Semaine « Résistances afro-américaines » — Texte inédit | Ballast
L’écrivaine et anthropologue Zora Neale Hurston, disparue en 1960, fut l’une des figures de la Renaissance de Harlem, mouvement afro-américain — à la fois littéraire, musical et artistique — né dans l’entre-deux-guerres. Longtemps oubliée, peu traduite en français, « féministe avant la lettre1 », la chercheure Kaoutar Harchi brosse ici le portrait d’une femme qui, sa vie durant, aura lutté contre l’illégitimité artistique et intellectuelle.
« On prend la plume lorsqu’on l’exige de vous et on écrit comme on vous l’ordonne. »
Zora Neale Hurston
« Tout comme la roche froide et apparemment sans vie, j’ai enfoui en moi des souvenirs issus des matériaux qui m’ont moulée. Temps et Lieu ont leur mot à dire. Il vous faudra donc apprendre d’où je viens, de quel endroit, de quelle époque, pour que vous puissiez interpréter les incidents de ma vie et la direction qu’elle a prise2 ». Ces mots couchés sur le papier au tournant des années 1940, réclamant toute notre attention, sont ceux de Zora Neale Hurston. Une femme africaine qui fit de l’écriture l’outil de documentation de sa propre vie et, à travers celle-ci, de l’histoire de son pays : les États-Unis. Longtemps ignorée, plus longtemps encore méconnue, reconnue sur le tard, Zora Neale Hurston est de ces figures pionnières qui auront, sans le savoir ni peut-être même le vouloir, indiqué le chemin de la lutte pour l’autonomie à des générations de femmes noires. « Frapper droit avec un bâton tordu », leur dira-t-elle !
« Zora Neale Hurston est de ces figures pionnières qui auront, sans le savoir ni peut-être même le vouloir, indiqué le chemin de la lutte pour l’autonomie à des générations de femmes noires. »
Affirmant avoir vu le jour en 1901 dans « une ville noire […], Eatonville en Floride » — alors qu’en vérité, elle est née en 1891, à Notasulga, dans l’Alabama3 et ce n’est que plus tard qu’elle et sa famille s’installeront dans ladite ville — Zora Neale est la fille de Lucy-Ann Potts et John Hurston. Si la première encourageait ses huit enfants à « bondir vers le soleil », le second, au contraire, leur expliquait qu’il valait mieux « ne pas se montrer trop sûr de soi quand on était noir ».
Zora Neale, peut-être plus que n’importe quel autre enfant, a été prise au piège de ces contradictions : « Il [son père] menaçait sans cesse de me briser, même s’il devait me tuer au passage. Ma mère s’interposait à chaque fois. Elle me savait effrontée et prompte à la réplique, mais elle ne voulait pas briser mon ardorité
, de peur de me voir devenir une doucereuse poupée de son. Papa se mettait dans tous ses états quand elle parlait comme ça. […] Il me prédisait une fin sinistre. Les Blancs n’accepteraient jamais cela ; je serais pendue avant d’être grande. » Ce sentiment d’être singulière ne quittera plus Zora Neale. « Corbeau dans le nid du pigeon », des heures durant, repliée au cœur d’une nature sauvage adulée, elle lit les ouvrages que des femmes blanches lui offrent : Les Robinson suisses, Les Voyages de Gulliver, Le Livre de la jungle, Le Lévithique… Expériences troublantes qui clivent davantage encore le rapport de Zora Neale au monde qui l’entoure : « Mon âme visitait les dieux mais mon corps restait au village […]. Le ragoût de bœuf, le lard frit et le gruau du matin ne pouvaient se comparer à l’ambroisie du Valhalla. » Et de se demander, alors, « Pourquoi moi ? Pourquoi ? »
Suite au décès de sa mère et au remariage de son père, Zora Neale fut inscrite dans une école de Jacksonville. Un jour, les frais de scolarité cessèrent d’être payés, alors « On [lui] fit récurer les marches de l’escalier tous les samedis, on [l’]envoya nettoyer la réserve et aider comme [elle] le pouvait à la cuisine après les heures de classe. » Dès lors, pour étudier, Zora Neale ne cessera de courir après l’argent. Et cela jusqu’au jour où, faisant la connaissance de Mae Miller, fille d’un éminent professeur de Howard University, elle fut encouragée à s’y inscrire. C’est la famille Miller qui hébergerait, nourrirait et aiderait Zora Neale à s’acquitter des droits de scolarité. Étudier dans « cette majestueuse université, […] clé de voûte des établissements d’éducation noirs », a été pour la jeune femme d’Eatonville la voie d’accès aux cercles élitistes qu’étaient la société Zeta Phi Beta ainsi que le groupe littéraire du Stylet. Elle y rencontra Charles S. Johnson, directeur de la National Urban League4 qui, soucieux de faire découvrir de nouvelles écritures, commanda des textes à Zora Neale. Elle lui envoya alors deux nouvelles : « Drenched in light » et « Spunk », que Johnson publia en décembre 1924, dans le magazine Opportunity.
