces animaux liminaires.
Vous remarquez que ces animaux liminaires sont rendus visibles quand ils nous causent des problèmes (par leur nombre ou leur comportement). Peut-on imaginer, dans l’avenir, que les rats ou les pigeons ne soient plus considérés comme des « nuisibles » mais des résidents de nos communautés ?
Nous voyons déjà du changement. Les politiques de gestion de la faune évoluent vers des stratégies de coexistence comme alternative à la violence et à l’éradication. Il y a aussi une prise de conscience croissante que la protection des animaux et de leurs écosystèmes ne consiste pas seulement à conserver des terres sauvages « là-bas », mais à créer et à protéger des espaces pour les animaux dans nos bâtiments, jardins, quartiers et villes. Ce changement de perspective en est à ses balbutiements, mais les urbanistes, les architectes, les paysagistes et les gestionnaires de la faune reconnaissent peu à peu que nous habitons des communautés multi-espèces, et que cela demande une conception et des politiques plus tolérantes, inclusives et créatives. Le terme « zoopolis » avait d’ailleurs été inventé par Jennifer Wolch pour désigner précisément cette prise de conscience croissante de l’importance des animaux liminaires dans la ville.
Traduit de l’anglais par Jean Ganesh et Léonard Perrin
Photo de bannière : Martin Stranka
Photo de vignette : Angela Kaja Ferro
- L’ONU l’expliquait déjà en 2006. Voir également http://www.fao.org/docrep/018/i3437e/i3437e.pdf.[↩]
- Animaux non domestiqués mais vivants parmi nous.[↩]
- Voir Will Kymlicka : « Nos pratiques impliquent une souffrance animale immense pour un bénéfice humain négligeable », Libération, 7 juillet 2017.[↩]
REBONDS
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