« L’aspiration à une revalorisation de l’héritage culturel africain associé à la revendication d’une appartenance pleine et entière à la nation américaine ont trouvé en la revue Fire !! un support supplémentaire d’expression et de diffusion. »
Se dessinent là, en creux, les contours du mouvement artistique de la Renaissance de Harlem qui, appuyé sur les travaux fondateurs des écrivains et écrivaines Booker T. Washington, W. E. B. Du Bois, Jessie Redmon Fausset, Alain Locke et Nella Larsen, a transformé durant l’entre-deux-guerres le ghetto new-yorkais en « The Mecca of the New Negro
», un espace intellectuel expérimental où la condition des hommes et des femmes noir.e.s fut pensée tant à travers la musique, la peinture, la danse, la mode que la poésie, la littérature… L’aspiration collective à une revalorisation de l’héritage culturel africain, associée à la revendication d’une appartenance pleine et entière à la nation américaine, ont trouvé en la revue Fire !! — dont Zora Neale fut la cofondatrice — un support supplémentaire d’expression et de diffusion. Contrainte de quitter la Howard University, à nouveau en raison de difficultés financières, Zora Neale, soutenue par la famille Johnson, intégra Barnard, université féminine affiliée à Columbia University, à l’automne 1925. Elle y fut la première étudiante noire : « Je n’ai pas d’horribles histoires de discrimination raciale à conter sur cet établissement », se souvient la jeune femme. Et c’est dans cette même université, suite à l’écriture d’un essai, qu’elle fit la connaissance des anthropologues Ruth Benedict et Franz Boas, « le roi des rois ». Grâce à l’intervention de « Papa Frantz », Zora Neale obtint une bourse de recherche et fut envoyée, en 1928, dans le sud des États-Unis afin de documenter le folklore noir. « Plus tard, écrit-elle, alors que j’étais déjà sur le terrain, on m’invita à devenir membre de la Société américaine d’ethnologie puis de la Société américaine d’anthropologie. » Rappelant alors les propos de Booker T. Washington qui invitait à juger un homme — ou une femme ! — non aux hauteurs atteintes mais aux profondeurs dont elle avait émergé, Zora Neale ajouta que « de tels honneurs étaient importants à ses yeux. […] La petite fille d’Eatonville en avait fait, du chemin… »
Une vie d’anthropologue, voilà ce qu’embrasse Zora Neale à l’aube des années 1930 : « Pardonnez-moi, mais ne connaîtriez-vous pas quelques contes ou chansons populaires ?
Ces hommes et ces femmes qui suaient des trésors folkloriques par tous les pores de la peau me regardaient en secouant la tête. Non, ils n’avaient jamais entendu parler de ça dans le coin. […] Je me présentais à Papa Frantz et pleurai des larmes de sel. Il me passa un savon, mais j’appris plus tard qu’il n’était pas aussi déçu qu’il me l’avait fait croire. » L’épreuve marquante du terrain et le profond sentiment d’échec qui l’accompagna furent dépassés par Zora Neale avec l’aide, notamment financière, de « Marraine », une richissime mécène investie et investissant dans le mouvement de la Renaissance de Harlem. Ainsi la jeune femme put à nouveau repartir sur le terrain. Et cela dura plusieurs années. L’entêtement de Zora Neale la conduisit alors vers la Nouvelle-Orléans, où elle explora les cérémonies du hoodoo, expression du vaudou américain : « Pendant trois jours et trois nuits, je restai allongée, nue, sur un divan, le nombril contre une peau de crotale spécialement préparée et dédiée à cette cérémonie. […] On me fit une entaille au doigt et je devins le frère de sang du crotale. » Puis Zora Neale fut invitée à rencontrer le Diable, en pleine nuit, au détour d’une rue, pour pactiser avec lui. Elle partit à la recherche d’un squelette de chat noir perdu en plein marécage. Elle dansa aussi au rythme de la musique « des Noirs des Bahamas »…
En 1932, de retour à New York, Zora Neale travailla avec acharnement à replacer les matériaux recueillis dans le cadre d’une vaste réflexion sur le folklore noir américain. Réflexion qui fut exposée au théâtre John Golden, devant nombre de scientifiques. Et Zora Neale d’atteindre l’horizon visé : « Montrer la beauté et le charme du folklore authentiquement noir sans qu’on ait besoin de le mettre à la sauce de Broadway » ! En 1939, Zora Neale regroupa ses recherches, y ajoutant celles conduites dans les Antilles britanniques et en Haiti, dans l’ouvrage Voodoo Gods — An inquiry into native myths and magic in Jamaica and Haiti. Plus tard, l’anthropologue, poursuivant ses recherches, fit la rencontre à Mobile, en Alabama, de Cudjo Lewis, alors âgé de 90 ans, et qui faisait partie du « dernier chargement d’esclaves entré aux États-Unis [en 1859] et seul Noir encore en vie ». Un long échange s’engagea : « Il me raconta avec force détails la situation qui, en Afrique, avait fait de lui un esclave. Trouvant très profitable le commerce de bétail humain, le puissant royaume du Dahomey avait abandonné l’agriculture, la chasse et le reste, pour capturer de quoi remplir les baraquements sur la plage de Dmydah et vendre son cheptel aux esclavagistes venus d’au-delà de l’océan. […] Un détail me frappa au cours de mes trois mois d’entretiens avec Cudjo Lewis. Les Blancs avaient maintenu les miens en esclavage sur le sol américain. Ils nous avaient achetés et nous avaient exploités. Mais le fait inéluctable qui me restait en travers du gosier était le suivant : les Blancs m’avaient achetée, oui, mais c’étaient les miens qui m’avaient vendue. De quoi tordre le cou au folklore de ma jeunesse selon lequel les Blancs s’étaient rendus en Afrique, avaient agité un mouchoir rouge sous les yeux des autochtones, les avaient attirés à bord et embarqués. » Et de conclure : « Je sais que c’est l’argent de la civilisation qui a attisé la cupidité africaine. »
« Jusqu’au plus profond de l’écriture de Zora Neale Hurston la violence sociale demeure tue, dissimulée entre les lignes. »
Si Zora Neale voulut poursuivre ses travaux, la Grande Dépression, peu à peu, la freina, amoindrissant le nombre et le montant des bourses obtenues. Alors, Zora Neale rentra à Eatonville et reprit l’écriture de nouvelles. L’une d’elles, titrée « Le demi-dollard doré », fut publiée dans le magazine Story en août 1935. Après quoi, Zora Neale, soupçonnant les rédacteurs en chef du magazine d’avoir plaidé sa cause auprès de leurs amis éditeurs, fut contactée par l’un d’eux qui lui commanda un roman. « Je lui répondis que j’étais en train d’écrire un roman. Je vous signale que j’en avais pas encore pondu le premier mot », avouera l’écrivaine. Quelques mois plus tard, ledit roman fut achevé mais, à nouveau, l’argent vint à manquer. Et c’est grâce à une proche connaissance que Zora Neale put payer — deux dollars — l’envoi du manuscrit. Dans l’expectative de la réponse de l’éditeur, elle entreprit de se produire en concert, sur la sollicitation de la chambre de commerce des Séminoles. « J’avais accepté avec joie, car ma propriétaire me pressait de lui payer le loyer des mois écoulés. Je lui devais dix-huit dollars. Je comptais en recevoir vingt-cinq ce jour-là. […] Mais les choses devaient se passer autrement. À 8 heures, le 16 octobre, ma logeuse me demanda de quitter les lieux. » Le 17 octobre au petit matin, la remise du chèque de la chambre de commerce permit à l’écrivaine de reprendre le dessus. Quelques jours plus tard, l’éditeur Linppicott accepta le manuscrit de Jonah’s Gourd Vine, proposant à l’auteure deux cent dollars, ce qui fera écrire à Zora Neale : « Je crois que je ne ressentirai jamais une joie plus grande que celle que m’a procurée ce bout de papier bleu. Vous souvenez-vous du jour où vous avez découvert votre premier poil pubien ? Eh bien c’était encore mieux. »
Arrêtons-nous là un instant. Sur cette note qui se veut d’humour. Peut-être est-elle vraie. Peut-être est-elle fausse. Jusqu’à présent, nous avons suivi avec rigueur une grande partie de l’histoire de vie de Zora Neale Hurston, telle qu’elle-même l’a reconstruite dans son récit autobiographique Dust track on the road, publié aux États-Unis en 1942 et traduit en français, en 1999, sous le titre Des Pas dans la poussière. Pourtant, si c’est bien ainsi que cette histoire se donne à lire, elle se donne à comprendre quelque peu différemment. En effet, nous pouvons légitimement ressentir quelque étonnement. Et nous demander, dans ce récit, où sont le racisme, le sexisme, le classisme. Où est l’Amérique noire en lutte contre l’Amérique blanche ? Où est l’Histoire ? Jusqu’au plus profond de l’écriture de Zora Neale Hurston — l’écriture, donc, qui nous est parvenue et à partir de laquelle il nous faut bien travailler —, la violence sociale demeure tue, dissimulée entre les lignes. Combien, alors, de lignes manquantes ? Et quelles lignes ? Car, comme le souligne à juste titre Françoise Brodsky, la traductrice française de Zora Neale Hurston, « celle-ci se présente avec une fausse naïveté sous les traits d’une petite fille pauvre mais intelligente, poussée par un besoin impérieux de réussite et que le racisme n’a guère touchée ». Et, d’un coup, on se souvient de cette phrase : « Je n’ai pas d’horribles histoires de discrimination raciale à conter sur cet établissement [de Barnard] »… Et on ne sait plus. Ou on ne sait que trop bien.
En 1999, Des Pas dans la poussière a été traduit par les éditions de l’Aube à partir, non de l’édition incomplète de 1942, mais bien de celle, intégrale, de 1995 — « intégrale » car un appendice de 53 pages a été ajouté en fin d’ouvrage. Qu’est-ce à dire ? Quiconque, aujourd’hui, ouvrirait Des Pas dans la poussière découvrait, page 199, le chapitre XII, intitulé « Mon peuple ! Mon peuple ! », et lirait ces premières lignes : « Mon peuple ! Mon peuple !
Dès les premiers balancements de mon berceau, j’ai entendu ce cri monter aux lèvres des miens. Il s’échappe pour exprimer la pitié, le mépris et une résignation exaspérée. Il est suscité par ce qu’une certaine catégorie de gens de couleur pense des faits et gestes d’une autre branche de la fraternité noire. Ainsi, les Noirs bien élevés gémissent lorsqu’ils montent dans un train ou un bus et y aperçoivent leurs congénères déchaussés, se bourrant de poisson frit, de bananes et de cacahuètes et jetant les déchets par terre. Et ces gens-là ne se contentent pas seulement de manger et de boire. Les coupables radiodiffusent
largement, sans rien cacher de leur vie intime, et cela, d’une voix qui englobe le wagon tout entier. Le Noir bien habillé se ratatine sur son siège, secoue la tête et soupire : Mon peuple ! Mon peuple !
»
« Et pourtant, comment ne pas croire qu’au cœur même de la version complétée n’ont pas subsisté des scènes réécrites, des douleurs minimisées, des trahisons camouflées ? »
Et de continuer de parcourir l’ouvrage, jusqu’à la page 263. Et découvrirait la fameuse mention « Appendice », suivie de : « XVII. Mon peuple ! Mon peuple !
». Et lire ces premières lignes : « Mon peuple ! Mon peuple !
En cet instant même, des nations entières gémissent cette phrase en soupirant et en secouant la tête. Des milliers et des millions de gens la prononcent aux quatre coins du globe. Les disparités géographiques ou de langue ne produisent que des sons différents. Le sentiment reste le même. Et pourtant, pour mon peuple, c’est une lamentation secrète et sacrée. Non que cette expression ne s’entende que rarement. On en use au contraire avec une grande liberté. C’est son interprétation qui est difficile. Des centaines de non-Noirs l’ont entendue très souvent, mais seuls ceux qui sont devenus nos amis, comme Carl Van Vechten, comprennent ce qu’elle veut dire. Quelle que soit la définition choisie — cri, soupir, lamentation, sourire grimaçant ou grimace souriante —, Mon peuple ! Mon peuple !
jaillit de nos lèvres lorsque nous apercevons un spectacle qui nous plonge dans l’affliction. »
L’écart qui séparerait ne serait-ce que les premières lignes du chapitre XVII — version originale — du chapitre XII — version réécrite — n’est certes pas des plus flagrants mais tout de même sensible. Plus précisément, il s’agirait d’un écart d’ordre interprétatif car, si le chapitre original interroge l’expression « Mon peuple ! Mon peuple ! », traquant alors méthodiquement ce que serait un peuple non reconnaissable à sa couleur de peau, le chapitre XII de sa réécriture, lui, semblerait affirmer que « rien n’oblige à considérer un groupe racial comme un tout ». Et Zora Neale Hurston d’affirmer : « J’appris qu’on ne juge pas les gens à leur couleur. Et les clichés raciaux perdirent toute signification. Je commençai à me moquer de tous ceux, Noirs ou Blancs, qui se croyaient bénis d’appartenir à leur race. Ce n’était pas une malédiction d’être noir, ou un atout d’être blanc. » Au regard de ces quelques éléments qui mériteraient amplement d’être approfondis, nous pouvons, certes, faire l’hypothèse que Des Pas dans la poussière est la version la plus fidèlement proche de ce que Zora Neale Hurston, son existence durant, a vécu. Et pourtant, comment ne pas croire qu’au cœur même de la version complétée n’ont pas subsisté des scènes réécrites, des douleurs minimisées, des trahisons camouflées ? En somme, comment mesurer, bien au-delà du texte rajouté, le procès de polissage du tranchant des épreuves sociales ? Procès de polissage produit par les conditions symboliques et matérielles de l’écriture elle-même : la pression des éditeurs, la manipulation des mécènes, les exigences des présidents de fondations, « tous blancs », écrit Françoise Brodsky. C’est là qu’une autre histoire apparaît, narrée par d’autres voix et, paradoxalement, c’est peut-être à travers elles que nous pouvons espérer entendre celle de Zora Neale Hurston.
Alice Walker, née en 1944 à Eatonton en Géorgie, est une auteure dont le travail d’écriture a porté sur la revalorisation des luttes des femmes noires américaines contre les dominations raciste et patriarcale. Au tournant des années 1960, Alice Walker s’est engagée dans le mouvement pour les droits civiques. En août 1973, autant touchée qu’intriguée par l’œuvre de Zora Neale Hurston, l’auteure activiste décida de se rendre à Eatonville, accompagnée de l’étudiante Charlotte Hunt, à la recherche de plus amples informations sur la vie et la mort de l’auteure. Arrivée à la hauteur d’Eatonville City Hall, Walker aperçut une femme et l’interpella : « I’m Miss Hurston’s niece5. » Un mensonge nécessaire, dira-t-elle plus tard. La femme affirma connaître Zora Neale, certes, mais préféra diriger Walker vers une certaine Mathilda Moseley. En suivant le chemin indiqué, les deux femmes se retrouvèrent face à une petite maison blanche à la porte de laquelle elles frappèrent, indiquant alors le motif de leur visite. « Yes, I knew Zora Neale », dit Mathilda Moseley. Et Alice Walker de surenchérir : « You know, Mrs. Moseley, I saw your name in one of Zora Neale’s books » ; ce à quoi la vieille dame répondit : « You did ? » De là, les trois femmes échangèrent longuement. Alice Walker finit par demander à Mathilda Moseley pourquoi, au cimetière d’Eatonville, aucune tombe ne portait le nom de Zora Neale Hurston. « She was buried down in south Florida somewhere », répondit Mme Moseley.
« Dans le fouillis d’une nature qui avait repris tous ses droits, Alice Walker et Charlotte Hunt retrouvèrent une tombe nue. Anonyme. »
Alice Walker et Charlotte Hunt poursuivirent leur enquête encore quelque temps jusqu’à faire la connaissance de Sarah Peek Patterson, directrice du Lee-Peek Mortuary de Fort-Pierce, qui prit en charge l’enterrement de Zora Neale, en 1960. Sarah Peek Patterson apprit aux deux jeunes femmes que Zora Neale était, d’une part, morte de malnutrition6 et, d’autre part, enterrée non loin de Garden of the Heavenly Rest. Les jeunes femmes se rendirent alors sur le lieu indiqué. Dans le fouillis d’une nature qui avait repris tous ses droits, Alice Walker et Charlotte Hunt retrouvèrent une tombe nue. Anonyme. La tombe de Zora Neale Hurston. Celles et ceux qui, aujourd’hui, passeraient non loin du cimetière sauvage de Fort-Pierce, qui parviendraient à percer du regard l’épaisseur des herbes folles, verraient alors, dressée, une pierre tombale sur laquelle ils liraient, tel que l’ont voulu Alice Walker et Charlotte Hunt :
« ZOHRA NEALE HURSTON
A GENIUS OF THE SOUTH
NOVELIST FOLKLORIST
ANTHROPOLOGIST
1901 – 1960 »
Le récit de cette enquête, à la fois féministe et spirituelle, fut publié par Alice Walker en mars 1975 dans Ms. Magazine sous le titre « Looking for Zora » et a été repris, huit années plus tard, dans le recueil In search of our Mothers’ Gardens — Womanist Prose. Depuis, Zora Neale Hurston, entrant dans la vie et la pensée d’Alice Walker, a été découverte par nombre de jeunes militantes africaines-américaines. Parmi elles, Toni Morrison et Zadie Smith, qui ont à leur tour relu l’œuvre de Zora Neale Hurston, reconnaissant la centralité qui, aujourd’hui, est la sienne.
Photographie de bannière : Hansel Mieth, New Orleans, 1944
- Françoise Brodsky, « La traduction du vernaculaire noir : l’exemple de Zora Neale Hurston », 1996.[↩]
- Zora Neal Hurston, Des Pas dans la poussière (1942), La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1999. Toutes les citations à venir, non sourcées, sont extraites de cet ouvrage.[↩]
- Relativement à la naissance de Zora Neale Hurston, nous faisons le choix, ici, de reprendre les informations indiquées par elle-même dans nombre d’écrits. Pourtant, nous savons aujourd’hui que les informations faussées relatives à l’année et au lieu de naissance de Zora Neale Hurston ne sont pas dépourvues de significations. En effet, Eatonville porte le nom de Josiah C. Eaton, un homme blanc qui fit le choix de concéder ses nombreuses terres à des hommes noirs afin que ces derniers puissent s’y établir. Ce qui fera écrire à Hurston : « Les fondateurs étaient tous des hommes qui avaient risqué leur vie et leur fortune pour que les Noirs puissent être libres. » Ainsi, faisons l’hypothèse que Hurston a aimé croire et faire croire qu’elle vit le jour là où eut lieu « la première expérience de l’autogestion ».[↩]
- La National Urban League est une organisation new-yorkaise, fondée le 11 octobre 1910 suite au phénomène historique de la Grande migration qui vit plus d’un million d’hommes et de femmes noir.e.s quitter le Sud pour le Midwest, le Nord et l’Ouest américains. L’association œuvrait pour l’amélioration des conditions de vie des Africains-Américains au moyen des techniques d’empowerment. Elle joua un rôle important dans le mouvement pour les droits civiques. Pour plus d’informations, se référer à l’ouvrage de Nancy J. Weiss, The National Urban League, 1910–1940, New York, Oxford University Press, 1974.[↩]
- Alice Walker, « Looking for Zora », Ms. Magazine, 1975, p. 10. Ainsi que les quatre extraits suivants.[↩]
- Cela sera, quelque temps plus tard, démenti, Zora Neale étant morte d’un accident vasculaire cérébral.[↩]
REBONDS
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